Par David Gaüzere
Docteur en géographie, président du Centre d'observation des sociétés d'Asie centrale (COSAC) et chercheur-associé Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R).
Le 24 février 2022, l'armée russe envahissait l'Ukraine. Cet épisode, inédit dans l'histoire européenne depuis 1945, faisait suite à une longue escalade des tensions entre Kiev, soutenu par l'Occident, et Moscou, trouvant ses origines dans la « Révolution du Maïdan » en février 2014.
La « Révolution du Maïdan », préparée dès novembre 2013 par l'Occident pour mettre un terme définitif à l'inclinaison pro-russe toujours plus forte de Viktor Ianoukovitch - pourtant démocratiquement élu en 2010 et renversé avant le terme de son premier mandat - a entraîné une réaction russe immédiate. Le changement brutal des autorités de Kiev a du jour au lendemain interrompu le processus démocratique normal en cours depuis 1991 et rappelé au monde le tiraillement du pays entre son ouest pro-européen et son est pro-russe, jusque-là principalement exprimé dans les résultats électoraux des différents scrutins du pays. L'interruption du processus d'intégration de l'Ukraine dans l'Union économique eurasiatique pilotée par la Russie et l'interdiction de la langue russe dans le pays décidées par les nouvelles autorités ukrainiennes pro-occidentales ont suscité du jour au lendemain, au printemps 2014, une rupture majeure, qui a précipité l'Ukraine dans une orientation pro-occidentale sans retour.
Or, la Crimée, qui s'était toujours définie pro-russe depuis la fin du XVIIIe siècle, et le Donbass russophone n'ont pas accepté la rupture du Maïdan et ont fait appel à la Russie pour la défense de leurs intérêts. Moscou a immédiatement répondu à leur appel. La Crimée a été envahie et rattachée à la Russie sans opposition, mise à part celle de la population tatare, historiquement rétive à la présence russe.
La situation fut tout autre dans le Donbass. La population était là plus partagée. Bien que russophone, elle ne s'était jamais considérée russe comme en Crimée. Une véritable guerre civile de positions, entretenue indirectement par la Russie, d'un côté, et l'Ukraine et l'Occident, de l'autre, a figé la région pendant presque huit ans avec des pertes militaires et civiles énormes dans chaque camp, jusqu'à ce que la Russie se décidât d'intervenir directement en février dernier pour déjouer une offensive ukrainienne en préparation dans le Donbass. Depuis, le conflit s'est étendu à l'ensemble de l'Ukraine et des agents étrangers ont apporté leur concours aux parties belligérantes. Les Tchétchènes ont été de ceux-là.
Leur présence en Ukraine ne date pas de l'invasion de février 2022 et remonte à l'époque soviétique. Des étudiants et des médecins étaient venus en formation à Kiev, puis y restèrent à la suite de l'indépendance du pays en 1991. Ces premiers Tchétchènes ont joué un rôle déterminant aux côtés des Ukrainiens dès 2014, en soutenant le bataillon Djokhar Doudaev et en embrassant la cause nationaliste de l'Itchkérie 1. Ils exportent ainsi sur le sol ukrainien leur conflit national inachevé depuis 2004. De plus, la guerre en Ukraine remet en cause pour la première fois dans l'histoire de l'islamisme mondial la légitimité de l'appel au djihad. Les radicaux des deux camps recourant aux mêmes discours fondamentalistes pour se neutraliser, ils brouillent ainsi la perception de la justesse de leur engagement par le monde musulman.
Les deux guerres de Tchétchénie et les crises régionales qui ont suivi - crise de la vallée de Pankisi en 2006, invasion russe de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud en 2008, guerre en Syrie en 2014-2015 - ont entraîné l'opposition tchétchène, modérée ou radicale, laïque ou djihadiste, dans l'exil et développé en elle la haine de la Russie. Aussi, le terreau commun de la lutte antirusse allait bientôt être partagé entre Tchétchènes et Ukrainiens pro-européens et se voir « déplacé » sur le sol ukrainien. Elle s'est d'abord manifesté par un soutien politique au moment du Maïdan à Kiev, puis a très vite revêtu une dimension militaire lors de l'invasion russe de la Crimée et l'ouverture du front du Donbass.
DES GUERRES DE TCHÉTCHÉNIE À L'EXPORTATION DU CONFLIT TCHÉTCHÈNE
PREMIÈRE ET SECONDE GUERRES DE TCHÉTCHÉNIE
De 1994 à 1996, la première guerre de Tchétchénie a été une guerre d'indépendance menée par le pouvoir pro-indépendantiste tchétchène, alors essentiellement laïc, regroupé derrière le général Djokhar Doudaev - ancien général soviétique, nationaliste et laïc - contre la Russie. Malgré la mort du chef tchétchène, tué par un missile russe en 1996, cette première guerre de Tchétchénie s'est soldée par la défaite de la Russie et la signature des accords de paix de Khasaviourt en 1996, reconnaissant de facto, mais pas de jure, une République d'Itchkérie indépendante.
Cependant, la succession du général Doudaev a rapidement donné lieu à une lutte à couteaux tirés entre le camp laïc, derrière Aslan Maskhadov, et le camp islamiste en pleine montée en puissance. Ce dernier faisait allégeance à des seigneurs de guerre (Chamil Bassaev, Zelimkhan Iandarbiev, Aliaskhab Kebekov, etc.) et à des chefs du djihad international (le mercenaire saoudien Ibn Khattab) disposant tous d'une bonne assise dans les montagnes du sud de la république. En même temps, l'idéologie wahhabite parvint à supplanter peu à peu le soufisme tchétchène traditionnel ouvert et tolérant. Ainsi, le camp islamiste finit par l'emporter en 1997 sur le camp laïc. La république islamique fut proclamée et la charia fut instaurée en Itchkérie ; la contagion islamiste déborda alors ses frontières et commença à déstabiliser les républiques caucasiennes voisines (Daghestan, Ingouchie, Kabardino-Balkharie) ; les prises d'otages, les attentats et les actes de sabotage se multiplièrent, notamment sur le territoire russe ; et les trafics d'armes et d'êtres humains (enlèvements contre rançon) se développèrent entre l'Itchkérie, les zones tribales pakistanaises et l'Afghanistan des taliban 2.
