Lecteur
Alexeï Navalny est mort. Il est mort le 16 février 2024. Il reste son image : son air désinvolte, comme si rien ne le concernait vraiment, sa dégaine de grand adolescent, son regard ironique et rieur, cette façon qu'il avait de tendre sagement ses poignets pour qu'on lui retire les menottes ou de rester debout patiemment à l'écoute des juges, et surtout ce large sourire à la fois joyeux et triste.
On ne peut être un homme mauvais avec un tel sourire, avec un tel regard. Il y avait indubitablement quelque chose d'attachant chez lui.
Les autorités et les médias russes décrivent un parcours contradictoire et chaotique. Il a été condamné à plusieurs reprises pour escroquerie et détournement de fonds sociaux. Lui, rétorquait qu'il s'agissait de procès politiques, préfabriqués. On décrit aussi un homme qui a été d'abord nationaliste, xénophobe, avec des positions extrêmement violentes contre l'émigration en Russie. Ses partisans disent qu'il a évolué vers une vision démocratique, libérale et humaniste.
On pourra dire ce qu'on veut de lui ou sur lui, mais il avait eu le courage de revenir dans son pays. Ceci signe ce qu'est une personne. Qui pourrait douter alors de son affection pour sa patrie ? Incidemment, et ce qui n'enlève rien à son mérite, on s'aperçoit aujourd'hui comment il faut se méfier de cette histoire de la tentative de l'empoisonner le 20 aout 2020. Si tel avait été le cas, il ne serait évidemment jamais revenu en Russie. À son retour d'ailleurs, il répétait qu'il revenait car il n'y avait aucune charge contre lui. Et pourtant à son arrivée il avait été arrêté immédiatement. On n'arrête pas quelqu'un qui revient chez lui, qui fait un geste aussi vrai.
Et puis il y a les faits : pourquoi l'avoir déporté au fin fond de la Russie, près du cercle arctique si ses actes relevaient de délits de droit commun banals ? N'était-ce pas ainsi l'isoler ? L'envoyer déjà si loin était suspect.
Tout cela était bien la preuve que le cas Navalny dépassait le cadre d'une simple affaire pénale, de droit commun. Navalny donnait-il ainsi la preuve, qu'il ne pouvait y avoir de réelle opposition politique sur le territoire russe. N'y aurait-il que dans les démocraties occidentales ou cela serait possible, où un opposant ne serait pas obligé de s'exiler ?
Ou est-ce que la seule opposition russe digne d'être qualifiée de telle, selon la pensée officielle occidentale, est l'opposition pro-occidentale, qui dénonce la guerre en Ukraine, et entretient des relations étroites avec l'Occident politique ? Est-ce que les pays occidentaux accepteraient eux-mêmes que leurs citoyens fassent de même, à l'égard d'un pays étranger avec lequel ils seraient en conflit ?
Autant de questions réelles que posait la mort d'Alexeï Navalny et qui vont être reléguées au second plan par les tensions extrêmes qui vont se développer autour de sa mort.
"C'est Poutine", disent-ils
Immédiatement à l'annonce de sa mort, en Occident, tous les dirigeants et les médias de pouvoir ont pointé le doigt vers le président Poutine et les autorités russes. Dans le conflit entre la Russie et l'Occident, l'occasion était trop belle. On n'a même pas attendu, pour le faire, au moins par prudence, les résultats de l'enquête. Les attaques ont été d'une violence inouïe. L'annonce de la mort de Navalny avait été faite vers 14h19 par les services pénitentiaires russes. Une dizaine de minutes après, et pendant deux heures, les dirigeants européens, se sont succédés, l'un après l'autre, pour accuser de sa mort le président Poutine : Le président Zelensky évidemment d'abord l'a accusé, puis le Secrétaire général de l'OTAN, le premier ministre des Pays bas, le président Moldave, le ministre allemand des affaires étrangères, la présidente de la Commission européenne, le premier ministre suédois, le chancelier allemand, le Secrétaire d'Etat américain, le président français, le président Biden. Il ne s'agit pas seulement des médias mais, cette fois ci, les plus hauts dirigeants eux-mêmes sont montés en première ligne.
Quel intérêt aurait eu la président Poutine à l'assassiner, comme on l'en accuse directement. Il était en phase ascendante, avec sur le plan militaire en Ukraine, une victoire annoncée alors à Advika, et une armée ukrainienne qui donne des signes évidents d'essoufflement, avec aussi, sur le plan économique une croissance de plus de 3,5%, et avec sur le plan international une popularité sans cesse grandissante dans le monde. Il allait vers une élection triomphante, aux élections présidentielles. La mort de Navalny ne pouvait que ternir son image, sa crédibilité nationale et internationale. Ces accusations ne tenaient pas debout.
