27/06/2020 tlaxcala-int.org  8 min #176018

Des colères en cascade Ma fantasie de Covid-19

 John Holloway

Les portes s'ouvrent. Vous pouvez sentir l'énergie refoulée avant même que les visages n'apparaissent. Le confinement est terminé. Un barrage est rompu. Un torrent de colère, d'anxiété, de frustration, de rêve, d'espoir, de peur se déverse. C'est comme si nous ne pouvions plus respirer.

Viral, par Stuart Bracewell, 2009

Nous avons tous été enfermés. Coupés physiquement du monde extérieur, nous avons essayé de comprendre ce qui se passe. Un étrange virus a changé notre vie, mais d'où venait-il ? Il est apparu pour la première fois à Wuhan, en Chine, mais plus on lit, plus on se rend compte qu'il pourrait être n'importe où. Depuis des années, les experts mettent en garde contre la probabilité d'une pandémie, même s'ils ne comprennent pas à quelle vitesse elle pourrait se propager. Ce n'est pas qu'elle vienne d'un endroit particulier, elle provient plutôt de la destruction de notre relation avec l'environnement naturel. De l'industrialisation de l'agriculture, de la destruction de la paysannerie dans le monde entier, de la croissance des villes, de la destruction des habitats des animaux sauvages, de la commercialisation de ces animaux pour le profit. Et les experts nous apprennent que si notre relation avec les autres formes de vie ne change pas radicalement, il est fort probable que d'autres pandémies suivront. C'est un avertissement : débarrassez-vous du capitalisme ou avancez sur la voie de l'extinction. Se débarrasser du capitalisme : un fantasme en effet. Et il grandit en nous une peur et une colère et peut-être même un espoir qu'il y aura un moyen d'y parvenir.

Et au fur et à mesure que le confinement se poursuit, notre attention se déplace, va au-delà de la maladie pour s'intéresser aux conséquences économiques, comme on nous le dit. Nous nous dirigeons vers la pire crise économique depuis au moins les années 1930, la pire depuis 300 ans en Grande-Bretagne, disent-ils. Plus de cent millions de personnes vont basculer dans l'extrême pauvreté, nous dit la Banque mondiale. Une autre décennie perdue pour l'Amérique latine. Des millions et des millions de personnes sans emploi dans le monde entier. Des gens qui meurent de faim, des gens qui mendient, plus de criminalité, plus de violence, des espoirs brisés, des rêves anéantis. Il n'y aura pas de reprise rapide, toute reprise risque d'être fragile et faible. Et nous pensons : tout cela parce que nous avons dû rester chez nous pendant quelques mois ? Et nous savons qu'il ne peut en être ainsi. Bien sûr, nous serons un peu plus pauvres si les gens arrêtent de travailler pendant quelques mois, mais des millions et des millions de chômeurs, des gens qui meurent de faim ? Sûrement pas. Une pause de quelques mois ne peut pas avoir cet effet. Bien au contraire, nous devrions repartir frais et dispos pour faire tout ce qui doit être fait. Et nous réfléchissons un peu plus et nous réalisons que, bien sûr, la crise économique n'est pas la conséquence du virus, même si elle a pu être déclenchée par celui-ci. De la même manière que la pandémie a été prédite, la crise économique a été prédite encore plus clairement.

Jours de rage, par Stuart Bracewell, 2009

Depuis trente ans ou plus, l'économie capitaliste vit littéralement d'argent emprunté : son expansion repose sur le crédit. Un château de cartes prêt à s'effondrer. Il a failli s'effondrer, avec les effets les plus terribles, en 2008, mais une nouvelle et énorme expansion du crédit l'a soutenu à nouveau. Les commentateurs économiques savaient qu'elle ne pouvait pas durer. « Dieu donna à Noé le signe arc-en-ciel, plus d'eau, le feu la prochaine fois ! » : la crise financière de 2008 était le déluge, mais la prochaine fois, qui ne tarderait pas, ce serait le feu. 1C'est ce que nous vivons : le feu de la crise capitaliste. Tant de misère, de faim, d'espoirs brisés, non pas à cause d'un virus, mais pour redonner au capitalisme sa rentabilité. Et si nous nous débarrassions du système basé sur le profit ? Et si nous sortions avec notre énergie renouvelée et faisions ce qui doit être fait sans nous soucier du profit : nettoyer les rues, construire des hôpitaux, fabriquer des vélos, écrire des livres, planter des légumes, jouer de la musique, peu importe. Pas de chômage, pas de famine, pas de rêves brisés. Et les capitalistes ? Soit on les pend au réverbère le plus proche (toujours une tentation), soit on les oublie tout simplement. Mieux vaut les oublier. Un autre fantasme, mais plus qu'un fantasme : une nécessité urgente. Et nos peurs, nos colères et nos espoirs grandissent en nous.