Cette situation explosive et délétère conduisit finalement Moscou à intervenir militairement en septembre 1999 pour en reprendre le contrôle. En février 2000, à l'issue d'un conflit d'une durée plus courte, mais d'une plus forte intensité, la Russie reprit le contrôle de Groznyï, mettant fin à la guerre et réintégrant la Tchétchénie dans la Fédération. Afin de limiter les risques d'actes terroristes et les pertes en hommes, Moscou décida alors de sous-traiter la pacification de la république et le dossier tchétchène aux Kadyrovtsy, son teïp (clan) de confiance. Jusqu'alors moufti de Tchétchénie, Akhmad Kadyrov 3 fut nommé dirigeant de la république par Vladimir Poutine, fonction qu'il occupera jusqu'à son assassinat en 2004. Son fils, Ramzan, à la fois plus brutal et islamiste 4 que lui, mais aussi plus loyal vis-à-vis de Moscou, reprit ensuite la fonction 5. Défaite, la résistance tchétchène laïque se réfugia en Occident tandis que les bataillons djihadistes continuèrent de mener la lutte pendant dix ans dans les zones montagneuses et reculées de la république
RÉPUBLIQUE D'ITCHKÉRIE ET ÉMIRAT DU CAUCASE
Gangrenée par l'islamisme montant, la résistance tchétchène s'est alors divisée. Dokou Oumarov, de tendance salafiste, est devenu en 2004 le deuxième Président de la République d'Itchkérie. Cependant, en 2006, ce salafiste bon teint a décidé de se proclamer émir du nouvel Émirat du Caucase, affilié à al-Qaïda et présent en Tchétchénie et au Daghestan 6. Son ancien ministre des Affaires étrangères, Akhmad Zakaev a alors repris la Présidence de la République d'Itchkérie depuis la Norvège où il s'était réfugié dès 2005, et a rallié autour de sa personne l'ensemble du camp laïc tchétchène réfugié en Occident 7.
Au fur et à mesure de la reprise des zones montagneuses par l'armée russe, les bataillons de l'Émirat du Caucase ont dû fuir le Nord-Caucase via la vallée de Pankisi en Géorgie et s'expatrier sur les différents théâtres du djihad international pour devenir les principaux fers de lance des katibas (bataillons islamistes) et des sociétés militaires privées (SMP) djihadistes 8.
LES TCHÉTCHÈNES SUR LES FRONTS DU DJIHAD
Boutés hors de Tchétchénie par l'armée russe, les combattants de l'Émirat islamique du Caucase sont partis en Syrie-Irak et en Afghanistan. Là, au service d'al-Qaïda, ils ont toujours été à l'avant-garde des katibas djihadistes, sachant allier la technicité militaire et la fougue dans une sorte de réédition moderne des combattants khaldouniens 9.
Puis, les Tchétchènes ont joué le même rôle au service de Daech. Regroupés dans la katiba al-Tawhid-wal Ansar-al-Djihad, ils formaient alors la garde prétorienne d'Abou Bakr al-Baghdadi, le chef de Daech ; ils savaient piloter les quelques Soukhoï pris à l'armée syrienne sur la base d'al-Takba ; ils composaient les commandos des opérations spéciales de Daech et sont la « Nation » qui a envoyé le plus de combattants-suicides à l'étranger.
Cependant, l'hostilité croissante entre al-Qaïda et Daech a fini par opposer les deux principales katibas tchétchènes qui leur étaient affiliées et a reporté sine die leur objectif de « libération » de la Tchétchénie, faisant désormais d'eux des auxiliaires spécialisés des conflits locaux (Syrie, Ukraine). La participation des djihadistes tchétchènes aux combats a accru leur expérience et leur savoir-faire militaire. Aussi, petit à petit, les djihadistes tchétchènes ont commencé à se « mercenariser » en créant des SMP (Malhama Tactical, Chechen Tactical) vendant chèrement leurs services aux plus offrants dans la cause djihadiste. Ces SMP, qui n'ont rien à envier à leurs concurrentes occidentales ou russes, ont révélé au monde la grande efficacité des combattants tchétchènes. C'est pourquoi les deux parties belligérantes ont fait appel à eux dès le début du conflit en Ukraine, en 2014 10.
LES TCHÉTCHÈNES EN UKRAINE
En 2022, les Tchétchènes présents en Ukraine se partagent entre les bataillons pro-ukrainiens « Djokhar Doudaev » et « Cheikh Mansour » et la 141e Division de fusiliers motorisés (DFM), rattachée à l'armée russe.
Dès 2014, deux bataillons tchétchènes antirusses étaient déjà présents côté ukrainien dans le Donbass, reproduisant la fracture existant dans l'opposition tchétchène entre les laïcs du bataillon Djokhar Doudaev (dits Zakaevtsy, partisans d'Akhmad Zakaev) et les djihadistes du bataillon Cheikh Mansour (dits Oumarovtsy, partisans de Dokou Oumarov).
LE BATAILLON DJOKHAR DOUDAEV (ZAKAEVTSY)
Fondé en mars 2014 au Danemark par des membres de l'intelligentsia laïque tchétchène en exil 11, le bataillon international de maintien de la paix « Djokhar Doudaev », plus généralement appelé « bataillon tchétchène », est une unité composée de volontaires dont beaucoup ont combattu pendant les deux guerres de Tchétchénie aux côtés de la République d'Itchkérie. Le bataillon a été fondé par Isa Mounaev, ancien commandant de la défense de Groznyï pendant la deuxième guerre de Tchétchénie. A sa mort - lors de la bataille de Debaltseve dans le Donbass le 1er février 2015 -, la direction en a été reprise par Amina Okoueva 12, puis à la mort de celle-ci en 2017, par son mari, Adam Osmaev, célèbre pour avoir été arrêté par les services de renseignement ukrainiens (SBU) en 2012 après une tentative d'attentat contre Vladimir Poutine 13.
