17/04/2020 investigaction.net  11 min #172500

Amazon sévit contre les travailleurs rebelles alors que le premier décès lié au Covid-19 est signalé

Entretien : un travailleur d'Amazon en lutte contre le milliardaire Bezos

17 Avr 2020

Article de :  Ted Kelly

Chris Smalls est un ancien employé d'Amazon qui a été licencié pour avoir organisé le 30 mars un débrayage sur le site JFK8 d'Amazon à Staten Island, dans l'État de New York. Les patrons refusaient de fermer l'installation malgré la présence de cas confirmées de COVID-19 parmi les travailleurs. A la suite du licenciement injuste de Smalls, une note de service interne émanant de dirigeants d'Amazone a filtré et révélé l'intention de l'entreprise milliardaire de lancer une campagne de dénigrement raciste contre lui. Smalls s'est entretenu le 5 avril par téléphone avec Ted Kelly du Workers World's.

Workers World : Pouvez-vous nous raconter les événements qui ont conduit au débrayage du 30 mars ?

Chris Smalls : Amazon n'était pas préparée pour cette pandémie, c'est ça le vrai problème. Au début du mois cela a commencé par des rumeurs : "Quelqu'un est malade du virus." "Quelqu'un a été testé positif." Ce n'étaient que rumeurs, rumeurs, rumeurs. Mais dans toute rumeur il y a une part de vérité. Je ne joue pas à ce jeu quand il s'agit de santé, de vie et de mort. J'en ai donc fait part au département des ressources humaines, en précisant : "J'ai entendu dire que vous avez envoyé plusieurs dirigeants à Seattle il y a quelques semaines. J'ai aussi entendu dire que l'un d'entre eux était revenu et avait prématurément quitté l'entreprise car il était malade. Cela m'a alerté."

Seattle était l'épicentre à un moment donné. Je ne dis pas qu'ils ont rapporté le virus et qu'ils étaient les patients zéro ici, mais on veut toujours anticiper.

Mes sens sont exacerbés désormais. Je vois mes collègues tomber malades. Je vois les gens qui travaillent avec moi appeler le médecin plus souvent. Cela me fait peur. J'ai donc commencé à prendre des jours de congé.

J'en ai pris tant que je n'avais rien d'autre à faire que de regarder les nouvelles. Je me suis mis à étudier [la situation]. Je suivais la pandémie à la TV et je voyais les chiffres augmenter de jour en jour. Je voyais la pandémie se rapprocher de New York. Je pensais: "Nous travaillons dans une zone densément peuplée; il est possible que ce virus soit dans mon bâtiment. Nous avons toutes les semaines 5000 employés qui y entrent et qui en sortent, venus des quatre coins de la grande région de New York.

Voilà ce qui avait transpiré avant que le premier cas soit confirmé, avant que je retourne au travail le mardi [24 mars]. J'avais besoin d'argent pour payer mon loyer le 1er avril. J'avais déjà épuisé toutes les options : heures non payées, congés payés, vacances. J'avais aussi utilisé tout l'argent de mon épargne retraite. Je devais donc retourner travailler.

Ce matin-là j'ai rencontré une collègue qui avait l'air fort mal en point. Elle avait les yeux injectés de sang et semblait épuisée. Elle m'a dit qu'elle était malade et qu'elle était allée se faire dépister. Je lui ai dit :"Tu dois rentrer chez toi. Tu ne peux pas rester ici. Rentre."Elle est rentrée chez elle.

Deux heures plus tard nous avons eu une réunion des responsables au cours de laquelle j'ai appris que nous avions enregistré notre premier cas, celui de quelqu'un qui avait été testé positif mais n'avait pas été présent dans le bâtiment depuis quelques semaines, que le site de Queens [d'Amazon] avait été fermé, que tout était en train d'être désinfecté et que tout le monde avait été payé juste une semaine plus tôt. Je m'attendais à ce que nous fassions exactement la même chose. Je me trompais lourdement.

Tout continuait comme avant. Ils disaient :"N'en parlez pas aux collègues. Nous ne voulons pas créer de panique."C'était la dernière fois que je travaillais pour Amazon.

Derek Palmer - avec qui je faisais le trajet quotidien en voiture pour aller au travail-et moi avons commencé à travailler en coulisses. J'ai envoyé des courriels au CDC, au Ministère de la santé, au Département d'État, au bureau du gouverneur. J'ai tout fait. J'ai contacté tous les médias possibles. Ils m'ont simplement envoyé promener. Et je me disais :"Je ne peux pas me contenter de rester de nouveau à la maison pendant un nombre de jours indéterminé et laisser les gens tomber malades.".