Effectivement, car le 26 février, une information tombe. Elle ne peut être remise en question car elle émane du directeur du renseignement militaire ukrainien (GRU), Krylo Boudanov. Il confirme, comme l'avaient annoncé les médecins russes, que la mort de Navalny est naturelle. Elle a été causée par la formation d'un caillot de sang dans son corps.
Tout était donc faux. Le scandale est énorme. Il aura certainement des prolongements pendant des années et restera probablement dans l'Histoire de cette période tourmentée de l'Histoire humaine, si l'humanité y survit quand nous voyons ce qui se passe.
En effet tout cela est effrayant. L'affaire est grave, très grave. Tout n'était donc que mensonges. Les dirigeants actuels de l'Occident, presque unanimes, n'ont pas hésité à accuser, sans aucune preuve un autre chef d'Etat, celui d'une des plus grandes puissances du monde, d'être un meurtrier, d'avoir tué un opposant alors qu'il était en prison, c'est-à-dire d'un crime infâme s'il en est. Les médias occidentaux, dans leur immense majorité, ont suivi. Quand le président du Brésil Lula avait appelé les dirigeants occidentaux à la prudence dans leurs accusations, à plus de circonspection, ils se sont moqués de lui, suggérant par médias interposés qu'il protégeait "son ami" Vladimir Poutine.
Le président des États-Unis, le président français, le premier ministre britannique, les chefs d'Etat européens vont-ils présenter leurs excuses à leurs concitoyens pour leur avoir menti ? Les médias à leur public pour l'avoir trompé ? Non, aujourd'hui ils font comme si rien ne s'était passé. On se retrouve devant une situation d'anomie où toute valeur, tout repère moral semble se perdre, la fin étant là pour justifier les pires moyens. On est devant des dirigeants qui ont un pouvoir énorme, une responsabilité immense sur l'avenir de la planète et qui semblent dépourvus de tout frein moral, de tout repère, de tout esprit de responsabilité, et d'abord de toute distanciation politique et de sagesse par rapport aux évènements. Il faut sonner le Tocsin.
Comment expliquer cet énorme mensonge ? En fait, autrement que devant un mensonge, on s'est trouvé devant une situation politique nouvelle, devant un phénomène d'hystérie, de délire politique collectif inédit, de suggestion réciproque qui a touché pratiquement tous les dirigeants actuels de l'Occident. L'obsession chez eux de la Russie a atteint un tel degré qu'elle a totalement obscurci leur discernement, leur capacité à faire preuve de distanciation et de responsabilité politiques. Cette conjoncture fait craindre à chaque moment un dérapage, une catastrophe mondiale. Preuve en est, dernièrement, le président Macron, qui, peut être porté par l'hystérie ambiante, est allé jusqu'à envisager une intervention directe des soldats français et de l'OTAN en Ukraine, sans avoir l'air d'être conscients que ce serait alors la guerre mondiale. Vivons-nous le temps des apprentis sorciers.
Comment tout cela est-il possible ? Pour tenter de mieux comprendre cette situation très inquiétante, il faut remonter aux jours qui ont précédé le décès de Navalny.
Les doutes de l'Occident
Quelques semaines avant la mort de Navalny, le ton n'avait cessé de monter dans le discours politique officiel et dans la propagande médiatique en Occident. Celui-ci traversait une période de doutes. La Russie se proclamait désormais la première économie d'Europe. Les sanctions économiques avaient donc échoué. Elles n'avaient eu d'autre effet que de diversifier les relations commerciales et économiques de la Russie avec le monde non occidental et donc de restreindre l'emprise de l'Europe sur la Russie. Mauvais calcul, donc. C'était la preuve de l'échec des sanctions, mais il y avait plus grave encore, la preuve de l'existence, dans le monde non occidental d'un ensemble économique des pays émergents qui désormais n'était plus dépendants de la politique économique occidentale et ses leviers de domination.
Si le développement économique alternatif, autour du noyau des BRICS, continuait de se confirmer, les taux de croissance en Europe étaient, par contre, en chute libre suite aux sanctions contre la Russie : 0.2% en Allemagne, dont la supériorité économique semble s'être effondrée avec l'arrêt des livraisons de gaz russe à bon marché. Croissance d'à peine 1% en France etc..
Par ailleurs, la guerre de Gaza était un désastre moral ; Elle apparaissait l'être en fait plus encore pour les États-Unis que pour Israel, car les États Unis se montraient au grand jour comme les vrais responsables du massacre du peuple palestinien de Gaza par leurs livraisons d'armes et la couverture politique et diplomatique qu'ils apportaient à Israël.