Jusqu'en 2022, le bataillon n'était pas reconnu par l'État ukrainien, ni soumis à aucun dirigeant politique local. Aussi, Isa Mounaev s'est battu jusqu'à sa mort pour que son bataillon soit intégré à l'armée ukrainienne régulière. A la suite de sa disparition en 2015, Semen Sementchenko, le commandant du bataillon Donbass 14 postait sur Facebook : « maintenant, je dois tenir ma parole et aider à légaliser son bataillon » 15.
Le bataillon, spécialisé dans la contre-guérilla, comprend entre 300 et 500 volontaires, principalement des Tchétchènes, mais également des Géorgiens, des Ingouches, des Azéris et des ressortissants d'autres peuples caucasiens opposés à la Russie. Il est basé à Novomoskovsk dans l'oblast de Dnipropetrovsk 16. Il a participé à la défense de Kiev pendant l'invasion russe de l'Ukraine en 2022, puis s'est rendu à Louhansk lors du redéploiement russe dans le Donbass 17. Le bataillon « considère la guerre comme faisant partie d'une lutte plus large contre l'impérialisme russe et le régime de Ramzan Kadyrov » 18. Il est « resté fidèle à l'esprit de la première guerre d'indépendance de 1994-1996, celle pour une Tchétchénie laïque » 19.
LE BATAILLON CHEIKH MANSOUR (OUMAROVTSY)
L'autre unité tchétchène est le bataillon Cheikh Mansour. Il a également vu le jour au Danemark, en octobre 2014, à la suite d'une scission au sein du bataillon Djokhar Doudaev, le premier voulant aller combattre à Marioupol, le second à Kramatorsk. Le nom de « Cheikh Mansour » se réfère au leader militaire et religieux Mansour Outchourma (1760-1794) dit Al-Imam al-Mansour al-Moutawakil 'ala Allah, un chef de guerre tchétchène musulman qui a dirigé la résistance contre Catherine II dans le Caucase à la fin du XVIIIe siècle 20.
Le bataillon Cheikh Mansour est dirigé par Mouslim Tcheberloevskiï et est basé à proximité de Marioupol, dans le sud-est de l'Ukraine. Il a notamment participé à la bataille de Chyrokyn en 2015 21. Pendant l'invasion russe de l'Ukraine, il a combattu aux côtés du bataillon Djokhar Doudaev à Kiev, puis à Marioupol, sans toutefois fusionner avec celui-ci.
LES KADYROVTSY
En face, depuis février 2022, les Kadyrovtsy ont rejoint l'Ukraine du côté de la Russie. Ils forment officiellement la 141e Division de fusiliers motorisés, qui regroupe 12 000 hommes. Bien que pro-Poutine, les Kadyrovtsy cultivent également l'ambiguïté du positionnement idéologique propre aux Tchétchènes, partagés entre nationalistes et djihadistes, tous en revanche loyaux à Moscou. Cette loyauté est la seule exigence du Kremlin, qui leur accorde une large autonomie et une grande marge de manœuvre. Les Kadyrovtsy tirent leur nom d'Akhmad Kadyrov, le premier chef de la République de Tchétchénie désigné par Moscou après sa reprise de contrôle de la région en 2000. Les Kadyrovtsy sont à la fois les forces de sécurité de Tchétchénie, des unités de la Garde nationale russe et peuvent, à l'occasion, être engagés dans les opérations extérieures de Moscou (Syrie, Ukraine). Ils sont les sous-traitants de l'armée russe et les exécutants de ses basses œuvres. Leur statut volontairement flou, tant vis-à-vis de cette dernière que de la Rébpublique de Tchétchénie, leur confère une grande autonomie d'action, dont ils profitent pour laisser libre cours à leur brutalité devenue légendaire et justifier leurs dérapages. Les Kadyrovtsy font ainsi souvent figure de milice personnelle de Ramzan Kadyrov et d'escadrons de la mort, et sont régulièrement accusés par des organisations internationales et des associations de protection des droits de l'homme de détentions arbitraires, de tortures et d'enlèvements d'opposants et d'homosexuels. Les Kadyrovtsy organisent même régulièrement des rapts d'opposants à l'extérieur de la Tchétchénie et sur le territoire russe avec la complicité des autorités fédérales 22.
Depuis février 2022, la 141e DFM suit les avancées, les revers et les redéploiements de l'armée russe sur le terrain. Elle est appuyée par :
- le bataillon Smert (bataillon de la mort), une unité de 300 Tchétchènes qui opère dans l'est de l'Ukraine aux côtés des rebelles de la RPD 23. Il relève directement du Président de la République populaire de Donetsk (RPD), Denis Pouchiline, et est spécialisé dans le renseignement militaire. A ce titre, dès 2014, le bataillon Smert avait pour mission de « capturer » les Tchétchènes combattant aux côtés du gouvernement ukrainien 24. Selon les informations relayées par le journaliste britannique Oliver Carroll, une cinquantaine de personnes du bataillon protégeaient le premier Président de la RPD, Aleksandr Zakhartchenko. Le 4 avril 2022, le commandant en second du bataillon, Rouslan « Stinger » Azizov, a trouvé la mort dans les combats près de Roubijnye (oblast de Louhansk) 25 ;
- le bataillon Vostok (bataillon de l'Est), formé en 2014 et commandé par Oleksandr Khodakovsky, un transfuge du Service de sécurité ukrainien (SBU) devenu le chef du service de sécurité de la RPD et des Forces patriotiques du Donbass. Ce bataillon d'insurgés donbassiens comprendrait quelques dizaines de Tchétchènes et quelques volontaires russes 26.
LE DÉROULÉ DES OPÉRATIONS
Des unités kadyrovtsy se sont retrouvées aux avant-postes de l'invasion russe en Ukraine, dès le 24 février 2022.
Le chef tchétchène Ramzan Kadyrov a confirmé le 26 février que ses hommes avaient été déployés en Ukraine et avait appelé au renversement du pouvoir ukrainien 27. Selon Oleksiy Danilov, le secrétaire du Conseil national de sécurité et de défense d'Ukraine, les Kadyrovtsy ont été déployés pour capturer et tuer des dirigeants ukrainiens, dont le Président Volodymyr Zelensky.
