Olivier Mukuna
Autrice du très remarqué « Rester Barbare » (La Fabrique, 2022), Louisa Yousfi ne s'était pas exprimée depuis le sidérant 30 juin 2024. Depuis ces résultats du 1er tour des Législatives qui tourmentent la santé mentale des Français et étrangers qui n'ont pas l'épiderme « blanc ». Au-delà du dernier suspense - majorité absolue ou relative pour le RN ? -, le second tour va surtout confirmer une chose : plus de 12 millions de Français ont choisi l'impasse du racisme et du néofascisme politiques. Alors demain, comment y réagir ? S'unir et se discipliner face à « l'ennemi ». Parce qu'en France ou ailleurs, si l'ennemi se combattait avec des fleurs, des surdoses d'empathie ou une Coupe d'Europe de foot remportée par des joueurs afro-descendants, ça se saurait... (I'A)
Comme beaucoup des miens, j'ai avalé ma salive à de nombreuses reprises depuis le début de cette séquence politique. Il y avait l'idée que ce n'était pas le moment de nourrir des affects trop saillants ni des analyses trop précises, qu'il s'agissait plutôt d'embrasser grossièrement une dynamique générale, un peu confuse dans ses contours, mais dite « antifasciste ».
Comme d'habitude, il était question de se montrer dignes face à l'indignité de 12 millions (et bien davantage) d'âmes qui ne souhaitent plus respirer le même air que nous, les sales Noirs et Arabes de ce pays.
Il était question de dire comme attendu "qu'ils n'auront pas notre haine", que leur laideur ne nous contaminera pas. Nous qui sommes du bon côté de l'Histoire, nous nous devions de montrer l'exemple. Voyez comme ils ont tort de nous haïr, nous qui ne haïssons même pas ceux qui voudraient nous voir morts, rendus à notre place de larbins, ou rémigrés dans nos pays d'origine.
Pour cela, on s'est adonné nous-mêmes à toutes les « ruffinades » possibles. On a laissé dire que ceux qui votent RN ne le font pas exactement par racisme ou plutôt que ce racisme n'en était pas vraiment un puisqu'il trouvait une explication à l'extérieur de lui-même : par exemple, dans la précarisation des classes populaires blanches, dans la ruine des services publics, dans le lavage de cerveau orchestré par les médias...
On a laissé dire ainsi que le racisme n'avait pas de loi propre, pas de densité historique, qu'il était un affect certes composé d'une hétérogénéité de causes mais n'ayant pas depuis cristallisé une réalité politique à part entière, tandis que toute l'histoire de nos familles témoignait de la matérielle substantielle de cette saloperie.
J'ai passé ma vie à entendre que le racisme n'était pas réellement du racisme : de la colère mal orientée, de l'aliénation, de la bêtise, du ressentiment... d'accord, d'accord ; mais alors ça commence quand exactement le racisme ? Ça existe un jour ou c'est toujours la projection d'un faux problème ? Et donc, on souffrirait d'un faux problème nous, on meurt d'un faux problème nous ? Et d'ailleurs, on existe vraiment nous ou on est seulement là pour subir les effets d'un détournement des « véritables » intérêts de classe ?
C'est ce sentiment de me battre avec un fantôme qui m'a fait m'engager en politique au sein du mouvement décolonial dont l'apport majeur a été précisément de prendre au sérieux cette question raciale, sans la renvoyer ailleurs, sans chercher de résolution par le détournement des yeux.
Il fallait regarder le monstre en face, en supporter tous les traits détestables, les analyser avec précision et ne jamais baisser les yeux. Ce n'est pas le fruit du hasard si nous avons été paradoxalement de ceux qui avons formulé des hypothèses quant aux « beaufs », en ayant pour règle de ne jamais les condamner au fascisme malgré l'évidence de leur adhésion idéologique.
Mais alors, que les choses soient claires désormais, ce n'était pas de la ruffinade, du nom de cette compassion qui croit pouvoir endormir les démons des petits blancs en leur traduisant leurs propres paroles (« Vous dites que vous avez peur des musulmans mais en vérité vous voulez un meilleur salaire » ; « vous vous sentez en insécurité culturelle, mais c'est parce que vous vivez dans un désert médical »), et dont nos propres démons n'ont jamais eu droit, nous, dont les excès, les outrances, les tares sont immédiatement des lignes infranchissables pour la gauche appelée à nous condamner sur le champ (la barbarie).
Non, il s'agit moins de jouer les grands cœurs et de « respirer plus fort que le coeur du bourreau » que de « respecter» le mal qu'on veut combattre.
Car pour combattre véritablement un ennemi, il faut reconnaître qu'il existe véritablement, il faut savoir en identifier tous les visages, et surtout tous les mouvements possibles.
Il faut savoir que ce « pacte racial » qui lie la société civile de ce pays, la société politique, les classes populaires blanches et la bourgeoisie les unes aux autres appelle non pas à une complaisance paternaliste vis-à-vis des petits blancs égarés dans le racisme mais précisément à respecter la responsabilité de chacun d'entre nous, de nos camarades, et de nos ennemis.
Je dis « ennemis » car ils le sont. J'ai grandi au sein de la pire engeance fasciste (en Côte d'Azur), j'ai partagé mon quotidien de petite fille et de jeune femme avec cette espèce implacable, d'une cruauté redoutable, j'en ai gardé une expérience indélébile : celle de la rage, de la haine. Je les hais. Il est bon de le dire.
Il est bon de l'écrire quand certains tiennent encore à déguiser leurs petites lâchetés en élégances d'âme. Si le fascisme devait nous apprendre quelque chose, c'est sans doute cela : face à une armée de fascistes, il nous faut une armée d'antifascistes disciplinés, déterminés à ne rien céder, à ne pas trahir, fermes et « inamicaux » ainsi que Bertolt Brecht l'écrivait.
Inamicaux tandis que nous « préparions le terrain à l'amitié ». Ne pas brûler les étapes donc. L'amitié, c'est l'horizon. Aujourd'hui, « c'est l'alarme », comme le dit la chanson.
(Et votez LFI)
Louisa Yousfi
Source : profil Facebook de Louisa Yousfi