Collectif
Une tribune de Jan Fermon, avocat, secrétaire général de l'Association internationale des juristes démocrates -AIJD, Rudolf El-Kareh, professeur des universités, sociologue et politologue et Hassan Jouni, professeur de droit international, expert auprès d'organisations internationales, membre du bureau de l'AIJD.
Les mesures conservatoires annoncées par la Cour Internationale de Justice le 26 janvier 2024 sont loin d'être l'expression d'une justice internationale diminuée comme ont pu le laisser croire certains commentaires désappointés ou ignorants, mais, de manière perverse, certains milieux politiques partie au procès, leurs appuis et leurs médias, surtout préoccupés d'en amoindrir l'impact.
FIN DE L'IMPUNITÉ
Ses décisions constituent une rupture avec septante-cinq ans d'impunité dont avait joui Israël et obligent tous les États parties à la Convention contre le génocide d'empêcher que les actes délictueux se poursuivent.
Les mesures conservatoires annoncées par la Cour internationale de justice (CIJ) le 26 janvier 2024 sont loin d'être l'expression d'une justice internationale diminuée comme ont pu le laisser croire certains commentaires désappointés ou ignorants, mais, de manière perverse, certains milieux politiques partie au procès, leurs appuis et leurs médias, surtout préoccupés d'en amoindrir l'impact.
UN VÉRITABLE SÉISME JURIDIQUE ET POLITIQUE
Les décisions de la CIJ sont en fait un véritable séisme juridique et politique. Elles constituent une rupture avec septante-cinq ans d'impunité dont avait joui le seul membre des Nations unies enfanté par l'organisation internationale et qui s'était senti autorisé, protégé par ses soutiens, à s'installer dans une situation d'exceptionnalité lui permettant de se situer hors la loi et les lois internationales, de se délier des obligations du droit commun, et d'estimer qu'il n'était crédité que de droits.
DEFINIR LES ACTES GENOCIDAIRES
Ces mesures sont bel et bien une victoire judiciaire et politique pour l'Afrique du Sud. Cette victoire s'est exprimée en premier lieu par la décision de la Cour que la combinaison des actions militaires d'Israël avec les intentions à l'égard des Palestiniens de Gaza tels que formulées par les plus hauts responsables israéliens, pourraient bel et bien tomber dans le champ d'application de l'article 2 de la Convention pour la prévention et la répression du génocide. L'article 2 en question définit ce qui doit être considéré comme des actes génocidaires. Cette décision constitue, dans le contexte, un basculement historique.
Observons d'abord, sous l'angle du droit, par quelques exemples, l'argumentaire de la Cour.
Lorsque celle-ci pose la question de savoir s'il est plausible que les Palestiniens de Gaza sont victimes de génocide elle décrit, au paragraphe 46, de son ordonnance l'ensemble de l'opération militaire israélienne en se référant aux "très nombreux morts et blessés", "la destruction massive d'habitations", "le déplacement forcé de l'écrasante majorité de la population" et "les dommages considérables aux infrastructures civiles".
Dans les paragraphes 51 et suivants, elle se réfère aux déclarations du président Herzog, du ministre de la Défense Gallant, etc. Elle déduit de la combinaison de ces éléments, d'abord, au paragraphe 54 de la décision que le "droit des Palestiniens de Gaza d'être protégés contre les actes de génocide" est bel et bien en jeu et, qu'en conséquence, la CIJ doit ordonner des mesures provisoires.
Lorsque l'on associe les éléments à la base du raisonnement de la Cour avec les décisions prises contre Israël, on constate clairement que la CIJ exige de ce dernier de prendre toutes les mesures destinées à prévenir et sanctionner l'ensemble des actes tombant sous le coup de l'article 2 de la Convention sur le génocide. En l'occurrence le fait de tuer les Palestiniens de Gaza. Et, dans cet ordre d'idées, le ministère sud-africain de la justice a eu tout à fait raison de tirer la conclusion suivante : "La seule possibilité pour Israël de respecter les décisions ordonnées par la CIJ est de mettre fin à toutes ses opérations militaires".
Il est également remarquable que la Cour ait parlé des Palestiniens et non des organisations palestiniennes, ce qui constitue un autre camouflet à l'argumentaire développé par l'équipe juridique israélienne, et dont les demandes ont été rejetées.
À DESTINATION DES ALLIÉS D'ISRAËL, DONT LA BELGIQUE
Simultanément, le fait de placer la plainte sud africaine sous l'article 2 est en soi une légitimation de la résistance à l'acte génocidaire. La recevabilité sous l'article 2 a d'autres conséquences. Elle ne laisse plus aucun doute quant à l'obligation de tous les autres États parties à la Convention contre le génocide de réaliser tout ce qui est en leur pouvoir afin de prévenir et d'empêcher que les actes délictueux se poursuivent et surtout que l'acte de génocide ne se produise. Cela signifie que les États qui soutiennent Israël ont, dès à présent, l'obligation de cesser ce soutien sous quelque forme que ce soit, (politique, militaire, financier, etc.), et doivent tout mettre en œuvre afin d'empêcher celui-ci de commettre les actes qualifiés par la CIJ comme "des actes comportant des indications sérieuses" selon lesquelles il s'agirait "d'actes de génocide". Dans ce sens, il faut accueillir positivement les positions exprimées, y compris pas certains alliés traditionnels d'Israël tels que le Japon, la Suisse ou encore la Belgique exigeant le respect scrupuleux de la décision de la Cour et une action du Conseil de sécurité pour l'imposer.
