par Jacques Le Bourgeois.
Aujourd'hui vendredi 23 octobre à 18 heures à La Paz, capitale de la Bolivie, le TSE (tribunal suprême électoral) a donné les résultats définitifs des élections en Bolivie. Il a confirmé La victoire de Luis Arce et celle de son parti, le MAS, qui obtient la majorité dans toutes les instances parlementaires.
La victoire de Arce est spectaculaire, plus de 55%. Elle confirme l'implantation de son parti, le MAS et le retour au pouvoir du courant socialiste, mais surtout du peuple originaire. Comme face à tous ces événements, il importe de faire une lecture du relief, celle des creux et une autre, celle des bosses. Jusque là nous avions fait une première approche, sans doute superficielle, une vision du relief de loin, parce que nous n'avions pas toutes les données et que les résultats restaient aléatoires, en dépit des déclarations péremptoires. Dans ces pays latins, il convient d'être prudent. Les chiffres dont nous disposons nous permettent de faire une analyse plus fine, ce sera l'objet de notre propos. Toutefois, je ne me prononcerai pas davantage sur les répercussions sur le continent avant de voir comment les Boliviens vont assimiler ces résultats.
Une participation remarquable malgré des conditions contraires et compliquées
Sur 7 332 926 inscrits, se sont exprimés 6 463 893 votes. 22% sont blancs, 3, 57% ont été déclarés nuls et 95% ont été validés. Ceci nous donne une participation remarquable, de plus de 88%.
Or ce n'est pas une dictature, même si les actions répressives du pouvoir intérimaire résultant d'un véritable coup d'État en octobre 2019 pourraient s'y apparenter. Les observateurs internationaux mandatés ont tous confirmé la bonne tenue de ces élections. Les conditions furent pourtant compliquées, en particulier pour les régions rurales les plus reculées de Bolivie, ce qui explique d'ailleurs la lenteur des résultats, (près d'une semaine pour obtenir un décompte complet). Quelques incidents ont pourtant été rapportés (El ciudadano du 21 octobre 2019) : notamment des pressions comme le regard du militaire ou du policier qui t'accompagne jusque dans l'isoloir ; ces 1300 indigènes de San Miguel de Valesca (dans la province de Santa Cruz) qui n'ont pu voter car ils n'ont jamais reçu les bulletins de vote ; des vols d'urnes ou des menaces. Toutefois, le TSE a confirmé qu'aucun acte provenant des différentes régions n'avait été remis en cause. La campagne électorale, elle-même, n'a pas été simple surtout pour les candidats du MAS. Le gouvernement intérimaire a repoussé par 3 fois la date. Il a réprimé avec une violence inusitée les manifestations ou les rassemblements politiques. Plusieurs centaines de personnes sont encore incarcérées pour de simples motifs politiques. Si l'on ajoute à ces exactions tant policières, militaires et politiques, le spectre mortifère et les restrictions sanitaires liées à la « pandémie », cette très forte participation traduit bien l'expression déterminée d'un peuple qui avait la ferme intention de faire entendre sa voix. La validité du vote s'en trouve renforcée. La légitimité du vainqueur sera difficilement contestable.
Des résultats définitifs et transparents, cependant remis en cause
Le tribunal suprême électoral a manifestement tenu à veiller à une stricte discipline, une totale transparence pour éviter toute suspicion de fraude, qui fut le motif à la fois de l'annulation des élections de octobre 2019 et la justification de la prise du pouvoir par un gouvernement intérimaire dirigé par Jeanine Anez. En fait un coup d'État, une prise de pouvoir irrégulière dont les résultats actuels confirment son illégalité. Cependant des critiques surgissent.
Luis Arce a obtenu 55,10% des voix, Mesa, exprésident et candidat du Centre citoyen arrive en seconde position avec 28 92% des voix, quant au candidat de l'ultra droite, Camacho, pour le Mouvement Creemos, il n'obtient que 13, 88% des voix, provenant pour l'essentiel de Santa Cruz, sa région. Les 3 autres candidats n'obtiennent que des résultats infimes d'à peine 1% pour le mieux coté. Conformément à la loi électorale bolivienne, Luis Arce est élu dès le premier tour.
Le TSE a donc officialisé la victoire de Luis Arce. Il sera le prochain président de Bolivie et selon les ultimes informations que nous avons, la passation de pouvoir devrait se faire le 8 novembre prochain. Son vice président pourrait être David Choquehuanca avec lequel il a fait campagne, mais cette fonction doit encore être confirmée par un vote.
Néanmoins, comme nous l'avions suspecté dans notre analyse antérieure, des voix contraires se sont faites entendre. Le conseil citoyen de Santa Cruz, par la voix de son dirigeant, Calvo, ne reconnaît pas les résultats. Il accuse le TSE de malversations et appelle à la grève dès ce samedi 24 octobre. Santa Cruz a toujours été un foyer de contestation contre le pouvoir de Morales, lorsque celui-ci était au pouvoir. Province riche, peuplée majoritairement de propriétaires créoles blancs qui détiennent le pouvoir local, productrice en hydrocarbures, elle a régulièrement manifesté son opposition à l'Altiplano, et à La Paz, fief du MAS. Sa posture contestataire avait été jusqu'à revendiquer son autonomie en 2014.
Selon nous, cette réaction ne devrait pas prendre une importance grandissante. Cependant, elle révèle les difficultés que Arce va rencontrer, au moins dans cette province, mais aussi dans les deux autres où le MAS n'a pas eu la majorité, à savoir Beni et Pando, adjacentes à Santa Cruz. Difficultés non nouvelles puisque ce sont des redites de ce qui s'est passé durant les mandats de Morales.
Le pouvoir retrouvé du MAS (movimiento al socialismo)
Les élections ont attiré nos regards sur les présidentielles, or ce même jour, les Boliviens devaient élire leur pouvoir législatif, 36 sénateurs et 130 députés, dont parmi ces derniers, la moitié est élue directement, l'autre est élue à partir de la liste du candidat à la Présidentielle. Le MAS est le grand gagnant, toutefois il n'aura pas une majorité absolue.
Le MAS a obtenu 21 des 36 sièges de sénateurs, le Centre Citoyen de Carlos Mesa 11 et le mouvement de Camacho, Creemos, 4 sièges.
Pour ce qui concerne les députés, le MAS aura 81 des 130 sièges dont 26 députés dits plurinominales, 42 députés dits uninominales, 7 des circonscriptions spéciales (dont La Paz, Oruro, Cochabamba, Tarija, Santa Cruz) et 6 représentants parlementaires auprès des régions.
Le MAS aura donc 81 des sièges de députés sur 130. Il sera en mesure de faciliter la tâche à Luis Arce et rétablir ainsi une politique similaire à celle menée par Morales. Toutefois, le MAS n'a pas le monopole du pouvoir, car ce ne sera pas suffisant pour voter certaines lois requérant une majorité de 2/3, comme des modifications constitutionnelles.
Comment expliquer la victoire spectaculaire de Luis Arce et du MAS ?
À mon sens, il existe au moins 4 raisons principales.
La première est l'impopularité du pouvoir intérimaire et en particulier sa présidente, Jeanine Anez. Son accession au pouvoir s'est faite par la force dans une imbroglio électoral profond qui s'est fondé sur des accusations de fraude électorale (dont on découvre aujourd'hui le montage fallacieux), et a provoqué la démission de Morales et son exil au Mexique puis en Argentine. De toute évidence, la prise de pouvoir de 2019 n'était pas autre chose qu'un coup d'état « soft », certes, mais la population n'était pas dupe et les partisans de Morales n'ont jamais accepté cette situation. Par ailleurs, la présidente intérimaire a démontré régulièrement sa posture raciste n'hésitant pas à insulter les Indiens sur les réseaux sociaux mais aussi et surtout son incompétence politique. Son gouvernement a eu une gestion désastreuse, bien sûr accentuée par la « pandémie », qu'elle a véritablement instrumentalisée pour contrôler la partie de la population qui s'opposait à sa politique. Non seulement impliqué dans des actes de corruption caractérisés comme celui du Ministre de la Santé (l'affaire des hyperventilateurs), il a mené une politique répressive brutale centrée sur les opposants au régime sur la base de motifs essentiellement politiques. L'économie qui avait atteint sous les mandats de Morales des niveaux inédits en Bolivie (Le PIB est passé de 9500 millions de $US à 40 800 millions de $US et la pauvreté est passée de 60% à 37% (chiffres officiels boliviens), s'est effondrée en l'espace de 9 mois avec ce gouvernement, rendant le quotidien des Boliviens insoutenable.
La seconde est de toute évidence la « pandémie ». Le système de santé bolivien n'était pas armé pour y faire face et comme la gestion gouvernementale n'a pas été à la hauteur, ce fut une véritable catastrophe. En juillet 2020, des centaines de corps jonchaient les rues de Cochabamba faute d'une organisation et à cause de la peur de la population face à la répression. La population n'osait pas sortir et préférait déposer les cadavres dans la rue plutôt que les apporter dans les morgues. Le taux de mortalité COVID en Bolivie se situe entre les 10 les plus élevés au monde. Les effets sur l'économie ont donc été d'autant plus désastreux que les revenus que le régime de Morales prodiguait à la population ne pouvant être honorés, c'est tout l'ensemble de la population pauvre qui s'est retrouvée cette fois encore plus démunie. Il était évident que tous ces gens allaient voter MAS.
La troisième raison est bien sûr la personnalité de Luis Arce. Arce était le ministre de l'économie de Morales. Il a une excellente formation d'économiste et c'est lui qui a littéralement conçu, organisé et dirigé la reconstruction économique de la Bolivie que nous connaissons, notamment grâce à la nationalisation des ressources naturelles, mais aussi les bons d'aide et les pensions allouées aux couches les plus pauvres. J'étais personnellement en Bolivie à cette époque, exactement dans le Yungay, et j'ai assisté à la remise de ces bons. Il fallait voir s'éclairer les visages de ces pauvres gens lorsqu'ils recevaient cette indemnisation qui, pourtant, à ses débuts, n'était guère importante. Par ailleurs Arce a une personnalité qui devrait favoriser son rayonnement. Il est issu de la classe moyenne, de parents professeurs. Il a donc le lien avec cette couche sociale (que l'on retrouve au sein du MAS) qui a bénéficié de l'enrichissement dû à la politique de Moralès, mais qui s'en est détachée sur certains aspects politiques et constitutionnels. Si Morales de par son origine indienne et paysanne avait le lien originel avec le monde cocalero, son profil ne convenait pas à tout le monde, défaut que n'a pas Arce, qui, lui au contraire, fait le lien entre le monde cocalero et cette couche moyenne.
La quatrième raison est l'ancrage du parti de Arce, le MAS et plus particulièrement de sa base électorale qui s'identifie avec Morales. Ce dernier a toujours eu un socle électoral de l'ordre de 45%. En 4 élections, ce socle n'a jamais failli, il a même atteint un sommet de 64% en 2009. On a effectivement observé des défaillances en 2017 lorsque Morales a tenté de faire modifier la constitution pour obtenir un mandat supplémentaire. Une résistance est apparue au sein du parti. On a également observé les effets produits par le consumisme sur la jeunesse bolivienne appartenant à la couche moyenne dont les parents militaient au sein du MAS : un certain amollissement, une sorte d'indifférence, une désaffection pour la militance politique au grand dam des activistes originaux. Mais la mobilisation observée lors de ces dernières élections démontre sa puissance retrouvée. Selon moi, cette union retrouvée s'est faite face à l'adversité, la « pandémie » sans doute, mais surtout le gouvernement intérimaire.
Voici donc les éléments qui permettent de comprendre ces résultats renversants. Il nous faudra maintenant nous pencher sur les conséquences possibles principalement sur le continent latino où l'on perçoit les signes avant-coureurs de changements possibles. Mais il est encore trop tôt pour les qualifier. Et dans ces changements attendus, ou espérés (selon l'état d'esprit de chacun), il est fort probable que la Bolivie de Arce aura non seulement son rôle à jouer mais surtout pourrait avoir été un facteur déclenchant.
envoyé par Dominique Delawarde