Les États Unis étaient mis en échec dans la Mer Rouge par une force nouvelle et inclassable, les Houthis, qu'ils avaient méprisés et sous-estimés. Ils constataient désormais qu'ils ne pouvaient plus agir sur plusieurs fronts et jouer au gendarme du monde. Et surtout, ils s'apercevaient, mais sans trop le faire savoir, qu'ils ne pouvaient faire face à l'alliance militaire de fait entre la Chine et la Russie.
L'Occident était en crise de leadership. Il n'avait plus celui traditionnel du président des États-Unis. Le président Biden apparaissait frappé de plus en plus souvent de sénilité et ses phrases incongrues ne pouvaient lui tenir lieu de programme et donner l'illusion de la force et de la fermeté. Bref, le moral était en chute libre.
C'est cet état des lieux qui peut expliquer la campagne de réarmement politique, idéologique et militaire qui a alors été lancée simultanément dans tous les pays occidentaux. On dramatise à outrance la situation. Les dirigeants de l'Occident, les uns après les autres, les médias qui portent leur voix crient qu'il faut s'armer et se réarmer, que la Russie se prépare à attaquer l'Europe, et qu'elle est une puissance fondamentalement agressive. Le chancelier allemand ainsi que son ministre de la défense, prédisent que cela se fera dans cinq ans. Comment peut-il le savoir ? Toutes les affirmations sont de cet ordre, gratuites. Peu importe, mais elles sont tellement martelées, répétées, à travers un flot ininterrompue de propagande, qu'elles en deviennent des postulats, des vérités.
La plupart des dirigeants occidentaux participent directement à la campagne accusant la Russie de préparer la guerre contre les pays européens. Des accords de défense mutuelle avec l'Ukraine sont signés en trois jours par l'Angleterre, puis l'Allemagne, puis la France. La France, à travers le président Macron, peut-être du fait des absences de Biden, semble vouloir se hisser en première ligne de cette campagne et chercher à occuper une position de leadership. Le 16 février, le président Macron prononce, le président Zelensky étant à ses côtés, une allocution d'une rare violence contre la Russie. Il va jusqu'à parler ostensiblement de "régime de Poutine" semblant ainsi lui refuser toute légitimité. On est là à la limite d'une politique de "regime-change" avec ses risques de déflagration mondiale.
La perspective même de réélection de Trump, et donc d'un retrait des États- Unis du soutien à l'Ukraine, est recyclée, récupérée pour justifier la nécessité pour l'Europe de s'armer et de pallier ainsi à la défection américaine contre l'agression annoncée de la Russie. Il est clair que cette campagne a pour but de convaincre l'opinion de la nécessité de réarmer, de la conduire à accepter l'augmentation des budgets de guerre et, évidemment, les sacrifices sociaux que cela impliquera, dans une atmosphère déjà de récession économique.
Une autre vérité, que cachent les États-Unis, même à ses alliés proches et probablement aussi au pouvoir ukrainien, est que leur objectif stratégique, depuis le début, est d'affaiblir la Russie sur le long terme. Ils savent qu'il est impossible à l'Ukraine de remporter la victoire. Mais ils veulent à tout prix, à travers leur soutien militaire à l'Ukraine, et leurs encouragements au réarmement de l'Europe, que la guerre dure le plus longtemps possible,
La mort de Navalny et la propagande de guerre
On comprend peut être désormais mieux. C'est dans ce contexte, déjà très tendu, qu'intervient la mort de Navalny. Elle est de suite instrumentalisée pour accentuer la campagne contre la Russie. On atteint des sommets d'hystérie et de déraison. On "se félicite" (!) même que cette mort va permettre de lever les réticences des républicains américains à financer la guerre en Ukraine. Le G7 observe une minute de silence à la mémoire de Navalny. Il ne l'a pas fait pour les dix mille enfants tués à Gaza et les dizaines de milliers d'autres morts palestiniens ; Des dissidents russes appellent sur les médias occidentaux à rompre toutes les relations avec...leur patrie. Le président Biden annonce 500 nouvelles sanctions. Il va jusqu'à insulter grossièrement le président Poutine. Du jamais vu. Les dirigeants politiques vieillissants, éprouvent souvent le besoin dérisoire de montrer leur force politique au fur et à mesure que leurs forces physiques les abandonnent.
Les "éditorialistes" se succèdent sur les médias pour en appeler à la rupture générale des relations avec la Russie. Certains saisissent l'occasion pour demander purement et simplement la saisie des avoirs et des biens souverains russes, le holdup du siècle. On propose de doter l'Ukraine de missiles capables d'attaquer la Russie. On explique que c'est un droit de légitime défense de l'Ukraine mais on omet de dire qu'elle l'exercerait avec des armes étasuniennes ou européennes, ce qui mettrait le monde au bord d'une conflagration générale. Les plus enragés réclament à cor et à cri une économie de guerre, tout en affirmant, en même temps, chacun, que leur pays n'est pas en guerre.
