Journal dde.crisis de Philippe Grasset
22 juin 2020 (18H35) - Il est vrai, je l'avoue sans réticence, que j'ai depuis longtemps (tiens, septembre 2006) un grand intérêt pour AMLO (Andrés Manuel Lopez Obrador), increvable candidat à la présidence du Mexique, enfin parvenu à ses fins, et aujourd'hui président mexicain avec la stature de l'inspirateur du continent Latino, ex-basse-cour toujours en arrière-cour du système de l'américanisme. Aussi est-ce avec une particulière jouissance de l'esprit que j'ai appris qu'AMLO prend le sort d'Assange en mains pour le balancer à l'excellent Joe Biden lors de leur prochain sommet, le mois prochain.
Confidences d'AMLO à la presse, d'abord qu'on donne en résumé d'une façon générale :
« Le cofondateur de WikiLeaks, Julian Assange, a été traité "très injustement", à la honte du monde entier, et le Mexique a proposé de l'accueillir, a déclaré le président Andres Manuel Lopez Obrador à la presse mardi. Il a indiqué qu'il évoquerait le cas d'Assange avec son homologue américain Joe Biden lors de leur rencontre en juillet.» Le Royaume-Uni a annoncé la semaine dernière qu'il allait extrader le journaliste emprisonné vers les États-Unis, où il risque d'être accusé d'espionnage et de passer jusqu'à 175 ans derrière les barreaux s'il est condamné. La décision de la ministre britannique de l'intérieur, Priti Patel, est "très décevante", a déclaré AMLO. »
Ensuite, d'une façon bien plus spécifique et opérationnelle, annonçant qu'il fera de l'ignoble extradition d'Assange aux USA, et de l'ignoble traitement qui lui est en général assigné, le sujet d'une intéressante discussion avec l'humaniste et progressiste président Biden, lors du sommet de juillet entre les deux hommes. Pas un seul politicien libéral, progressiste, globaliste, des pays de la civilisation occidentale, ou plutôt civilisation-UE qui s'empresse d'entendre tout ce que Zelenski a à dire, aurait les tripes, 'the balls', comme ils disent, de prendre cette décision. Tout juste un ancien ministre australien des affaires étrangères [Assange est de nationalité australienne] propose-t-il que l'actuel Premier ministre australien demande à Biden d'arrêter ce harcèlement mortel contre Assange, sous l'argument de la lassitude et de la mauvaise publicité de cette affaire pour la réputation par ailleurs si mérité de grande nation humaniste et démocratique des Etats-Unis, tout cela par bonté de cœur anglo-saxonniste. Pour ma part, je préfère donner la parole à AMLO :
« [AMLO] a également déclaré qu'il avait l'intention de demander à M. Biden d'abandonner les poursuites contre Assange lors de leur rencontre le mois prochain. Une telle action irait à l'encontre des "partisans de la ligne dure aux Etats-Unis", mais "l'humanité doit prévaloir", a ajouté AMLO.» "Qu'en est-il des libertés ? Allons-nous retirer la statue de la Liberté de New York ?
» "Julian Assange est le meilleur journaliste de notre époque dans le monde et il a été traité de manière très injuste, pire qu'un criminel", a déclaré AMLO."C'est une honte pour le monde".
» Le Mexique est prêt à offrir un sanctuaire à Assange si et quand il sera libéré, a ajouté le président, rappelant aux journalistes qu'il avait demandé à la précédente administration américaine d'abandonner les poursuites contre Assange en tant que"prisonnier de conscience". »
L'intervention d'AMLO est ainsi extrêmement vigoureuse : non seulement, elle marque l'exigence de la libération d'Assange mais constitue une attaque sévère contre le statut et l'action du gouvernement des États-Unis. Considérée de cette façon, elle sera sans doute interprétée comme un acte de plus dans une politique générale critique des USA de la part du président mexicain, à placer dans la logique de son refus de participer aux"Sommet des Amériques' de Los Angeles d'il y a quelques jours.