Ils disent que j'ai violé de nombreuses règles ? Non, c'est eux qui l'ont fait ! Leur politique est bancale. Elle permet aux gens de venir travailler malades parce qu'on n'est pas payé au titre de la quarantaine confirmée avant d'avoir reçu les documents du médecin. Ma collègue de travail a été testée positive le lendemain, mercredi [25 mars]. Heureusement, je suis revenu travailler le jeudi et je l'ai renvoyée chez elle. Imaginez si je ne l'avais pas fait ! Elle aurait évolué parmi nous pendant une dizaine d'heures supplémentaires. Elle aurait été là toute la semaine, déjà exposée à une centaine de personnes.

Je suis venu dans le bâtiment tous les jours sans exception, y compris en dehors des heures de travail, j'y suis resté assis huit heures par jour. Nous avons incité tous les jours dix personnes à se rendre dans le bureau des ressources humaines pour faire part de leur inquiétude.

Dès que ma collègue m'a envoyé un texto m'annonçant qu'elle avait été testée positive, j'ai couru au bureau pour leur dire :"J'ai été exposé moi-même et tous mes employés aussi. Vous avez un énorme département dans lequel tout le monde a été exposé. Vous devez fermer ce bâtiment, immédiatement."

Ils ont invoqué une foule d'excuses. Ils ont dit qu'ils allaient en parler avec les directeurs régionaux. Ils ont dit qu'ils devaient examiner la bande vidéo pour voir avec qui elle avait été en contact. J'ai pensé :"Vous allez donc examiner la bande tout de suite, maintenant que je vous dis que j'ai été exposé. J'ai envoyé davantage de courriels pour informer tous ceux que je pouvais : le service de police local, l'OSHA. J'ai tout fait.

J'ai appris que des gens avaient protesté dans un bâtiment du Kentucky et que le gouvernement l'avait fermé jusqu'au 1er avril, en maintenant les salaires. Je suis retourné le jeudi [26 mars]. La direction m'a dit que ce n'était pas vrai, que cela ne s'était pas passé comme ça, que les employés n'avaient pas vraiment protesté, que c'est le gouvernement qui avait fermé le bâtiment. J'ai dit : "C'est votre bâtiment ! Vous êtes le patron du site. Fermez-le." J'ai fait venir 10 collègues de plus. Ils ne voulaient rien entendre. Encore une journée de perdue.

Arrivé le vendredi [27 mars] j'en avais assez d'être gentil. J'ai demandé aux gens d'attendre dans la cafeteria et je suis entré tout seul dans le bureau, où une vive dispute m'a opposé au patron du site et au directeur des ressources humaines. Ils ont imprimé les directives du CDC. Ils m'ont accusé d'insubordination. Ils étaient simplement en train de nier la réalité.

Je suis alors allé voir mon système de communication interne, Amazon Chime, sur lequel nous envoyons nos messages aux directeurs des opérations. Je constate que l'un d'entre eux ordonne aux superviseurs de mentir aux collègues et d'offrir des VTO (heures de travail volontairement chômées). Je dis : "Attendez une minute - nous sommes une activité essentielle ; nous faisons des heures supplémentaires obligatoires et vous allez renvoyer volontairement des gens à la maison ? Pourquoi ?" Il répond : "Dites-leur qu'il y a un engorgement en aval et que nous n'avons pas de camions."

Ils tentaient de réduire les effectifs pour le cas où le CDC se manifesterait, afin d'être en conformité avec ses directives.

WW : Ils étaient donc en train de monter leur propre récit pour se dégager de leur responsabilité ?

CS: Exactement. Et ils se préparaient déjà à affronter d'éventuelles protestations. Je suis donc sorti.

Je suis retourné le samedi [28 mars] à 7 h du matin et je me suis rendu à la cafeteria. Comme je le faisais tous les jours. C'est là qu'ils m'ont mis en quarantaine. Mais pas la personne avec qui je faisais le trajet tous les jours ! J'avais été dans leurs bureau toute la semaine, mais ils ne se sont pas mis eux-mêmes en quarantaine ! Pas plus que les employés que j'avais côtoyés pendant des heures. Personne. Seulement moi.

WW : La ficelle est tellement grosse !

CS : C'est évident ! Derek et moi sommes donc rentrés à la maison. Il fallait que nous fassions quelque chose de fort. J'ai continué à appeler les médias et le New York Post a finalement répondu au téléphone. Je les ai informés que nous organiserions un débrayage le lundi [30 mars]. J'avais 24 heures pour le mettre sur pied. Le Post l'a publié et, du coup, tous les médias qui m'avaient ignoré se sont mis à me téléphoner. J'ai averti tout le monde de venir à JFK8 lundi.

Tout a été planifié, de la chronologie à la météo. J'ai vu que la température allait être d'environ 18° C (65 ° F) et qu'il allait faire beau. J'ai alors proposé de débrayer pendant l'heure du déjeuner. Je voulais permettre à tout le monde de débrayer et c'est exactement ce que j'ai fait.

WW : Génial !

Et pourtant je ne suis ni "intelligent" ni "éloquent". [Rires]

Des travailleurs d'Amazon débrayent sur le site JFK8 dans le Queens, N.Y., le 30 mars.