La campagne au sujet de "l'agressivité" de la Russie reprend de plus belle. On révèle que la Russie a mis en orbite une arme nucléaire pour détruire tous les satellites américains et occidentaux. Absurde car elle détruirait ainsi aussi ses propres satellites. Mais qu'importe, l'essentiel est de frapper les esprits. Le ministre de la défense français, et chose nouvelle des portes paroles de l'état-major militaire, des responsables des différents services de renseignement apparaissent solennellement sur les médias pour présenter des preuves des menaces russes contre la France. La moisson est bien maigre : une "posture d'agressivité" d'un avion russe sur la mer noire, une "guerre cybernétique", dont l'annonce ne nécessite pas de preuves. On attribue "aux services russes" quelques étoiles de David sur les murs de Paris, à des fins de provocation antisémite. Ridicule. Mais qu'importe.
"La main de Moscou"
Cette campagne menée autour de la mort de Navalny, révèle un aspect nouveau, la peur de la montée en puissance des partis dits populistes en Europe, déjà lors des prochaines élections européennes ; On veut y voir l'influence de Poutine, qu'on voit décidément partout. On accuse la Russie d'intervenir dans les élections des pays occidentaux, aux États- Unis comme en Europe, avec "des agents au sein des partis politiques", des "usines à trolls" sur les réseaux sociaux. "Ces français au service de Moscou" titre le 22 février, l'hebdomadaire français le Point. Des odeurs de Maccarthisme s'annoncent. C'est le retour du thème de "la main de Moscou" comme au bon vieux temps de la guerre froide. Mais avec, aujourd'hui peut être, beaucoup plus de violence. Un flot de propagande médiatique ininterrompu déferle sur le sujet de la "menace russe".
Jusqu'à l'affaire de la remise du corps de Navalny qui est l'occasion d'une montée des tensions, de réclamer des sanctions contre la Russie, de crier à la nécessité de s'armer "contre un régime qui ne respecte rien, même pas la mort". La propagande sur cette seule question est impressionnante. On parle de la symbolique de la mort, du respect des valeurs chrétiennes, de celles universelles sur la question de l'inhumation, on explique la peur des autorités russes d'un "culte post-mortem de Navalny". Et pourtant, aux dernières nouvelles, le corps de Navalny a été remis à sa mère. L'information du refus des autorités russes de remettre le corps à sa famille était donc fausse, comme l'a été celle de l'assassinat de Navalny. Ironie de l'histoire, cette affaire en rappelle une autre : celle de la dépouille mortelle de Ben Laden. Les Etat Unis avaient décidé de l'enterrer...dans la mer pour qu'il n'en reste aucune trace. Le principal argument avait été qu'on voulait éviter un "culte post-mortem" de Ben Laden. En Occident, les mêmes médias avaient applaudi alors.
Une mort odieusement manipulée
Bref, la question des droits de l'homme, et avec elle la mort de Navalny, ont été monstrueusement instrumentalisées. Les droits de l'homme sont un sujet majeur de notre monde aux côtés de la question de la libération de l'hégémonie occidentale qui est désormais dans l'agenda humain. L'instrumentalisation de cette question des droits de l'homme a été, longtemps, le principal obstacle à la lutte contre les atteintes à l'Etat de droit qui sont réelles, d'ailleurs aussi bien en Occident et en Russie que dans le reste du monde. Mais ceci sera un autre article.
En attendant, il s'avère pour notre propos ici que la mort de Navalny a été odieusement manipulée. Elle a révélé une situation tout simplement effrayante du pouvoir tel qu'il s'exerce actuellement dans les milieux dirigeants occidentaux, une situation anomique où le pire peut chaque fois arriver en l'absence de repères, de règles, d'esprit de responsabilité. La crainte, aujourd'hui, est grande. Mais l'indignation l'est aussi. On a voulu exploiter l'émotion, la compassion ressentie chez beaucoup de gens pour Navalny, comme nous l'avions reflété nous-mêmes en début de cet article, La propagande a dévoyé son image. Elle a créé autour de lui une atmosphère sordide, faite de haine, de mensonges débridés sur les circonstances de sa mort, de complotisme, de cris de vengeances.
Ils ont voulu occidentaliser Navalny. Ils ont voulu faire de lui, lui le nationaliste qui est revenu dans son pays, un banal pro-occidental. Ils ont voulu lui donner une autre fin, une autre mort et du coup lui voler aussi sa vie. Ils ont voulu qu'on ne se souvienne que de la mort qu'ils lui ont inventée. Ils l'ont fait mourir une seconde fois par leurs mensonges.