La réponse US ? Disons qu'on pourrait prendre, comme une sorte de contre-pied, l'observation de John Kirby, amiral et porte-parole du National Security Council, qui parle d'une exigence d'indulgence pour deux combattants-citoyens américains, qui se sont battus comme volontaires que les Russes qualifient de "terroristes", c'est-à-dire des combattants non couverts par les "lois de la guerre" (Convention de Genève, etc.)... "Consternant", dit Kirby, mais le sort d'Assange avec l'extrême cruauté jusqu'au sadisme qui en est l'ignoble caractéristique, passant comme une lettre à la poste, ne consternant personne à Washington D.C. :
« Il est consternant qu'un fonctionnaire russe puisse même suggérer la peine de mort pour deux citoyens américains qui se trouvaient en Ukraine. Et nous allons continuer à essayer d'apprendre tout ce que nous pouvons à ce sujet. »
On laisse Kirby à sa consternation et on en revient indirectement la consternation d'AMLO devant le sort d'Assange, qui ressort d'une nouvelle attitude des pays de l'arrière-cour et de la basse-cour comme les américanistes ont eu l'élégance de nommer les pays Latinos du Sud des USA, du Mexique à l'Argentine. L'on se tourne vers un autre pays de la même communauté de langue et de culture au sens le plus large, un pays martyrisé par une guérilla de plusieurs décennies et une infection extraordinaire de trafics de drogue. Dans tout cela, on comprend évidemment combien la CIA et quelques autres entités du genre ont joué leur rôle plus qu'à leur tour... Eh bien, la Colombie nous joue un bien mauvais tour, qui ajoute un tour de vis au verrouillage antiaméricaniste qui agite les Amériques du Sud.
Voici un long extrait du texte de commentaire du journaliste Bradley Blankenship, un indépendant et un reporteur free-lance qui émarge aussi bien à Xinhua News qu'à RT.com, donc de la meilleure réputation dans l'infamie bienpensante qu'on puisse imaginer. A mon sens, et en s'étendant longuement sur l'aspect de la politique extérieure de ce pays, Blankenship nous montre bien l'importance de ce changement, notamment en court-circuitant gravement l'arrangement général des forces subversives au service de l'appareil américanistes, essentiellement contre le Venezuela depuis la toute-fin du siècle dernier et l'arrivée de Chavez, - mais aussi, surprise surprise, aux manœuvres d'investissement de cette zone par l'OTAN dont on sait que rien de ce qui est global ne l'arrête sur sa voie de semeuse de désordre et d'installation d'une mainmise bureaucratique absolument calamiteuse et maniaque...
« L'ancien guérillero de gauche Gustavo Petro a remporté dimanche le second tour de l'élection présidentielle en Colombie, marquant ainsi la première fois que ce pays allié des États-Unis vote pour un candidat de gauche. Cette élection représente un changement historique pour le modèle économique de la Colombie, mais peut-être un changement encore plus important pour les intérêts stratégiques des États-Unis dans la région....» Le véritable domaine dans lequel Petro aura le plus de pouvoir, et probablement le plus d'influence en général, est celui de la politique étrangère. Par exemple, il a promis de renouer les liens avec le Venezuela voisin, ce qui mettrait presque certainement fin à l'éternelle opération de changement de régime menée par les États-Unis contre le gouvernement bolivarien de ce pays. De multiples tentatives de coup d'État contre Caracas, dont la tristement célèbre opération Gideon, ont utilisé la Colombie comme base d'opérations.
» Il convient de noter à quel point ce serait un coup dur pour le projet impérial américain en Amérique latine. Le Venezuela, dont les réserves pétrolières confirmées sont les plus importantes au monde, est une cible de Washington depuis des décennies, tant sous l'ancien président Hugo Chavez que sous le président actuel Nicolas Maduro. Avec les frontières poreuses de la Colombie et son statut de sanctuaire pour les dissidents vénézuéliens radicaux, la fin de son soutien à l'opération de changement de régime contre le gouvernement vénézuélien signifierait essentiellement la fin d'un autre théâtre dans les guerres mondiales et éternelles de l'Amérique.