WW : Parlons un peu de la note de service interne des dirigeants d'Amazon qui a filtré, dans laquelle ils disent que vous n'êtes ni "intelligent" ni "éloquent." Pensez-vous que le racisme a joué un rôle dans cette attaque ciblée contre vous ?

CS : J'ai sans aucun doute subi une discrimination raciale en travaillant pour Amazon. C'était en réalité la deuxième fois que j'étaits licencié. Je suis quelqu'un qui a subi un tas de conneries au cours des cinq dernières années. Surtout en tant que superviseur afro-américain.

Lorsque je travaillais pour Amazon dans le Connecticut, ils s'en prenaient aux responsables qui volaient le temps de l'entreprise. Je n'étais même pas salarié à l'époque, j'étais payé à l'heure et je devais donc rendre compte de chacun de mes mouvements. Les cadres n'avaient pas à le faire.

Le prétexte de mon premier licenciement était que j'étais arrivé en retard. Le travail commençait à 7h15 et je suis arrivé avec deux minutes de retard. J'ai pointé en réalité à 7h17 et la direction m'a licencié. Ils m'ont viré pour deux minutes.

Il y a sans aucun doute un certain racisme au sein de l'entreprise, qui m'a ciblé bien avant la situation présente.

WW : Dans la puissante lettre ouverte que vous avez écrite, vous avez déclaré : "Amazon pense que nous pouvons être sacrifiés." Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par là ?

CS : Ils m'ont licencié pendant une pandémie. Ils se foutent pas mal de mon gagne-pain, de mes trois enfants que je dois nourrir. Je ne peux pas toucher le chômage maintenant parce que le processus de demande est délirant et qu'Amazon va sans doute faire objection de toute façon. J'ai un ami qui dort dans sa voiture depuis cinq jours parce qu'il est malade, qu'il ne peut pas trouver un foutu test et qu'il ne veut pas ramener le coronavirus à la maison car il a trois jeunes enfants et une épouse.

Ces milliardaires devraient avoir honte. Ils ne font rien pour aider les gens. Vous avez trois possibilités : vous pouvez venir au travail et attraper le virus, ou rester à la maison et ne pas être payé, ou être en quarantaine avec salaire. C'est ça vos options : attraper le virus et être payé, attraper le virus et être mis en quarantaine, ou rester à la maison et être fauché, et peut-être aussi sans abri.

Augmenter les salaires de 2 dollars ? C'est un affront. Je n'avais vraiment pas compris leur façon de penser, mais maintenant si. C'est pure méchanceté et pure avidité. Ils se foutent pas mal des gens. Ils préféreraient voir mourir la totalité de leur personnel.

Que Dieu préserve les 800 000 employés d'Amazon de devenir porteurs de ce virus. Si chacun d'entre eux le passe à deux ou trois personnes ? Tout le monde est désormais dans les six degrés de séparation. Il y a un bâtiment d'Amazon dans chaque grande ville de chacun des Etats. Nous sommes 5000 dans un seul bâtiment. Nous sommes l'épicentre à New York. Nous venons des cinq banlieues en prenant le métro et le bus tous les jours. Et ils recrutent en plus des gens qui n'ont pas été diagnostiqués !

Vous voulez aplatir la courbe ? Fermez ce bâtiment. C'est ça la solution. Vous avez besoin d'hôpitaux ? Mon bâtiment d'Amazon pourrait accueillir à lui tout seul 14 terrains de football américain.

WW: Et pourtant on construit des hôpitaux de campagne à Central Park.

CS: Exactement. On y voit des médecins et des infirmières travailler sous des tentes. Ces milliardaires devraient avoir honte. Qu'ils ferment leur réseau pendant trois mois, qu'ils payent leurs employés et qu'ils envoient de l'argent au monde médical. C'est si difficile ?

WW: Ils ne veulent pas sacrifier leurs profits.

CS: Ils préfèreraient voir les gens mourir, leur argent s'accumuler et construire un vaisseau spatial.

WW: Vous avez terminé votre lettre par ces mots : "Nous entamons une révolution et le peuple de ce pays nous soutient." Que signifie cette révolution pour vous et comment les gens peuvent-ils la soutenir ?

CS: Vous voulez nous aider à pratiquer une vraie distanciation sociale ? Cessez de cliquer sur "Acheter d'un simple clic." C'est simple. Pourquoi ne pas fermer ce réseau Amazon et permettre à nos collaborateurs de se porter volontaires pour aller aider les épiceries contre rétribution ? Pourquoi pas ? Nous pouvons le faire ?

WW: Y a-t-il une campagne pour que vous récupériez votre emploi ? Y retourneriez-vous si on vous le proposait ?

CS: Surtout pas. Je le leur ai dit le jour même où j'ai été licencié : gardez votre merde. Je ne veux plus jamais travailler pour quelqu'un qui se fout pas mal des autres. Jamais.

Source originale:  Workers World

Traduit de l'anglais par P. Stroot pour Investig'Action

Source:  Investig'Action

 investigaction.net

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