Une enquête du New York Times a révélé que la balle qui a tué une journaliste américano-palestinienne a été tirée depuis une position très proche de celle d'un véhicule militaire israélien.
Source : The New York Times, Raja Abdulrahim, Patrick Kingsley, Christiaan Triebert, Hiba Yazbek
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Jenine, Cisjordanie. Les journalistes pensaient être en sécurité.
À quelques rues de là, une fusillade entre des soldats israéliens et des Palestiniens vient de s'arrêter. Dans l'espoir d'interviewer des témoins, le groupe de reporters s'est dirigé vers un convoi militaire israélien. Parmi eux se trouvait Shireen Abu Akleh, célèbre journaliste de télévision palestino-américaine.
Soudain, six balles ont fusé vers eux, et ils ont couru se mettre à l'abri. Abu Akleh s'est accroupie près d'un caroubier.
Sept autres coups de feu ont retenti.
« Quelqu'un est-il blessé ? » a crié un passant, Sleem Awad, avant de voir Abu Akleh affalée face contre terre. « Shireen ! Shireen ! » a-t-il crié, alors qu'il reconnaissait la célèbre journaliste. « Bon sang, Shireen ! »
Les autorités palestiniennes ont déclaré que Abu Akleh avait été tuée intentionnellement par un soldat israélien en début de journée le 11 mai dans la ville de Jénine, en Cisjordanie. Les responsables israéliens ont déclaré qu'il se pourrait qu'un soldat ait tiré sur elle par erreur, mais ont également indiqué qu'elle pourrait avoir été tuée par un tireur palestinien. L'enquête préliminaire de l'armée israélienne a conclu qu'il n'était « pas possible de déterminer avec certitude la source des coups de feu. »
Une enquête menée pendant un mois par le New York Times a révélé que la balle qui a tué Abu Akleh a été tirée depuis un emplacement très voisin de celui du convoi militaire israélien, très probablement par un soldat d'une unité d'élite.
Les éléments de preuve examinés par le Times ont montré qu'il n'y avait aucun Palestinien armé près d'elle lorsqu'elle a été abattue. Ils contredisent les affirmations israéliennes selon lesquelles, si un soldat l'a tuée par erreur, c'est parce qu'il aurait tiré sur un Palestinien armé.
L'enquête du Times a également montré que 16 coups de feu avaient été tirés depuis l'endroit où se trouvait le convoi israélien, contrairement aux affirmations israéliennes selon lesquelles le soldat aurait tiré cinq balles dans la direction des journalistes. Le Times n'a trouvé aucune preuve qui établirait que la personne qui a tiré ait reconnu Abu Akleh et l'ait visée personnellement. Le Times n'a pas été en mesure de déterminer si le tireur avait vu qu'elle et ses collègues portaient des gilets de protection marqués du mot « Presse ».
5h00, le 11 mai
Correspondante américano-palestinienne d'Al Jazeera, Abu Akleh, 51 ans, était une personnalité bien connue au Moyen-Orient. Pendant plus de vingt ans, elle avait couvert le conflit israélo-palestinien et l'occupation de la Cisjordanie par Israël. Aujourd'hui, elle devient la dernière victime en date.
Son meurtre a suscité l'indignation du monde entier et, pour les Palestiniens, il en est venu à incarner les dangers et les frustrations de la vie sous occupation militaire israélienne. Les décès de Palestiniens attirent rarement l'attention de la communauté internationale, et les soldats accusés de crimes contre des Palestiniens en Cisjordanie sont rarement condamnés.
Abu Akleh était venue à Jénine ce jour-là pour couvrir les raids militaires israéliens en cours sur la ville.
Dans les semaines précédant ce jour-là, une vague d'attentats palestiniens avait tué 19 personnes, Israéliens et étrangers, et certains des assaillants venaient de la région de Jénine. En réponse, l'armée israélienne a lancé une série de raids à Jénine, parfois pour procéder à des arrestations, et les soldats ont souvent été accueillis par des tirs palestiniens.
Alors que le soleil se levait le 11 mai, un autre raid commençait.
Vers 5 heures du matin, une habitante de Jénine, Fatima al-Hosari, a vu sur les médias sociaux des informations indiquant qu'un raid militaire était en cours et elle a craint que l'armée ne vienne chercher deux de ses fils. Un troisième de ses fils avait été tué dans une fusillade lors d'un raid israélien sur Jénine en mars. Et voilà que deux autres de ses fils étaient maintenant recherchés par l'armée, accusés d'activités de guerilla.
