L'affaire dite « des bébés sans bras » a mobilisé la presse, plusieurs ministres et de nombreux scientifiques pour finalement déboucher sur... aucune enquête sérieuse pour identifier les causes de ces clusters. Explications.
Les parents dont les enfants sont nés sans bras resteront-ils sans réponse ? Voilà maintenant six ans que l'affaire a été médiatisée, grâce notamment aux alertes lancées par des associations sur le nombre inhabituel de malformations constaté dans l'Ain, le Morbihan, en Loire-Atlantique puis près de Marseille. À l'époque, en 2018, la pression oblige le ministère de la Santé à sortir du silence. Il nomme un comité d'experts scientifiques chargé de mener des enquêtes.
Après deux rapports, ce comité conclut en mai 2021... qu'il n'y a pas d'affaire. Certains clusters ne sont finalement pas considérés comme tels par les autorités, suscitant l'incompréhension de scientifiques. Quant aux clusters validés, aucune cause ne serait identifiée. La faute au hasard, donc ? Nous avons remonté le fil des alertes. Beaucoup d'éléments recueillis par Basta! posent question quant à la détermination des autorités publiques à chercher les causes de ces malformations congénitales. La piste de la pollution environnementale semble avoir été écartée, sans que l'on ait vraiment enquêté dessus.
2010 : un premier « cluster » dans l'Ain
L'affaire dite des « bébés sans bras » commence en fait en 2010, huit ans avant que les autorités sanitaires ne réagissent. Cette année-là, un médecin exerçant en Rhône-Alpes alerte les autorités sanitaires régionales d'un fait inquiétant. Parmi sa patientèle, trois enfants sont nés avec une malformation rare et inexpliquée : l'agénésie transverse des membres supérieurs (ATMS), ce qui signifie qu'il leur manque un avant-bras.
Averti en fin d'année, le registre des malformations en Rhône-Alpes, le Remera, transmet l'alerte aux autorités sanitaires nationales puis... Rien. « Entre 2011 et 2014, cinq autres enfants naissent avec la même malformation dans le même petit territoire », évoque le Remera qui parle alors d'un « cluster », soit un nombre anormalement élevé de cas - 50 fois plus que la « moyenne » attendue ! - dans un périmètre rapproché.
2013 : un médecin nantais lance l'alerte à son tour
L'histoire est d'autant plus troublante que, au cours de cette même période, deux autres départements voient naître des bébés sans bras sur des territoires restreints. En février 2013, un médecin de l'hôpital de Nantes s'adresse à la plateforme de veille et d'alerte de l'agence régionale de santé des Pays de la Loire pour signaler trois enfants (nés en 2008 et 2009) présentant une ATMS. Tous les trois fréquentent une même école maternelle dans une petite commune du département de Loire-Atlantique : Mouzeil.
2015 : un autre cluster dans le Morbihan
Deux ans plus tard, en décembre 2015, trois nouveaux enfants sont signalés par le registre breton des malformations : ils sont également nés sans bras, entre 2012 et 2014 dans une même commune du Morbihan : Guidel. Un quatrième enfant sera par la suite ajouté à ce cluster. Au total, « trois suspicions d'agrégats ont été signalées en trois endroits distincts, rapprochés dans le temps, de cette même anomalie. C'est rarissime pour une anomalie aussi spécifique que l'agénésie transverse du membre supérieur », assure Emmanuelle Amar, épidémiologiste du Remera, dans un article publié par Le Monde en septembre 2016.
Une enquête close, puis rouverte
Les autorités sanitaires ne partagent ni l'inquiétude ni les interrogations de l'épidémiologiste. Contestant les méthodes statistiques du Remera, Santé publique France (SPF) estime après investigation, que le cluster de l'Ain n'en est pas un. Ceux de Guidel et Mouzeil, dont l'existence n'est pas contestée, restent sans explication et il semble inutile de poursuivre les recherches. L'agence prévoit simplement de maintenir la surveillance pour repérer d'éventuels nouveaux cas, apprend-on au début du mois d'octobre 2018.
