13/01/2022 entelekheia.fr  9 min #200534

La rébellion dirigée par les États-Unis au Kazakhstan pourrait bien renforcer la Russie

Poutine tire un trait sur les révolutions de couleur

Sommes-nous témoins de la fin d'une époque ? Même s'il reste le problème de l'Amérique du Sud à régler, les coups d'État et autres tentatives de prise de pouvoir soutenues par les USA y étant encore un problème central, pour l'Europe de l'est et l'Asie centrale, il semble que la Russie et la Chine aient désormais de plus en plus souvent le mot de la fin - et ce, surtout dans les zones d'intérêt particulier pour le développement du continent eurasien emmené par l'initiative chinoise soutenue par la Russie Belt and Road (« la ceinture et la route »), dont le Kazakhstan est une des pièces maîtresses. C'est une immense partie d'échecs qui est en train de se jouer, et pour le moment, les USA sont en train de la perdre.

Comme on peut le voir, la ceinture économique terrestre de la « Belt and Road » passe par Almaty.


Par M.K. Bhadrakumar
Paru sur  Indian Punchline sous le titre Putin draws the line for colour revolutions
Ce doit être une des rares fois de l'histoire de la diplomatie américaine où un secrétaire d'État américain est littéralement sorti de ses gonds. Les débordements d'Antony Blinken sur les événements du Kazakhstan n'étaient pas seulement grossiers, mais aussi illogiques.

Blinken a remis en question la décision du président du Kazakhstan, Kassym-Jomart Kemelevich Tokayev, de demander l'aide de l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) pour déployer des forces afin d'aider à stabiliser la grave situation dans son pays. Il a déclaré que la raison de ce déploiement n'était pas claire.

Moscou avait souligné dès le départ que le déploiement de l'OTSC serait temporaire. Néanmoins, Blinken a fait remarquer qu' « une leçon de l'histoire récente est qu'une fois que les Russes sont chez vous, il est parfois très difficile de les faire partir ».

Le ministère russe des affaires étrangères a furieusement dénoncé les remarques insultantes de Blinken. Il a déclaré que Blinken s'était exprimé « d'une manière typiquement grossière ». Le communiqué poursuit en disant : « Lorsque les Américains sont chez vous, il peut être difficile de rester en vie, de ne pas être volé ou violé. Les Indiens du continent nord-américain, les Coréens, les Vietnamiens, les Irakiens, les Panaméens, les Yougoslaves, les Libyens, les Syriens et bien d'autres malheureux qui ont eu la malchance de voir arriver ces invités non invités dans leur 'maison' auront beaucoup à dire à ce sujet. »

Mardi, Tokayev a  annoncé que le contingent de troupes de l'OTSC commencerait à quitter le pays d'Asie centrale dans deux jours, le retrait devant être parachevé dans dix jours. Le Kremlin a répondu qu'il appartenait entièrement au gouvernement kazakh de décider de telles questions sur sa sécurité nationale.

Blinken devrait savoir qu'après l'assassinat du général iranien Soleimani lors d'une frappe de drone américain à Bagdad il y a deux ans, le parlement irakien avait exigé le départ immédiat de toutes les troupes américaines. Mais les Américains n'en ont pas tenu compte.

Pourtant, Blinken est un personnage intelligent. Tout bien considéré, il s'est délibérément livré à un acte de dissimulation en prononçant des propos absurdes : Blinken s'efforçait en fait de détourner l'attention de la tentative de changement de régime au Kazakhstan orchestrée par la CIA avec l'approbation du président Biden.

C'est là un stratagème bien connu des esprits rusés, n'est-ce pas ? Détourner l'attention du problème central en brassant de l'air ? Dans ce lamentable cas, la tentative ratée de l'administration Biden de changer de régime dans un pays éloigné et stratégiquement important, coincé entre la Russie et la Chine (ce qui est bien plus stratégique que l'Ukraine ne pourra jamais l'être) expose la diplomatie américaine au ridicule dans la vaste région de l'Asie centrale. Et cela met un coup d'arrêt à tous les plans sophistiqués de l'OTAN pour traverser la Caspienne.

Pire encore, la stratégie indo-pacifique des États-Unis aura désormais un immense arc géographique, à l'ouest de la Chine, qu'il sera impossible de verrouiller après une telle diminution de l'influence américaine. La Russie a réalisé tout cela pour un coût minime - une mission militaire de cinq jours au Kazakhstan.

Le Kremlin se refuse à divulguer tout ce qu'il sait, mais d'après les détails disponibles, ce qui s'est passé est une tentative ratée de révolution colorée alors que « des forces internes et étrangères destructrices ont profité de la situation », selon ce qu'a dit le président Vladimir Poutine.

L'ambassadeur russe aux États-Unis, Anatoly Antonov, a écrit de manière plus explicite sur la page Web de l'ambassade russe que des milliers de djihadistes étaient impliqués dans les efforts visant à semer le chaos au Kazakhstan.

Comme il l'a dit, « le Kazakhstan a été attaqué par des radicaux qui prêchaient une idéologie misanthrope. Des milliers de djihadistes et de pillards ont tenté de briser l'ordre constitutionnel Il s'agit d'une nouvelle tentative de révolution de couleur, avec l'aide de tireurs et de pillards. »

Dans une interview accordée à Newsweek, Antonov a ajouté : « La propagation de l'idéologie religieuse radicale en Asie centrale suscite de graves inquiétudes. Elle provient de la déstabilisation du Moyen-Orient et de l'Afghanistan causées par les interférences militaires occidentales, au prétexte de défendre les droits de l'homme et la démocratie. »

Les proches alliés du Kremlin, le président serbe Aleksandar Vucic et le président biélorusse Alexandre Loukachenko, ont ouvertement affirmé que « les agences de renseignement étrangères de diverses puissances majeures se sont ingérées » au Kazakhstan.

Le ministère kazakh des affaires étrangères a déclaré lundi dans un communiqué que le pays « a été soumis à une agression armée par des groupes terroristes bien coordonnés et entraînés à l'étranger ». Selon les données préliminaires, les assaillants comprennent des individus qui ont une expérience des zones de combat militaire dans les rangs de groupes islamistes radicaux. »

Tokayev lui-même a parlé d'un « acte d'agression bien organisé et bien préparé contre le Kazakhstan, avec la participation de combattants étrangers provenant principalement des pays d'Asie centrale, y compris l'Afghanistan. Il y avait également des combattants du Moyen-Orient. L'idée était de former une zone de chaos contrôlé sur notre territoire avec une prise de pouvoir qui s'ensuivrait. »

Poutine a établi un parallèle avec le changement de régime en Ukraine en 2014, parrainé par les États-Unis, où des agents provocateurs ont démoralisé les forces de sécurité, forçant le président Vikor Ianoukovitch à fuir. Dans le vide créé, les diplomates américains ont rapidement  mis en place un régime fantoche hostile à Moscou.

Des militants étrangers ont participé aux émeutes au Kazakhstan, a déclaré Tokayev lors d'un entretien avec le président du Conseil européen, Charles Michel, par vidéoconférence lundi. « Je n'ai aucun doute sur le fait qu'il s'agissait d'une attaque terroriste », aurait déclaré Tokayev.

« Il s'agissait d'un acte d'agression bien organisé et préparé contre le Kazakhstan avec la participation d'hommes armés étrangers provenant pour la plupart de pays d'Asie centrale, dont l'Afghanistan. Il y avait également des militants du Moyen-Orient », a déclaré Tokayev. « Leur intention était de créer une zone de chaos contrôlé sur notre territoire et de s'emparer ensuite du pouvoir », a-t-il ajouté.

De fait, seize membres du personnel de sécurité ont été tués, plus de 1 300 ont été blessés et environ 500 voitures de police ont été brûlées. Des attaques ciblées ont été menées simultanément contre des bâtiments gouvernementaux dans de nombreuses villes.

Les théories du complot sont légion. L'implication de la Turquie et d'Israël a figuré parmi celles-ci. Le Kazakhstan a fermé cinq de ses sept postes-frontières avec le Kirghizstan. Un bruit court selon lequel les services secrets occidentaux ont transféré des combattants islamistes aguerris de Syrie au Kirghizstan pour qu'ils s'infiltrent en territoire kazakh grâce à la porosité de la frontière.

Bichkek [capitale du Kirghizstan, NdT] se sent tellement honteux et coupable que le président Sadyr Japarov ne s'est pas montré à la vidéoconférence des dirigeants de l'OTSC il y a trois jours, et a préféré dépêcher son premier ministre.

D'autres détails vont certainement émerger. On sait que parmi les quelques milliers de personnes détenues par les autorités kazakhes, figurent des ressortissants étrangers. On estime à 16 000 le nombre d'ONG opérant au Kazakhstan et l'on sait que nombre d'entre elles sont financées par des organisations américaines telles que la National Endowment for Democracy (NED), basée à Washington, qui finance des projets de changement de régime dans les républiques ex-soviétiques.

Les États-Unis ont établi de nombreux réseaux avec les nationalistes kazakhs, les groupes pro-occidentaux et les jeunes. Le « nouveau Kazakh », éduqué en Amérique, est une race totalement différente de la génération « russifiée » de l'ère soviétique.

Le Kazakhstan est un trophée convoité par les acteurs de la Guerre froide. Il borde le Xinjiang et constitue la plaque tournante des transports pour les projets de l'initiative Belt & Road de Pékin vers l'ouest. La Chine a d'énormes intérêts dans le commerce, les investissements et la coopération énergétique avec le Kazakhstan.

Pour Moscou aussi, la stabilité du Kazakhstan est une préoccupation vitale, car 3,5 millions de Russes ethniques y vivent. En outre, la Russie y possède des actifs stratégiques tels que le cosmodrome de Baïkonour et le polygone d'essai de Sary Shagan pour les ICBM. Mais cette masse continentale faiblement peuplée est une voie d'infiltration potentielle pour les groupes terroristes.

Les remarques provocantes de Blinken sur l'OTSC et la Russie ont déplacé le projecteur loin de la tentative de révolution colorée. Néanmoins, en fin de compte, les russophobes de l'administration Biden sont bel et bien perdants.

Ils pensaient que, tandis que les yeux de Moscou restaient rivés sur la frontière occidentale de la Russie, ils pourraient mettre la Russie devant un fait accompli le long de sa frontière méridionale, longue de 7 600 km. Ils ne savaient pas que Poutine réagirait de manière aussi décisive.

En dépêchant un général chevronné fort de ses expériences en Tchétchénie, en Crimée et dans le Donbass pour commander les troupes de l'OTSC pendant ces cinq jours passés au Kazakhstan, le Kremlin a fait passer son message : « Les révolutions de couleur, c'est fini ».

M.K. Bhadrakumar a travaillé au sein du corps diplomatique indien pendant 29 ans. Il a été ambassadeur de l'Inde en Ouzbékistan (1995-1998) et en Turquie (1998-2001). Il tient le blog Indian Punchline et contribue régulièrement aux colonnes d'Asia Times, du Hindu et du Deccan Herald. Il est basé à New Delhi.

Traduction et note de présentation Corinne Autey-Roussel
Illustration SK / Pixabay

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