Alors que les soldats israéliens approchaient de leur maison - dans un quartier densément peuplé principalement de descendants des Palestiniens qui avaient fui ou avaient été expulsés de leurs maisons pendant la guerre de 1948 qui a entouré la création d'Israël - al-Hosari a réveillé ses fils et leur a dit de s'enfuir.
Quelques instants plus tard, des soldats israéliens se sont présentés à leur porte, et selon les membres de la famille, ils l'ont ouverte à l'aide d'explosifs et ont pris d'assaut la maison. Les soldats ont exigé de savoir où se trouvaient les frères, mais leurs parents ont refusé de le leur dire.
Les soldats se sont tournés vers un bâtiment mitoyen où ils pensaient que les frères pouvaient se cacher. Selon les membres de la famille, ils en ont forcé l'entrée et sont montés au deuxième étage. Et depuis une fenêtre du deuxième étage, ils ont échangé des coups de feu avec des tireurs palestiniens au sud.
À trois kilomètres au nord, un convoi de cinq véhicules militaires israéliens entrait en Cisjordanie, menés par un véhicule blindé israélien MDT David [transporteur tout-terrain blindé léger, NdT].
5h45
Vers 5h45 du matin, Abu Akleh a été réveillée dans son hôtel de la banlieue de Jénine par un appel d'Ali Samoudi, 54 ans, producteur de longue date d'Al Jazeera, qui lui a demandé instamment de se rendre le plus rapidement possible sur les lieux du raid.
Elle a rencontré trois collègues d'Al Jazeera sur le parking de l'hôtel. Ils ont enfilé des gilets pare-balles portant l'inscription « PRESS » en grosses lettres, puis se sont rendus aux abords du quartier d'al-Hosaris.
Samoudi était déjà sur place, ainsi que deux journalistes freelance, Mujahed Saadi, 35 ans, et Shatha Hanaysha, 29 ans.
Alors que les journalistes se rassemblaient, le convoi israélien, qui avait été envoyé pour extraire les soldats impliqués dans le raid, est arrivé sur une route voisine, la New Camp Street.
Le raid militaire semblait toucher à sa fin et les journalistes voulaient emprunter la New Camp Street, dépasser le convoi et se diriger vers la maison des al-Hosaris, ont déclaré les journalistes survivants.
Mais ils ont attendu quelques minutes en haut de la New Camp Street, dans l'intention d'évaluer la réaction des soldats avant de s'approcher du convoi. Si les soldats avaient voulu qu'ils gardent leurs distances, les journalistes ont déclaré qu'ils se seraient attendus à une sorte d'avertissement, peut-être quelques coups de feu tirés en l'air.
6h24
Awad, 27 ans, avait suivi le raid sur les médias sociaux et s'est aventuré dehors pour voir par lui-même. À 6h24 du matin, il a commencé à diffuser une vidéo en direct sur TikTok.
Ainsi que le montre la vidéo de Awad, l'atmosphère était relativement calme.
Abu Akleh et ses collègues ont commencé à descendre New Camp Street en direction de la maison des al-Hosari, où les échanges de tir avaient faibli.
Il était 6h31, deux minutes après que le dernier coup de feu ait été tiré.
6h31
La fusillade a repris quelques secondes plus tard - une rafale de six coups de feu qu'on entend dans la vidéo de Awad.
« Ils nous tirent dessus », a crié Samoudi. Il s'est retourné, a-t-il dit, et a senti son dos exploser lorsqu'une balle a transpercé son gilet de protection et déchiré son épaule gauche.
« Ali a été touché, Ali a été touché ! » a crié Abu Akleh, se souvient Samoudi. C'était la dernière fois qu'il devait entendre sa voix.
Saadi, un des journalistes freelance, est entré d'un bond dans un bâtiment en construction. L'autre journaliste, Hanaysha, s'est abritée près d'un mur, derrière un caroubier.
Abu Akleh était accroupie de l'autre côté de l'arbre, dos au convoi israélien, comme le montre la vidéo prise par le caméraman de l'équipe, Majdi Bannoura.
Puis sept autres coups de feu ont retenti.
L'Autorité palestinienne, qui administre certaines parties de la Cisjordanie, a déclaré que l'autopsie avait montré qu'une de ces balles était entrée dans le crâne de Abu Akleh par l'arrière, était sortie par le front et avait touché l'intérieur de son casque avant de revenir dans sa tête par ricochet.