Le 27 février 2022, l'armée ukrainienne a affirmé avoir détruit un important convoi de forces tchétchènes près de Hostomel, une ville située au nord-ouest de Kiev. 56 chars auraient été détruits en cette occasion, bien que l'attaque au missile ait été retardée parce que les Kadyrovtsy s'étaient cachés derrière des infrastructures civiles. Le groupe Alpha du SBU qui a participé à l'embuscade déclare avoir tué le commandant de la 141e DFM, le général de division Magomed Touchaev, jusque-là connu pour ses purges brutales anti-LGBT en Tchétchénie depuis 2017 28.
Le 28 février 2022, Kadyrov a posté un message sur Telegram dans lequel il a déclaré que « les tactiques choisies en Ukraine sont trop lentes », exhortant les forces russes à prendre des mesures plus agressives. Le 1er mars, Kadyrov a publié un autre message disant que deux soldats tchétchènes avaient été tués et six blessés, et a déclaré que l'invasion devait « passer à des mesures à grande échelle » 29. Selon le SBU, les unités tchétchènes ont subi des « centaines » de pertes lors de leur déploiement autour de Kiev et ont été retirées du front le 13 mars 2022 30.
Anna Krasoulina, l'attachée de presse de Svetlana Tikhanovskaia, la dirigeante de l'opposition biélorusse en exil, a affirmé le 2 mars 2022 qu'un grand nombre de corps de combattants tchétchènes morts ont secrètement été stockés dans les morgues de Mozyr, ville biélorusse située à une centaine de kilomètres de la frontière ukrainienne. Il n'y a aucune confirmation indépendante ou officielle de ces informations 31.
Le 3 mars 2022, le Times a rapporté qu'un groupe de soldats tchétchènes avait été envoyé pour infiltrer Kiev, dans le but d'assassiner le Président ukrainien Volodymyr Zelensky. Néanmoins, selon Olesiy Danilov, le secrétaire du Conseil ukrainien de sécurité nationale et de défense, le groupe a été neutralisé après que des informations aient été divulguées par des éléments anti-guerre du Service fédéral de sécurité russe 32.
Le même jour, des journalistes de Reuters se sont rendus dans la ville martyre de Boutcha, près de Kiev, interrogeant des témoins oculaires, étudiant des preuves photographiques, vidéos et des documents laissés par les Russes après leur retrait. Selon ces journalistes, des unités tchétchènes étaient présentes à proximité - à Loubianka, Hostomel et Borodianka - pendant l'occupation russe de la zone. Des témoins oculaires ont même déclaré à Reuters avoir vu des soldats tchétchènes à Boutcha. Les habitants de cette ville ont témoigné aux journalistes du meurtre d'un résident local non armé par les Kadyrovtsy, preuves à l'appui, et indiqué que ces derniers ont largement participé aux différents massacres dans leur ville, ciblant intentionnellement des civils 33.
Après le redéploiement de l'armée russe début avril 2022, les Kadyrovtsy se sont alors dirigés vers Louhansk, puis Marioupol. Ramzan Kadyrov s'est notamment affiché, entouré de ses hommes, lors de la prise de la ville par l'armée russe en mai 2022, opération dans laquelle il a prétendu jouer lui-même un rôle central 34. S'il est en effet indéniable que des Kadyrovtsy ont été vus en train de combattre aux côtés des Russes lors du siège de Marioupol, pour autant, selon l'armée ukrainienne et des témoins locaux, ils ont davantage joué le rôle d'arrière-garde de l'armée russe, que celui de corps d'élite chargé des actions offensives ainsi qu'ils le mettaient en avant dans leurs vidéos postées sur YouTube 35, se livrant à une propagande mensongère grossière.
De nombreux analystes ont ainsi déclaré que la présence des Kadyrovtsy en Ukraine avait surtout un but psychologique 36. Écrivant pour Foreign Policy, Justin Ling a déclaré que les médias russes « utilisaient la présence même de soldats tchétchènes en Ukraine comme une arme psychologique contre les Ukrainiens », tandis que Jean-François Ratelle, professeur à l'Université d'Ottawa, disait qu'il s'agissait « de faire croire aux gens que ce qui s'est passé en Tchétchénie se produira en Ukraine ; qu'ils saccageront la ville, pilleront, violeront et tueront » 37. Aleksandr Kvakhadze de la Fondation géorgienne pour les études stratégiques et internationales a indiqué que « les images et les métadonnées montrent que la plupart des forces tchétchènes sont à au moins 20 km de la ligne de front, la seule chose qu'elles font est d'enregistrer des vidéos pour motiver les gens à l'intérieur de la Tchétchénie et promouvoir l'image guerrière de Kadyrov et de ses forces » 38. Ramzan Kadyrov a été ainsi largement moqué en ligne en tant que « guerrier TikTok » après qu'une photo destinée à le montrer en train de voyager en Ukraine l'ait montré en train de prier dans une station-service dont la marque n'existe qu'en Russie 39. De même, alors qu'il affirmait constamment se trouver en Ukraine, l'adresse IP de son téléphone GSM le localisait à Groznyï 40.
Le 1er avril, les médias ukrainiens ont rapporté que les troupes tchétchènes auraient exécuté des conscrits de la République Populaire de Louhansk (RPL) qui refusaient de se battre 41. Selon d'autres informations non confirmées et à considérer avec prudence, les unités tchétchènes auraient exécuté des soldats russes gravement blessés dans des hôpitaux de campagne. Le 29 avril 2022, le SBU a allégué qu'une unité de soldats bouriates de l'armée russe et des troupes tchétchènes de la 141e DFM avaient échangé des tirs dans le village de Kyselivka dans l'oblast de Kherson, conflit causé par le partage du butin et exacerbé par les tensions. Les soldats bouriates considéraient comme du favoritisme la part du butin réservée aux troupes tchétchènes, car les Bouriates étaient en première ligne et menaient des opérations offensives tandis que les Tchétchènes, pourtant mieux équipés, restaient à l'arrière en tant que troupes d'appui pour mener des opérations de nettoyage anti-partisans 42.