» Cela placerait M. Petro parmi une liste croissante de dirigeants latino-américains qui cherchent à unifier la région sous une vision commune, en rejetant l'hégémonie américaine et la division motivée par l'idéologie. De même, la Colombie est un partenaire de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) depuis 2017 et continue de resserrer ses liens avec cette organisation, vestige de la guerre froide. Si Petro rompait les liens avec l'OTAN, cela porterait un coup massif à l'influence américaine et occidentale dans le pays....
» D'une manière générale, le fait de rompre ou de réduire les liens avec Washington et, par exemple, de rejoindre un club toujours plus large de pays s'alignant sur Pékin à la place constituerait un autre coup dur pour l'influence américaine. En effet, les administrations colombiennes précédentes ont maintenu des liens étroits avec la Chine, mais ont toujours été caractérisées par une approche "US first". Contrairement à de nombreux autres pays d'Amérique latine, la Colombie n'est pas membre de l'initiative "Belt and Road" (BRI) menée par la Chine, ce que Pékin a cherché à faire alors que les États-Unis ne proposent aucun projet de développement sérieux. L'adhésion à cette initiative accélérerait le déclin de l'influence régionale des États-Unis.
» L'élection de M. Petro marque un changement significatif, voire historique, pour la Colombie. Elle constitue un sérieux défi au statu quo, à l'élite du pays et très probablement à la militarisation de l'Amérique latine en général. Il reste à voir dans quelle mesure ses politiques intérieures passeront par les différents niveaux de gouvernement, mais il ne fait aucun doute que dans son rôle de chef d'État, il ouvrira de sérieuses voies de contestation de l'ordre régional qui a jusqu'à présent été dominé par le projet impérial américain. »
On fait donc un raccourci fort intéressant, en partant de l'épouvantable calvaire subi par Assange et contre lequel le président du Mexique s'élève soudain avec violence, et l'élection d'un ancien guérillero de gauche dans un pays pourri par la drogue et toutes les actions de subversion et les exactions, les escadrons et les "dragonnades de la mort", exercés également pendant des décennies par tous les groupements de forces spéciales, de tueurs, d'agent de renseignement passés trafiquants ou l'étant parallèlement.
(Voyez 'American Traffic', film de fiction tellement vraie, avec un Tom Cruise plus vrai que nature, sur l'empire de la subversion que les USA font régner sur ces pays. On y distingue bien la dégénérescence de l'hégémonie de l'américanisation, la cartellisation et la gangstérisassions de la CIA, bref tous les ingrédients qui rendent inarrêtables la chute de l'hégémonisme américaniste.).
Il faut observer l'évolution des Amériques du Sud, avec les déboires américanistes qui s'accumulent, avec des hommes de belle stature (AMLO, peut-être Lula malgré son âge), avec beaucoup de choses qui convergent et s'accumulent, et se renforcent les unes aux autres. Il me semble qu'on pourrait penser que les réflexions de Blankenship valent, dans des conditions différentes et des circonstances imprévisibles, un peu pour tout le continent dans ses rapports avec les USA. Il existe comme une fatigue, voire une exaspération du Sud des USA pour l'hégémonisme américanisme, alors que la situation interne des USA offre un chaos incroyable, que ses institutions s'effritent, que son personnel de direction n'est plus que l'ombre sénile de ce qu'il fut.
Bref, il ne serait pas impossible qu'un jour prochain, et même très proche, l'Amérique délabrée et à la dérive estime qu'il faut un coup d'arrêt quelque part sur son Sud et se lance dans une entreprise insensée, une sorte d'opération anti-Maduro un peu plus sérieuse que celle de 2019 ; et que tout cela finisse par un incendie majeur sur son Sud, et coûte aux USA une formidable menace sur sa frontière Sud et au cœur de sa formidable instabilité. Le Sud des USA n'est pas l'Ukraine ; l'arrière-cour et la basse-cour, c'est la porte à côté, et un incendie dans ce sens, provoqué par des USA aux abois et furieux de tout leur reste d'arrogance et d'hybris, se laissant aller à une aventure fatale... Une de plus dans l'effondrement du Système.