Accroupie près d'elle, Hanaysha a désespérément tendu la main vers le corps inerte d'Abu Akleh, comme le montre la vidéo. Mais les balles continuaient de pleuvoir, obligeant Hanaysha à rester derrière l'arbre.
« Celui qui nous a tiré dessus avait dû nous voir avant », a déclaré Hanaysha. « Nous pensions que nous étions en sécurité ».
Les enquêtes
Le 26 mai, l'Autorité palestinienne a déclaré que son enquête, qui comportait l'autopsie de la journaliste et un examen scientifique de la balle, en avait conclu que les soldats israéliens avaient tué Abu Akleh avec une balle perforante. Les responsables palestiniens ont accusé les Israéliens de l'avoir tuée intentionnellement, en invoquant le fait qu'elle avait été touchée à la tête par derrière alors qu'elle portait un gilet qui l'identifiait comme journaliste.
La balle est devenue l'élément central de l'enquête palestinienne et d'une autre enquête menée par les Israéliens, parce que les marques laissées permettaient de la relier à l'arme qui l'avait tirée.
Israël a demandé une enquête conjointe ainsi qu'un examen de la balle sous un contrôle international, seul moyen, selon les responsables et les experts israéliens, de faire correspondre de manière concluante une balle à une arme particulière.
Mais les dirigeants palestiniens ont rejeté cette demande, affirmant que l'on ne pouvait pas faire confiance à Israël pour enquêter sur le meurtre.
Les autorités israéliennes n'ont pas publié les résultats définitifs de leur enquête et ont indiqué vendredi qu'elles avaient ajouté à leur équipe un enquêteur plus expérimenté. Dans une déclaration antérieure, l'armée avait rejeté comme « mensonge flagrant » l'affirmation selon laquelle elle aurait tué intentionnellement le journaliste.
« Tout au long de l'action, les soldats de la Force Israëlienne de défense (IDF) n'ont pas identifié la présence de journalistes dans la zone et n'ont certainement pas tiré délibérément sur les journalistes », indique le communiqué. « L'IDF rejette les affirmations fondées sur des enquêtes incomplètes et des témoignages tendancieux, et continuera de mener une enquête sérieuse concernant l'incident. »
Ils ont déclaré qu'une enquête préliminaire avait révélé qu'un soldat non identifié de l'unité d'élite Duvdevan avait tiré cinq balles en direction d'Abu Akleh depuis une étroite meurtrière dans un véhicule du convoi israélien, pensant qu'il tirait sur un homme armé qui se trouvait près des journalistes.
L'enquête du Times a permis de reconstituer les moments qui ont précédé le meurtre d'Abu Akleh, grâce à des vidéos recueillies auprès de passants, de journalistes et de caméras de sécurité, d'entretiens avec sept témoins ainsi que de récits de l'armée israélienne, d'analyses sonores effectuées par des experts et de quatre déplacements sur place de journalistes du Times.
Il y avait au moins deux poches de soldats israéliens ainsi que des militants palestiniens armés à plusieurs endroits du quartier au moment où Abu Akleh a été abattue, et il y a eu de multiples échanges de tirs entre les deux camps.
Mais si aucune vidéo ne montre exactement le moment fatal, les vidéos prises dans les secondes qui ont précédé et celles qui ont suivi son assassinat ne montrent aucun Palestinien armé près de là où elle se trouvait.
Sept journalistes et passants présents sur les lieux ont également déclaré qu'aucun homme armé ne se trouvait à proximité, et les autorités israéliennes n'ont fourni aucune preuve de la présence d'un tel individu.
Le Times a demandé à deux experts - Robert C. Maher, un expert en acoustique des tirs à l'Université d'État du Montana à Bozeman, et Steven Beck, un ancien consultant en acoustique pour le FBI - d'analyser le son des tirs à partir des vidéos prises par Awad et Bannoura, le cameraman.
En mesurant les microsecondes entre le son de chaque balle quittant le canon et le moment où elle passe devant les microphones des caméras, ils ont pu calculer la distance entre l'arme et ces derniers. Ils ont également pris en compte la température de l'air ce matin-là et le type de balle le plus couramment utilisé par les Israéliens et les Palestiniens.
Maher en a conclu que les coups de feu ont été tirés depuis une distance d'au moins 165 mètres de l'endroit où les vidéos ont été tournées, et jusqu'à 192 mètres. Pour sa part, et de façon indépendante, Beck a déterminé que les coups de feu avaient été tirés à une distance qui allait de 155 mètres à 179 mètres.