Alors qu'il a longtemps gardé le silence sur leur présence, Ramzan Kadyrov a toutefois reconnu la participation des Zakaevtsy et des Oumarovtsy dans la confrontation avec l'armée russe et a formulé des menaces à leur encontre. Bien qu'ils soient réticents à le reconnaître, les proches de Kadyrov admettent que le déploiement des Kadyrovtsy en Ukraine pose des risques pour la survie du régime à Groznyï-même. « Certains rapports suggèrent que Kadyrov et d'autres éléments de sa direction, dont les numéros deux et trois du régime, le député de la Douma Adam Delimkhanov et le Président du Parlement tchétchène Magomed Daoudov, ont discrètement envoyé leurs familles à Dubaï, en prévision possible d'une recrudescence des troubles en Tchétchénie » 43.
TCHÉTCHÈNES ET TATARS DE CRIMÉE : UNE FRATERNITÉ IDÉOLOGIQUEMENT FLOUE
Les Tchétchènes pro-Kiev peuvent compter en Ukraine sur le soutien des Tatars. Pour des raisons culturelles et historiques anciennes, ce peuple musulman turcophone, revendique son attachement ancien à la Crimée. L'annexion de la presqu'île par la Russie en 2014 avait été mal vécue par eux et, à la différence des autres Criméens, ils avaient en majorité opté pour l'exil en Ukraine, où ils se sont établis dans l'Oblast' de Kherson.
Depuis, un certain nombre de Tatars ont rejoint l'armée ukrainienne, soit directement, soit dans des bataillons autonomes :
- Le bataillon Krym a été créé en juin 2014 à l'initiative du chef de l'association nationale des Tatars de Crimée, Moustafa Djemilev. Il se définit comme le « bataillon islamique de Crimée » et est basé à Berdiansk, à mi-chemin entre la « frontière » criméenne et Marioupol 44. Toutefois, selon son chef, le commandant Isa Akaev, des militaires d'autres confessions peuvent y servir. Ainsi, il, se compose principalement de Tatars de Crimée, de Tchétchènes et de représentants d'autres nationalités. Son effectif est estimé à près de 1 000 personnes 45. Le bataillon Krym combat auprès du groupe paramilitaire nationaliste ukrainien Pravy Sektor et opère souvent avec le bataillon tchétchène Cheikh Mansour 46. On sait que depuis juin 2014, il a participé au conflit armé dans le Donbass et à la bataille de Kiev en février-mars 2022 ;
- Le bataillon Noman Tchelebidjikhan est une unité paramilitaire spéciale formée de tatars de Crimée qui combattent les séparatistes pro-russes, les Russes et leurs alliés. Créé en 2016, il porte le nom de l'activiste tatar Noman Tchelebidjikhan (1885-1918) exécuté par les bolcheviks durant la « Terreur rouge ». Basé à Tchonhar, près de la frontière criméenne, dans l'Oblast' de Kherson, le bataillon comprendrait plus de 250 hommes et bénéficierait d'une aide de la Turquie - qui soutient les Tatars de Crimée - qui lui fournirait argent et uniformes. Il entretient également des liens avec certaines organisations islamistes et d'extrême-droite turques 47. Depuis sa création en janvier 2016, le bataillon a participé avec Svoboda, Pravy Sektor, Azov et d'autres groupes paramilitaires nationalistes ukrainiens, au blocus civil de la Crimée et au conflit dans le Donbass où ses hommes furent engagés pour la recherche du renseignement et le sabotage 48. En revanche, son chef fondateur, Lenur Islyamov, aurait été « retourné » par la Russie dès l'invasion de la Crimée en mars 2014, sans pour autant être « reconnu » par Moscou, Moscou et Kiev convenant l'un et l'autre qu'Islyamov travaillait à un projet séparatiste tatar soutenu par la Turquie 49. Certains membres du bataillon Noman Tchelebidjikhan sont poursuivis par la justice russe. Notamment, six religieux de cette organisation ont été accusés d'appartenir au Hizb ut-Tahrir, une organisation salafiste interdite en Russie 50.
Le combat de la résistance tatare rejoint donc en certains point celui des tchétchènes en Ukraine. Mais le flou quant à leurs motivations véritables - lutte pour la reconnaissance du nationalisme tatar ou pour l'islam politique ? - rend difficile la lecture des objectifs des bataillons musulmans en Ukraine.
Mouslim Tcheberloevskiï affirmait ainsi en 2017 que le conflit ukrainien « est une continuation de la guerre pour la libération de notre patrie. J'ai entendu des rumeurs selon lesquelles les Tchétchènes ont vaincu la Russie, qu'elle rend hommage et que les lois russes ne s'y appliquent pas. Je ne suis pas un politicien, je suis un militaire, je ne peux pas donner d'appréciation. Nous avons perdu beaucoup de ressources dans deux guerres, nous avons pratiquement épuisé l'opportunité de combattre sur notre propre terre. Les peuples doivent déterminer leur propre destin. Nous croyons que nous allons gagner ». Cinq ans plus tard, Adam Osmaev ajoutait : « Chers Ukrainiens, s'il vous plaît, ne considérez pas ces gens [les Kadyrovtsy] comme des Tchétchènes. « Ce sont des traîtres... des marionnettes de la Russie. De vrais Tchétchènes se tiennent à vos côtés, saignant avec vous, comme ils l'ont fait au cours des huit dernières années ». Un combattant du bataillon Cheikh Mansour ajoutait comme un appel sur les réseaux sociaux : « Je vous jure au nom de Dieu qu'au moins 90% de la population de Tchétchénie s'enracine de cœur pour le peuple ukrainien - qui subit le même génocide que mon peuple - de tout son cœur et de toute son âme. Comme tous les peuples du monde, j'ai entendu dire que la Tchétchénie, avec la Russie et la Biélorussie, a attaqué l'Ukraine et tente de l'occuper. Tout d'abord, je veux poser une question à tous les peuples de la terre : quels peuples de l'histoire de l'humanité ont perdu près de la moitié de leur population entière dans la lutte pour leur liberté et leur indépendance ? Je vais répondre à cette question pour vous - c'est mon peuple, le peuple tchétchène » 51.
La division des Tchétchènes entre pro-russes et pro-ukrainiens complique de surcroît la rhétorique djihadiste communément utilisée par les uns et les autres au front.
LA DÉCRÉDIBILISATION DU DJIHAD
Aguerris sur les différents fronts du djihad et ayant occupé des postes politiques et militaires de haut rang au sein d'al-Qaïda, de Daech, ou encore dans les SMP djihadistes, les combattants tchétchènes savent manier le discours du djihad. Cependant, un fait nouveau s'impose à eux dans le conflit ukrainien : l'utilisation d'une même rhétorique par des combattants de même origine, se trouvant pour la première fois face à face sur le front.
Jusqu'alors, la progression du djihadisme s'opérait toujours dans la surenchère islamiste et le fanatisme. Tout nouveau mouvement était destiné à devenir plus radical que son prédécesseur, peu à peu marginalisé, décrédibilisé et perdant à la fin toute influence. Or, pour la première fois, le conflit ukrainien place face à face deux forces qui se servent de la même rhétorique djihadiste et se combattent pour la même cause : défendre l'honneur d'Allah, du musulman et du peuple tchétchène. Mais, de quel côté est cet honneur ?
LA SURENCHÈRE DU DJIHAD PAR LES BELLIGÉRANTS TCHÉTCHÈNES
Les Tchétchènes combattant en Ukraine utilisent donc de part et d'autre la même rhétorique djihadiste, justifiant leur combat au nom de l'islam et accusant l'ennemi, même tchétchène, d'être un apostat et un « infidèle ».
- Chez les Kadrovtsy, le 28 février 2022, Salakh Mejiev, un érudit musulman proche du moufti de Tchétchénie, a qualifié l'invasion de l'Ukraine de « guerre pour le prophète, et les Tchétchènes qui y sont morts étaient des martyrs, c'est-à-dire ceux qui sont morts dans le chemin d'Allah » 52. Ramzan Kadyrov, qui adhère au soufisme - une secte modérée de l'islam avec de profondes racines historiques en Tchétchénie -, a tenté de qualifier les batailles en Ukraine de djihad : « Nous avons un ordre, nous avons le djihad ! » écrit-il sur Telegram le 4 mars 2022. Par ailleurs, dans une vidéo postée sur cette même chaîne, le 26 mars 2022, montrant un combat dans la ville de Marioupol - des hommes en uniforme, certains avec de longues barbes, tirant sur un immeuble résidentiel où des combattants du régiment nationaliste ukrainien Azov étaient retranchés, scènes accompagnées de chants islamiques traditionnels en arabe -, Kadyrov dit, entre autres : « Les dômes de la vérité sont nos casques, les mosquées sont nos casernes ». Kadyrov joue à plusieurs reprises avec le symbolisme islamique dans ses vidéos martiales. Entre les combats de rue et les saluts aux drapeaux, des scènes le montrent avec son entourage priant dans une mosquée. Dans des vidéos censées montrer les soldats de Kadyrov au front, des hommes barbus crient « Allahou Akbar » ou lèvent l'index droit en l'air - un signe fréquemment utilisé par les islamistes. C'est l'engagement envers le Tawhid, l'unité de foi musulmane. « Battez-vous pour le Saint Coran ! », ajoute-t-il, en précisant que Salah Mirsaev, le moufti de Tchétchénie lui a dit que le prophète Mohammed avait eu besoin, au VIIe siècle, de faire alliance avec l'Empereur d'Abyssinie, chrétien, pour battre une armée ennemie ; ce qui, selon lui, lui donne la légitimité religieuse pour agir de même aux côtés de Vladimir Poutine. Kadyrov appelle donc dorénavant ses combattants à débarrasser l'Ukraine de ses « chaïtans itchékériens tchétchénophones et à la déchaïtanisation de l'Ukraine ». Son adversaire est alors comparé à ces créatures maléfiques ornant l'imaginaire musulman que sont les chaïtans 53.
- En face, l'argument religieux dans la crise ukrainienne n'a guère produit d'effets. Il y a eu seulement quelques timides réactions dans la communauté tatare de Crimée exilée depuis 2014 en Ukraine. Ainsi, dans une vidéo largement partagée par les médias ukrainiens, Aïder Roustemov, le chef de la communauté musulmane de Crimée, reconnue par l'Ukraine, a exhorté les musulmans ukrainiens à défendre leur pays et a appelé leurs coreligionnaires russes à dénoncer l'agression de Moscou. Il a également appelé les musulmans présents dans l'armée russe à déserter : « Votre route vers l'Ukraine dans de telles circonstances est une route assurée soit vers le meurtre, soit vers la mort. Ni vous ni nous ne sommes autrement destinés. Après tout, si vous participez à l'invasion de l'Ukraine, vous tuerez directement ou indirectement des musulmans. Vous pouvez rencontrer des musulmans ici qui défendront leurs biens, leurs familles, leur honneur. Et s'ils meurent, alors ils mourront en martyrs, Inch'Allah. Et vous, en tant que qui mourrez-vous ? ». Saïd Ismagilov, le moufti d'Ukraine, lui a ensuite emboîté le pas en appelant à l'unité ukrainienne contre l'agression russe - et en appelant les musulmans russes à « ne pas soutenir le régime de Poutine ». Sur sa page Facebook, il a publié des photographies d'une mosquée ukrainienne endommagée par des obus russes et a demandé aux musulmans du monde « d'être de son côté », arguant que l'Ukraine est un pays, contrairement à la Russie, « où l'islam est une religion respectée » 54.
- En complément au discours djihadiste, l'image salafiste de la honte est également mise en avant pour effrayer l'adversaire. Ce ressort psychologique de l'image a pour la première fois été utilisé à Kobane (Syrie) en 2016. Là, les Daechiens ne souhaitaient pas tomber sous les balles de combattantes kurdes ne portant pas le foulard, condition sine qua non pour être sûr selon eux d'aller au paradis. Ils avaient donc militairement préféré reculer que de se soumettre aux « femmes pécheresses » ou d'être abattus par elles. Pour les mêmes raisons, en Ukraine, à partir de février 2022, le bataillon Azov, d'orientation idéologique ouvertement fasciste, a enduit ses balles de graisse de porc et l'a fait savoir par des vidéos provocatrices pour effrayer les Kadyrovtsy. Ces derniers, redoutant d'être fauchés par ces « balles impures » ont dû pour battre en retraite 55.
L'ILLISIBILITÉ DE LA LECTURE DJIHADISTE DU CONFLIT UKRAINIEN
Les Tchétchènes forment depuis toujours un peuple de guerriers pour lesquels le code d'honneur revêt une valeur majeure. Depuis leur islamisation au XVIIIe siècle, ils placent leur fougue au service de la gazavat, la guerre sainte, assimilée aujourd'hui au « petit djihad » contre l'« infidèle ».
Or, la particularité du conflit ukrainien réside dans le fait que pour la première fois dans l'histoire de la radicalisation islamiste, la gazavat est invoquée par les deux parties, ce qui provoque une grande confusion dans l'ensemble du monde musulman, puisque les combattants tchétchènes des deux camps s'attribuent sa légitimité. Ainsi, c'est l'air médusé que les combattants djihadistes de l'ensemble du monde musulman observent les deux factions tchétchènes utiliser la même rhétorique, tout en faisant chacune alliance avec l'« infidèle » ukrainien ou russe. Qu'a l'islam à gagner dans le conflit ukrainien ? Quel camp défend le mieux les intérêts de l'islam et des musulmans dans ce conflit ? Plus grave même, pourquoi les chantres tchétchènes de la gazavat ne sont-ils condamnés qu'à devenir, même sur une durée limitée, les supplétifs des deux parties belligérantes « infidèles » ? Enfin, quel camp apportera le meilleur message aux Tatars d'Ukraine et ce message devra-t-il être nationaliste ou islamiste ? La confusion autour de l'attribution de la légitimité de la gazavat en Ukraine crée en outre une incertitude totale à plus long terme pour l'avenir de la Tchétchénie-même, puisque les combattants djihadistes tchétchènes savent pertinemment que le salut de leur république ne pourra se réaliser qu'en alliance avec le kouffar - l'infidèle -, la Russie pour les Kadyrovtsy, l'OTAN pour les Zakaevtsy et les Oumarovtsy. Cette alliance visera soit le maintien de la Tchétchénie dans le monde russe pour les uns, soit sa libération avec, fatalement, l'aide du camp occidental pour les autres.
Aussi, l'inaudibilité du message de la gazavat tchétchène dans le monde musulman entraîne pour la première fois des doutes chez les combattants du djihad, ainsi qu'un malaise des États musulmans sur le plan diplomatique : aider les Tchétchènes, certes, mais lesquels ?
La situation n'est seulement claire qu'en Syrie, du fait que les Kadyrovtsy ont combattu aux côtés de l'armée russe et ont notamment participé au siège d'Alep en 2016. La participation des combattants tchétchènes dirigés par Ramzan Kadyrov à la guerre en Ukraine aux côtés de Moscou a alors suscité une virulente réaction de l'opposition islamiste syrienne. Certains ont décrit le président tchétchène comme un « agent traître et le garçon choyé de Poutine prenant part à des crimes contre l'humanité sous des slogans religieux faux et trompeurs ». Les djihadistes d'Idlib ont condamné Kadyrov et ses soldats, les considérant comme « des apostats infidèles qui se sont écartés de la religion de l'islam ». Une source djihadiste proche de Hayat Tahrir al-Cham (HTCh) à Idlib a déclaré à Al-Monitor sous couvert d'anonymat : « Les Tchétchènes qui combattent avec l'armée russe sont des apostats. Ils se sont éloignés de la religion de l'islam, même s'ils prétendent être des musulmans qui jeûnent et accomplissent les cinq prières quotidiennes. Ils se rangent du côté d'un ennemi qui montre ouvertement de l'inimitié contre l'Islam. Le volontariat dans l'armée russe est un blasphème et une apostasie, sans parler de participer à une guerre destructrice contre l'Ukraine ». Le dirigeant irakien du HTCh, Maïsara bin Ali - plus connu sous son nom de guerre, Abou Maria al-Qahtani - a déclaré sur Telegram : « Il n'est pas permis aux musulmans tchétchènes de soutenir l'État criminel russe dans sa lutte contre les Ukrainiens. Les musulmans de Tchétchénie ne devraient pas suivre les traces de Kadyrov dans son soutien à Poutine. La Russie a tué des milliers de musulmans et continue de les tuer. Renforcer la Russie en Ukraine signifie renforcer les criminels. Nous demandons à Dieu Tout-Puissant de transformer l'Ukraine en un cimetière pour les soldats de Poutine et ceux qui le soutiennent ». Le cheikh Abd al-Razzak al-Mahdi, proche du HTC à Idlib, a également exhorté les soldats tchétchènes à expulser l'armée russe de leur pays et à ne pas participer à la guerre contre l'Ukraine. L'opposition syrienne, ainsi que les djihadistes en Syrie, ont condamné Kadyrov pour être un allié de la Russie, qui a soutenu le président Bachar al-Assad dans sa guerre contre l'opposition syrienne 56.
La SMP djihadiste tchétchène Malhama Tactical étudie en conséquence la possibilité de former et d'envoyer prochainement des combattants formés sur le front aux côtés des bataillons tchétchènes pro-ukrainiens 57.
LE FARDEAU TCHÉTCHÈNE POUR LES BELLIGÉRANTS
Les rodomontades tchétchènes autour de la gazavat accélèrent également la prise de conscience chez les parties belligérantes du fardeau que devient au fil des ans la cause tchétchène transposée sur le territoire ukrainien, que ce soit au niveau de l'encadrement des milices tchétchènes, pour l'instant toutes composées de volontaires non naturalisés, qu'au niveau de leur avenir après le conflit.
- Pour les Ukrainiens, dès 2014 s'est posée la question de l'incorporation des milices tchétchènes dans l'armée nationale, ainsi que la naturalisation des combattants, ce qui reste une question très délicate pour Kiev. Elle s'inscrit dans le cadre, plus globale, des régiments de volontaires étrangers, voulant être reconnus, légalisés, voire naturalisés. Cependant, la dimension potentiellement djihadiste des combattants tchétchènes inquiète en Ukraine 58. Kiev s'interroge notamment sur l'encadrement par l'armée ukrainienne du bataillon Cheikh Mansour et de ses éléments les plus radicalisés. Ainsi, dénonçant clairement sa dérive djihadiste, le gouvernement ukrainien et le Président Zelensky avaient dissout le bataillon et désarmé ses membres en septembre 2019, avant de le réactiver en février 2022. Les autorités ukrainiennes avaient également plusieurs fois extradé des combattants, perquisitionné leurs caches et imposé des sanctions au bataillon en 2021 malgré sa position résolument pro-ukrainienne. Plusieurs combattants restent encore aujourd'hui menacés d'extradition 59. Ces sanctions ont été critiquées par plusieurs commandants ukrainiens tels que Dmytro Iaroch, l'ex-chef de Pravy Sektor, qui en a attribué la responsabilité au FSB russe et à des éléments infiltrés au sein du gouvernement ukrainien 60.
