Hier soir, le jet privé de Prigojine s'est écrasé dans la région de Tver, alors qu'il revenait d'Afrique et se dirigeait avec d'autres membres de Wagner de Moscou à Saint-Pétersbourg. Bref, il n'a pas échappé à son destin, il l'a retrouvé deux mois après avoir lancé hommes et artillerie contre Moscou, pour sauver son business mis en péril par la décision gouvernementale d'incorporation des « armées privées » au sein du ministère de la Défense, décision scandaleuse en période de néolibéralisme globaliste. Malgré cela, pour certains, Prigojine reste un « héros ». Et c'est en effet une figure caricaturale de cette époque « patrio-globaliste », mais anachronique … si la Russie s'en sort. De cette époque.
L'avion s'est écrasé et l'on ne va pas s'éterniser en conjecture sur les causes – la fumée blanche ou noire, les explosions à plus ou moins basse altitude, les morceaux éparpillés, etc.
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Comme on peut le lire dans un article d'une rare justesse sur le sujet, chacun avancera sa version : pour l'Occident, c'est le Kremlin, pour la Russie ce sera un accident ou l'Occident. En Russie, l'on acceptera la version officielle, en Occident on la rejettera. Bref, choisissez ce qui vous semblera plus proche, de toute manière cela n'a aujourd'hui plus aucune importance.
Il y a deux mois de cela, en lançant les tanks et les hommes contre Moscou, en tirant sur l'aviation militaire russe, en laissant tuer volontairement des hommes, qu'il s'agisse de militaires ou de siens (notamment deux hommes de Wagner, qui n'ont pas voulu le suivre), Prigojine est sorti du jeu et est entré en sursis. Il aurait pu vivre plus longtemps en restant en Biélorussie, comme cela fut convenu, mais il n'a ni le goût ni la hauteur de vue que certains espéraient de lui. Ancien repris de justice, escroc devenu dans les années 90 homme d'affaires, comme cette époque en a accouché à la pelle, il a oublié que sa position ne dépendait que d'un homme, qui est à la tête d'un système. Il a cherché son destin en parcourant librement la Russie, en s'affichant et en relançant Wagner en Afrique, en voulant se croire intouchable, au-dessus des lois et des règles du jeu, en défiant le pays. Il a trouvé son destin, le sursis a pris fin.
Bref, le coup d'Etat a pris fin hier et peu importe comment techniquement cela s'est produit. Cela est désormais un fait. Ce qui est plus inquiétant est l'état moral ou plutôt amoral d'une partie des élites politico-médiatiques.
Après avoir tiré sur des militaires russes, après avoir lancé une colonne de chars contre Moscou, Prigojine est toujours présenté par certains comme un héros. Ainsi, la trahison n'est rien de nos jours, car il n'y a rien – pour ces gens – à trahir. Il ne s'agit que d'un conflit personnel entre deux boyards locaux, Prigojine (« homme d'affaires ») et Choïgu (ministre de la Défense), qui chacun apportant leurs hommes sous leur bannière à leur Suzerin, Poutine, qui doit gérer ces hordes féodales. Il n'y a pas, dans cette logique d'Etat en Russie, il n'y a donc rien à trahir. Et l'on peut lire un député, et pas uniquement les « héros de Telegram », continuer à considérer Prigojine comme un patriote et un héros de la Russie.
Dans le cas contraire, je laisse ces personnes expliquer aux familles des militaires russes, tués par les hommes de Prigojine, que c'est bien fait pour eux, que ce sont eux les traîtres, d'avoir osé vouloir arrêter le héros national dans sa Marche glorieuse. Vous y allez ? Il n'y a pas d'autre alternative.
La déconstruction des esprits a parfaitement été réalisée. Les gens sont incapables d'avoir une vision systémique et stratégique, ils réagissent (émotionnellement) au lieu de réfléchir (rationnellement). Ils ont ce que les Russes appellent de bouillie (cacha) dans la tête.
J'avais déjà été surprise, il y a quelques années de cela de voir la Société historique militaire russe s'acharner à accrocher et ensuite à réparer et à protéger une plaque commémorative pour Mannerheim ( voir notre texte ici) … à Saint-Pétersbourg. Héros sous l'Empire, il fut un traître par la suite et a joué un rôle important dans le siège de Saint-Pétersbourg. Les habitants ont eu gain de cause et finalement la plaque a été retirée. La traîtrise efface la gloire. L'unité nationale ne peut se faire aux dépens de la morale.
Prigojine a fait son business sur le compte de la guerre qui se déroule. De quelques dizaines d'hommes, il est arrivé à près de 70 000 avant sa chute. Son business était très fructueux et il a tout fait pour le garder … même au prix de la stabilité du pays. C'est bien une armée privée, financée par l'Etat, qui a été levée contre Moscou. Il a fait son choix, celui de défendre ses intérêts contre ceux du pays, il est devenu un traître. La traîtrise efface l'héroïsme et il est important de remettre les catégories morales et politiques à leur place.
Il ne s'agit pas d'un conflit entre deux hommes, Prigojine et Choïgu, mais entre un homme – Prigojine – et la Russie. La Russie n'est pas une société féodale, c'est un Etat. Prigojine a trahi l'Etat. Désormais, il est mort. Paix à son âme, s'il en avait une, cela n'a plus la moindre importance. Dans un pays qui se veut souverain, qui se veut être un pôle géopolitique, il n'y a pas de place pour des armées privées agissant sur le territoire national en dehors de l'armée régulière.
En ce qui concerne les conséquences militaires – le décès de Prigojine, n'en déplaise au fan club, n'en entraînera pas. Il avait été sorti du front ukrainien (ce qui avait d'ailleurs provoqué sa tentative folle d'une Marche vers Moscou) et en Afrique le ministère russe de la Défense prépare justement des groupes spéciaux. Politiquement, il est à espérer que les « patriotes » à la sauce néolibérale décérébrée seront sinon capables de remettre en cause leurs convictions (ce dont l'on peut douter en lisant les réseaux sociaux), du moins recadrés. Cette « armée de la comm » atteint dans ces cas-là des sommets de contre-productivité.
Karine Bechet-Golovko
La source originale de cet article est Russie politics
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