DÉLÉGITIMER LES CHANTAGES
La décision de la Cour non seulement cautionne tous ceux qui par le monde soutiennent la résistance de la population palestinienne de Gaza, mais confère une légitimité internationale aux initiatives qu'ils seront appelés à prendre afin d'interpeller leurs gouvernements sur leurs actes et obligations. Il s'agit là d'une reconfiguration juridique qui va contribuer à repositionner le problème israélien au cœur même du dispositif politique qui apporte son soutien quasi indéfectible à Israël, et plus particulièrement en Europe et aux États-Unis.
FAUT-IL RAPPELER QUE LE SYSTÈME D'APARTHEID EN AFRIQUE DU SUD NE S'EST PAS EFFONDRÉ PAR LA GRÂCE D'UNE SIMPLE DÉCISION DE JUSTICE ?
Désormais l'obligation de prévenir tout acte de génocide et d'empêcher Israël de commettre un génocide n'est indiscutablement plus seulement politique et morale mais également légale. Les mesures de la CIJ peuvent également aider à mettre un frein, et même délégitimer les chantages rituels qui se sont incrustés notamment dans l'espace euro-atlantiste, et auxquels sont confrontés tous ceux qui n'acceptent pas la liturgie idéologique imposée de la narration de la Question de Palestine.
UNE OPPORTUNITÉ POUR TOUS LES PEUPLES
Pour autant, nous ne sommes pas dans l'abbaye de Thélème d'une utopie du droit et de la justice. En droit international, l'un des mécanismes fondamentaux permettant de rendre les décisions et les règles effectives, est l'action des peuples, et le jeu des rapports de force.
Les mesures de la CIJ ouvrent une formidable opportunité aux peuples du monde, et aux grands mouvements qui se sont exprimés notamment en Europe et aux États-Unis, c'est-à-dire dans l'espace de soutien structurel majeur à la dernière formation coloniale existante.
À la dimension politique, morale et culturelle vient désormais s'ajouter la dimension juridique.
Mais là également l'ingénuité n'est pas de mise, et encore moins la sacralisation béate du "droit". La justice est un combat et le droit n'est pas nécessairement la justice.
L'EXEMPLARITÉ DE L'AFRIQUE DU SUD
Que ce soit l'Afrique du Sud qui ait assumé d'ester auprès de la plus haute instance judiciaire internationale, instance éminemment politique, puisqu'elle émane des États, eux-mêmes constitutifs de l'Organisation des Nations unies dans ses fondements mêmes, revêt une formidable charge symbolique. Faut-il rappeler que le système d'apartheid en Afrique du Sud ne s'est pas effondré par la grâce d'une simple décision de justice. Ce système d'oppression du XXe siècle est tombé grâce à l'action des peuples, ajoutée à des mesures adoptées par des instances juridiques internationales, à un immense mouvement de boycott et à des séries de défaites militaires de l'armée d'apartheid sud-africaine sur de nombreux théâtres de confrontation du continent africain, dans le sillage du mouvement global de libération nationale aidé de ses soutiens internationaux. Il en va de même, a fortiori, lorsqu'il s'agit d'une colonisation de peuplement et de substitution qui porte le génocide dans ses gènes.
- Faximilé de première page de la tribune parue La Libre Belgique
HARO SUR L'UNRWA
Les réactions d'Israël aux décisions de la Cour ne sont pas de bon augure. Ignorons les chantages émotionnels et les invectives devenus chose banale. Notamment celles visant les Nations unies, le Secrétaire général et leurs instances dirigeantes. Le fait le plus grave survenu depuis le 26 janvier est l'agression délibérée dirigée contre l'Agence de l'Onu pour les réfugiés palestiniens (UNRWA), le dernier mécanisme permettant de maintenir la vie à Gaza, et la suspension suspecte des subventions régulières adoptée par certains États aux orientations évidentes, les USA, la Grande-Bretagne, l'Australie, le Canada, l'Italie...
La Rapporteuse spéciale des Nations unies pour les Territoires palestiniens occupés, Francesca Albanese a été claire : "Ces suspensions violent la décision de la CIJ et pourraient même violer la Convention pour la prévention du crime de génocide. [...] La CIJ a ordonné de"permettre une aide humanitaire efficace"pour les habitants de Gaza [...]. Cette décision revient à désobéir ouvertement à l'ordre de la CIJ. C'est une décision qui entraînera des responsabilités légales"
Sous cette perspective les enjeux des mesures conservatoires de la CIJ sont immenses. Il en va tout autant de la vie d'un peuple, le peuple palestinien, que de l'existence même d'un système international de justice.
Cette tribune a été également publiée le 7 février par La Libre Belgique (journal et site urlr.me) ainsi que par le quotidien libanais Al-Akhbar ( al-akhbar.com)