- Pour les Russes, s'est toujours posée la question de l'encadrement des Tchétchènes, sur leur sol comme à l'étranger. Pour Moscou flatter l'orgueil tchétchène en sous-traitant la gestion du problème à un teïp local, recevant une aide logistique et financière généreuse, permet de contenir toute possibilité de dissidence locale et de révolte en Tchétchénie, ce qui pourrait compromettre une paix fragile en Tchétchénie et dans l'ensemble du Nord-Caucase.
- En Crimée, les deux camps qui se disputent la péninsule, comprennent que la fin du conflit en Ukraine pourrait amener les combattants tchétchènes et tatars, démobilisés, armés et rompus au combat, à créer un foyer de déstabilisation et de terrorisme sur une base musulmane, nationaliste ou djihadiste, dans la presqu'île. La menace serait alors aussi grande pour Kiev que pour Moscou, tant en Crimée, dans le Nord-Caucase, qu'ailleurs en Ukraine et en Russie, d'autant plus que la Turquie, intéressée par regagner une certaine influence en mer Noire, apporterait probablement un soutien aux insurgés.
Aussi, l'un des rares points de convergence du conflit entre Ukrainiens et Russes est la gestion du fardeau tchétchène. La paix revenue, il leur faudra surveiller de près les combattants démobilisés et canaliser leur fougue légendaire.
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Quelle que soit son issue, le conflit ukrainien influencera durablement l'avenir de la Tchétchénie. Aujourd'hui, la vaillance au combat et les faits d'armes légitiment les chefs tchétchènes en lieu et place du droit. Ce phénomène est de plus renforcé par la structure clanique du peuple tchétchène et sa stricte observation du code d'honneur. Cependant, le vide juridique et légal et le recours systématique à la loi du fusil et du talion compromettront durablement la stabilité de la petite république caucasienne, que ce soit sous le giron russe ou en étant affranchie.
Enfin, la revendication du discours et de l'image salafiste et djihadiste par les différents teïps tchétchènes, opposés les uns aux autres, tant en Tchétchénie qu'à l'extérieur, rend inaudible sa portée dans l'ensemble du monde musulman et pourrait à terme détourner un certain nombre de musulmans de la radicalité.
1 La république tchétchène d'Itchkérie fut un État non reconnu (sauf un temps par la Géorgie, ainsi que par les talibans) de la Tchétchénie ayant existé de 1994 à 2000. C'est aussi le nom que porte le gouvernement séparatiste tchétchène en exil depuis 2000.
3 Pourtant partisan indépendantiste lors de la première guerre de Tchétchénie.
4 Kadyrov s'oppose cependant aux ingérences étrangères wahhabites et salafistes dans sa république ( sciencespo.fr).
9 Les théoriciens salafistes et djihadistes reprennent en l'adaptant à leur cause le concept d'État médiéval d'Ibn Khaldoun (philosophe musulman du XIVe siècle). Selon celui-ci, l'État musulman parfait repose sur la délimitation d'un territoire, la gestion du tribut et la sédentarisation des tribus (celles-ci, le plus souvent non arabes et fraîchement islamisées, deviennent alors les forces de défense de l'État musulman médiéval, alors que l'ancienne élite arabe islamisée occupe plutôt les fonctions économiques, administratives et juridiques de ce même État). Les organisations salafistes et djihadistes actuelles reprennent donc à leur compte cette idée (cf. Gaüzere David et Nomoné Yoann, Le chaudron vert de l'islam centrasiatique : vers un retour des ethnies combattantes en Asie centrale post soviétique ?, L'Harmattan, Paris, 2020).
11 Free Caucasus Organization, créée en 2006 au Danemark.
12 Médecin d'origine ukrainienne (de père tchétchène), militante du Maïdan, convertie à l'islam et lieutenant de police. Elle est devenue l'épouse d'Adam Osmaev, le chef du bataillon Djokhar Doudaev, lejdd.fr
14 Formation paramilitaire composée de volontaires ukrainiens fondée en avril 2014 en réaction au soulèvement pro-russe du printemps dans l'est du pays.
20 Lemercier-Quelquejay Chantal et Bennigsen Alexandre, « L'« islam parallèle » en Union soviétique. Les organisations soufies dans la République tchétchéno-ingouche », in Cahiers du monde russe et soviétique, vol. XXI, n°1, janvier-mars 1980, p. 50.
pinknews.co.uk. Bilan confirmé par l'agence de presse ukrainienne Kyiv Independant et un porte-parole de la Présidence ukrainienne.
38 observers.france24.com + foreignpolicy.com
39 theguardian.com independent.co.uk
40 telegraph.co.uk + pravda.com.ua
44 warriors.fandom.com s30116489994.mirtesen.ru
50 zmina.info + s30116489994.mirtesen.ru
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60 « Je crois que les agents du Kremlin, qui sont infiltrés dans les structures de pouvoir et les autorités ukrainiennes, mènent une opération spéciale pour déstabiliser la situation au sein de l'État dans le but d'étendre davantage l'agression et une invasion à grande échelle de l'Ukraine. C'est pourquoi les agents du Kremlin ont mis des voleurs, des bandits, des éléments anti-ukrainiens, des gens qui, côte à côte avec nous, ont parcouru le chemin militaire depuis 2014, défendant notre liberté et notre indépendance. Je préviens les autorités : nous, nos frères tchétchènes, ne serons pas trahis par l'ennemi. S'il est nécessaire d'utiliser la force pour les protéger, nous le ferons ».
Article original: Censor.net/ru
Photo: Ramzan Kadyrov. DR
Source de la version française: Cf2r.org