Et il y a plus, beaucoup plus, pour nourrir nos colères dans le confinement. Tout l'événement du coronavirus a été une énorme mise à poil du capitalisme. Il est exposé comme rarement auparavant. De bien des façons. L'énorme différence dans l'expérience du confinement, pour commencer, dépend de l'espace dont vous disposez, si vous avez un jardin, si vous avez une résidence secondaire où vous pouvez vous retirer. Dans le même ordre d'idées, l'impact très différent du virus sur les riches et les pauvres, ce qui est devenu de plus en plus évident avec la progression de la maladie. En lien avec cela, la grande différence dans les taux d'infection et de mortalité entre les blancs et les noirs. Et l'effroyable inadéquation des services médicaux après trente ans de négligence. Et la terrible incompétence de tant d'États. Et l'expansion flagrante de la surveillance et des pouvoirs policiers et militaires dans presque tous les pays. Et la discrimination dans l'offre éducative entre ceux qui ont accès à Internet et ceux qui n'y ont pas accès, sans parler de l'isolation complète des systèmes éducatifs par rapport aux changements qui se produisent dans le monde dans lequel vivent les enfants. Et l'exposition de tant de femmes à des situations de terrible violence. Tout cela, et bien plus encore, alors que les propriétaires d'Amazon et de Zoom et de tant d'autres entreprises technologiques engrangent des bénéfices étonnants et que la bourse, soutenue par l'action des banques centrales, continue de transférer sans vergogne la richesse des pauvres vers les riches. Et nos colères grandissent, nos craintes, notre désespoir et notre détermination à faire en sorte qu'il n'en soit pas ainsi, que nous ne devions pas laisser cette nuit devenir réalité.

Et puis les portes s'ouvrent et le barrage est rompu. Nos colères et nos espoirs éclatent dans les rues. Nous entendons parler de George Floyd, nous entendons ses derniers mots : « Je ne peux pas respirer ». Les mots tournent en rond dans nos têtes. Nous n'avons pas le genou d'un policier meurtrier sur le cou, mais nous ne pouvons pas respirer non plus. Nous ne pouvons pas respirer parce que le capitalisme est en train de nous tuer. Nous sentons la vialence, la vialence éclater en nous. 2 Mais ce n'est pas notre façon de faire, c'est la leur. Pourtant, nos colères - espoirs, nos espoirs - rages doivent respirer, doivent respirer. Et elles le font, dans les manifestations massives contre la brutalité policière et le racisme dans le monde entier, dans le jet de la statue du marchand d'esclaves, Edward Colston, dans la rivière à Bristol, dans la création de la zone autonome de Capital Hill à Seattle, dans l'incendie du commissariat de police à Minneapolis, dans tant de poings levés vers le ciel.

Et le torrent de colères, d'espoirs, de peurs, de fièvres, de rêves et de frustrations s'écoule en cascade, d'une colère à l'autre, vivant chaque colère, respectant chaque colère et débordant sur la suivante. Les colères qui brûlent en nous ne sont pas seulement contre la brutalité policière, pas seulement contre le racisme, pas seulement contre l'esclavage qui a créé la base du capitalisme, mais aussi contre la violence contre les femmes et toutes les formes de sexisme, et c'est ainsi que les énormes marches du 8 Mars déferlent à nouveau en chantant. Les Chilien·nes sortent à nouveau dans la rue et poursuivent leur révolution. Et le peuple du Kurdistan repousse les États qui ne peuvent tolérer l'idée d'une société sans État. Et les habitants de Hong Kong inspirent tous·tes les Chinois·es dans leur répudiation de cette parodie de communisme : plus de communisme, crient-ils, communisons. Et les zapatistes créent le monde contenant plusieurs mondes. Et les paysans quittent leurs bidonvilles et retournent à la terre et commencent à guérir la relation avec d'autres formes de vie. Et les chauves-souris et les animaux sauvages retournent à leur habitat. Et les capitalistes rampent vers leurs habitats naturels, sous les escaliers. Et le travail, le travail capitaliste, cette horrible machine qui génère la richesse et la pauvreté et qui détruit nos vies, prend fin et nous commençons à faire ce que nous voulons faire, nous commençons à créer un monde différent basé sur la reconnaissance mutuelle des dignités. Et alors, il n'y aura plus de décennie perdue, plus de chômeurs, plus de centaines de millions de personnes poussées à l'extrême pauvreté et plus personne ne mourra de faim. Et alors, oui, alors nous pourrons respirer.

"Le capitalisme tue l'amour"- Jeremy Hunsinger

Notes

1 Voir le dernier chapitre de l'ouvrage de Martin Wolf, The Shifts and the Shocks, Penguin Press, New York, 2014 : "Conclusion : Fire Next Time".

2 V. Linton Kwesi Johnson, "Time Come" : "now yu si fire burning in mi eye/ smell badness pan mi breat/ feel vialence, vialence, /burstin outta mi;/ look out!" (« Maintenant, tu vois le feu brûler dans mon œil, tu sens la méchanceté dans mon souffle, sens la violence, la violence, qui explose hors de moi, attention ! » Dread Beat and Blood, Bogle-L'Ouverture Publications, Londres, 1975.

Courtesy of  Tlaxcala
Source:  pmpress.org
Publication date of original article: 22/06/2020

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