Les vidéos des caméras de surveillance et celles prises par des passants avant la fusillade montrent que le premier véhicule du convoi israélien se trouvait à quelques mètres seulement de la distance calculée par les experts, soit à environ 182 mètres de l'endroit où Abu Akleh a été abattue.
L'analyse criminalistique des 16 tirs a révélé que les balles ont été tirées à une distance de 155 à 192 mètres des caméras vidéo. Les tirs provenaient probablement d'un véhicule blindé israélien qui était garé juste au delà de cette distance. Crédit Imagerie satellite : ministère israélien du Logement et de la Construction ; Graphiques : The New York Times.
Des Palestiniens armés se trouvaient également dans la zone, mais aucun des éléments de preuve examinés par le Times ne permet de les relier à la fusillade.
Une vidéo, par exemple, montre des hommes armés à portée de tir estimée, mais ils n'ont pas de ligne de vue directe, leur vue sur les journalistes étant bloquée par plusieurs murs.
Une deuxième vidéo montre des tireurs palestiniens avec une ligne de vue claire sur Abu Akleh. Mais ils étaient à environ 300 mètres - bien au delà de la portée estimée par les experts.
Une troisième vidéo, tournée par un Palestinien et transmise par le gouvernement israélien, montre deux hommes armés dans une ruelle qui mène à un coin de rue, ils auraient alors pu apercevoir Abu Akleh. Mais ce coin de rue se trouvait à environ 300 mètres de la journaliste, également hors de portée selon les calculs des experts.
D'un point de vue critique, l'analyse auditive des tirs a suggéré que les 16 balles ont été tirées depuis un emplacement très voisin de là où était le véhicule israélien.
Les calculs des experts supposent que le projectile était une balle de calibre 5,56 x 45 millimètres, ce type de projectile est communément utilisé par les deux camps. La principale raison expliquant l'éventail des distances, disent-ils, est la prise en compte d'une éventuelle variation de la vitesse moyenne de la balle.
Des rapports du groupe d'investigation Bellingcat, de l'Associated Press, de CNN et du Washington Post ont également conclu que l'armée israélienne avait probablement tué Abu Akleh.
6h33
Les trois dernières balles ont été tirées environ deux minutes après les deux premières.
Sharif al-Azab, un habitant de Jénine, a déclaré qu'il se trouvait dans la voiture d'un ami près du lieu de la fusillade lorsqu'il a entendu des coups de feu et des cris. Espérant pouvoir apporter son aide, al-Azab a essayé de traverser la route pour rejoindre Abu Akleh, mais il a reculé, a-t-il dit, après avoir vu trois soldats israéliens dans la rue, leurs fusils levés.
al-Azab, 20 ans, a traversé la route en courant et est passé derrière le mur où Abu Akleh avait essayé de se protéger. Il a escaladé le mur et s'est accroupi à côté d'Abu Akleh, environ deux minutes après qu'elle ait été tuée au cours de la deuxième salve de tirs, afin d'essayer de la relever. Mais la balle d'un coup de feu est passé juste devant lui, le forçant à se plaquer contre le mur.
Il a sorti Hanaysha de la ligne de mire avant de se retourner vers Abu Akleh pour essayer à nouveau de l'aider. Il a passé les mains sous ses bras, soulevant et traînant son corps jusqu'à la voiture de son ami.
Pendant qu'il faisait ça, deux autres balles sont passées devant lui en rafale.
À partir du moment où le groupe de journalistes a commencé à marcher sur la route quelques minutes plus tôt, au moins 16 balles ont été tirées dans leur direction. L'une d'elles a touché Samoudi à l'épaule, une autre a touché Abu Akleh et trois ont touché le caroubier à environ deux mètres du sol.
L'arbre est maintenant devenu un site commémoratif. Des drapeaux palestiniens sont pendus à ses branches et son écorce est toujours marquée par les impacts des balles, chacun d'entre eux encore entouré de la rubalise jaune de la police.
Sur le mur voisin, une peinture murale représente al-Azab portant le corps de Abu Akleh.
Les familles se rendent régulièrement sur le site pour présenter leurs hommages.
Certains filment leurs tout jeunes enfants, les jeunes filles sont debout, à l'ombre de l'arbre, imitant la célèbre signature de la journaliste : « Ici Shireen Abu Akleh, Al Jazeera, en direct depuis Jénine. »
Source : The New York Times, Raja Abdulrahim, Patrick Kingsley, Christiaan Triebert, Hiba Yazbek, 20-06-2022
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises