08/05/2020 bastamag.net  6 min #173578

Entre l'omnipotence des égoïsmes et l'énergie libérée de l'entraide, qui façonnera le « monde d'après » ?

par  Ivan du Roy 8 mai 2020

Il faudra bien plus que de sympathiques appels à « changer » pour qu'un monde meilleur puisse émerger de la crise sanitaire, sociale et économique que nous vivons.

À bas bruit, malgré le confinement, deux visions du monde se préparent à s'affronter. Il y a celle qui nous donne de l'espoir pour la suite : les formes multiples d'entraide - individuelle ou collective, spontanée ou planifiée - qui ont émergé. D'abord illustrées par le dévouement des soignants évidemment. Faisant fi des risques de contamination pour eux et leurs proches, sans rancœur après avoir subi une année de mépris ministériel, et plusieurs décennies d'abandon progressif de l'hôpital et d'absence de reconnaissance, ils et elles se sont investis à fond dans leur mission : prendre soin de chacun et sauver le plus de vies possible. Il y a ensuite le professionnalisme de celles et ceux qui ont continué à assurer les activités essentielles à la collectivité : les éboueurs, les livreurs, les caissières, les agriculteurs, les enseignants - « ceux-là mêmes qui sont aujourd'hui au front, souvent des femmes, qui se trouvent être aussi les plus défavorisés sur le plan social et salarial »,  rappelle l'économiste Dominique Plihon, dans nos colonnes.

Il y a aussi ces multitudes de manifestations d'empathie : une simple banderole, un don de masques à celles et ceux qui sont en première ligne, des livraisons alimentaires à des voisins ou à des connaissances en difficulté, des hébergements prêtés à des soignants ou des personnes sans domicile... Également ces actions d'entraide collective : d'anciens salariés d'un McDo marseillais  qui réquisitionnent le restaurant désaffecté pour le métamorphoser en plateforme de distribution d'aide alimentaire.

Des « Brigades populaires de solidarité » qui se forment un peu partout pour approvisionner exilés, sans abris ou personnes âgées (un beau reportage photo à venir) ; des bénévoles d'association  qui bravent la nuit et le confinement pour apporter quelques biens de première nécessité et un peu de réconfort à celles et ceux qui restent à la rue ; des étudiants  qui aident leurs camarades d'amphi en grande précarité - alors que le gouvernement a attendu plus d'un mois et demi pour annoncer une modeste aide pour les jeunes de moins de 25 ans.

Les sympathiques appels à un monde « radicalement différent » ne suffiront pas

Il y a ce qui reste de la solidarité héritée de la Libération, cette Sécurité sociale élaborée par la Résistance et les combats successifs du mouvement ouvrier et syndical : l'Assurance maladie, financée par toutes et tous, n'a-t-elle pas permis à chacun d'accéder aux soins, quelle que soit la sévérité des symptômes du Covid ? La généralisation temporaire du chômage partiel, financé par l'ensemble des cotisations salariales et patronales, n'a-t-elle pas permis de préserver les emplois et une grande partie des revenus de dix millions de salariés, tout en sauvant des dizaines de milliers de PME de la faillite ?

Il y a celles et ceux qui préparent le monde de demain, pour une véritable justice fiscale, pour améliorer les services publics, accélérer la transition écologique... Parmi ces mobilisations à venir, une s'impose tout particulièrement : faire en sorte que les traitements et vaccins en cours d'expérimentation  pour soigner le Covid soient accessibles à toutes et tous, dans les pays riches ou pauvres. Cela signifie casser les brevets privés qui tenteront de les transformer en produits lucratifs. Et implique de socialiser leur production pour les fabriquer en nombre nécessaire, afin d'éviter que le triste épisode des masques - et la foire d'empoigne internationale pour s'en approprier des stocks - ne se reproduise pour un futur vaccin.

La puissance des égoïsmes et des avarices

Cette vision, cette entraide généralisée, ne fera pas consensus d'elle-même. Les sympathiques appels à un monde « radicalement différent » ou à « une refonte profonde des objectifs, des valeurs et des économies » n'y suffiront pas [1].

Car l'autre manifestation de la crise est celle de la puissance des égoïsmes et des avarices, petits ou grands : là des propriétaires de logement mettent à la porte une soignante et sa famille, par peur de la contamination. Ici, des escrocs lancent un trafic de masques, des grandes enseignes en vendent des non-conformes ou abusent sur les prix. Là, des actionnaires de grands groupes s'octroient des dividendes de plusieurs centaines de millions d'euros malgré les prévisions de récession. Leur profit immédiat, quoi qu'il en coûte !

Ici, on s'émeut que la multinationale Amazon soit condamnée pour n'avoir pas rempli « son obligation de sécurité et de prévention de la santé des salariés ». Signe que pendant que les soignants sauvent des vies, certains jugent insupportables qu'au nom de leur petit confort personnel des travailleurs refusent de se mettre en danger. Ailleurs, du côté du Medef et de leurs relais, toujours la même antienne égocentrique : augmentez votre temps de travail, rachetez vos RTT, renoncez à certains de vos congés payés. Déjà des multinationales de l'ère numérique, non contentes de contourner l'impôt et de ne reconnaître aucuns droits à leurs indispensables prestataires, se préparent à licencier en masse.

Pendant la pandémie, à part quelques dirigeants, comme Trump aux États-Unis ou Bolsonaro au Brésil, « la plupart des gouvernements ont choisi d'arrêter l'économie pour sauver des vies. C'est une excellente nouvelle »,  rappelle l'historien des sciences Jean-Baptiste Fressoz. Une fois passée l'urgence sanitaire, entre l'entraide générale et les égoïsmes particuliers, de quel côté penchera la balance dans les mois qui viennent ?

En matière d'information, notre mission en tant que journalistes de Basta ! est claire : rendre visible l'entraide qui s'est généralisée, contribuer à faire en sorte que le monde d'après ne soit pas pire qu'avant.

Ivan du Roy

En photo : Distribution de colis avec des produits d'hygiènes et de nourriture à un camp rom. Une quarantaines de personnes y vivent dans des conditions insalubres, au bord de deux bretelles menant au périphérique, à la limite de Paris et d'Aubervilliers / © Anne Paq

McDo réquisitionné, autogestion : les collectifs de quartiers nourrissent des milliers de Marseillais from Bastamag on Vimeo .

Notes

[1] Interview de Nicolas Hulot et appel de 200 artistes et scientifiques, publiés par Le Monde.

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