Mais sous la pression médiatique, et les protestations du Remera, la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, annonce quelques jours plus tard, le 21 octobre 2018, qu'une nouvelle enquête va être ouverte. À la grande surprise d'Emmanuelle Amar, cette enquête est confiée à.... Santé publique France, autrement dit l'agence qui vient de nier l'existence d'un cluster dans l'Ain. En lien avec l'Anses (L'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail), un groupe d'experts est nommé, sans que le Remera n'y soit associé. Le registre lanceur d'alerte ne connaît même pas le nom des membres de ce comité au moment où il est composé. Contacté par Basta!, un scientifique proche du dossier des bébés sans bras s'étonne du fait qu'aucun toxicologue, spécialiste de l'eau ou des risques industriels n'ait été nommé, alors même que le programme de recherche devait s'intéresser à la piste de la pollution environnementale.
« Ils nous ont opposé le secret médical »
La composition du comité n'est pas le seul, ni le moindre, des éléments qui posent question dans les méthodes de travail de Santé publique France. Ainsi, les raisons avancées pour expliquer la suppression du cluster de l'Ain étonnent. Si ce cluster n'a pas été pris en compte, c'est parce que les informations fournies par le Remera étaient insuffisantes, argumente SPF.
L'énonciation de ce manquement fait bondir Emmanuelle Amar qui explique s'être déplacée en personne pour remettre tous les documents dont elle disposait. « Après avoir contesté notre méthode de calcul, pourtant largement validée, ils ont dit que les cas que nous avions signalés n'en étaient pas. Mais comment peuvent-ils l'affirmer tout en disant qu'ils n'ont pas les documents nécessaires à l'étude de ces cas ? Ils ont vraiment dit tout et son contraire [1]. Quand nous les avons interrogés sur la nature des malformations des enfants, qui n'étaient soi-disant pas des ATMS, alors qu'ils ont été vus par les plus grands spécialistes, ils nous ont opposé le secret médical ! »
2018 : nouvelle suspicion de cluster près de Marseille
Fin 2018, l'existence d'un potentiel nouveau cluster d'au moins trois cas est signalé à Emmanuelle Amar par des parents du côté de Marseille, autour de l'étang de Berre, où se trouve une très vaste zone industrielle avec notamment plusieurs sites d'activités pétro-chimiques. L'enquête menée par Santé publique France auprès des familles ressemble à une plaisanterie, dénoncée par Emmanuelle Amar mais également par Annie Lévy-Mozziconacci, médecin généticienne, dans une BD-enquête de Mélanie Déchalotte parue en mars 2023 : « Le rapport de Santé publique France auquel j'ai participé n'est pas un travail scientifique », assène-t-elle.
Sur les trois cas signalés par Emmanuelle Amar, seule une famille est entendue. Et les questions qui lui sont posées concernent essentiellement les comportements individuels de la mère lors de sa grossesse (alimentation, tabagisme, usage domestique de pesticides). « Aucun élément en faveur d'une exposition environnementale commune n'a pu être retrouvé », explique SPF qui conseille d'arrêter les recherches tout en reconnaissant qu'« aucune des mères des enfants porteurs d'une ATMS isolée nés dans les Bouches-du-Rhône ne présentait d'antécédent familial de malformation des membres, ni de facteur favorisant connu ». Ce conseil d'arrêt des recherches est d'autant plus étonnant qu'en regardant du côté des bases informatiques des maternités, Santé publique France avait identifié non pas trois, mais quinze enfants nés sans bras dans le département entre 2014 et 2018. Mais tout cela ne constitue pas de cluster, car il n'y a pas de « regroupement spatial des cas », explique SPF qui n'a pourtant pas enquêté sur l'adresse exacte des enfants concernés.
Les angles morts des recherches
Du côté de Guidel et Mouzeil, en Bretagne, « des études, très complètes et bien conduites, qui ont mobilisé de nombreuses équipes pendant plusieurs mois n'ont pas permis de mettre en évidence une exposition commune à un facteur de risque d'ATMS », avance là aussi SPF. Plusieurs scientifiques contestent la qualité de l'enquête menée, notamment autour des risques d'exposition à un ou plusieurs pesticides. « Sur la Bretagne, seize cas d'ATMS ont été repérés, précise l'agronome Hervé Gillet qui s'est penché sur la piste de l'exposition des mères enceintes aux pesticides. Il aurait fallu, pour chacun des cas, investiguer du côté des cultures entourant les domiciles familiaux au moment des périodes à risques, c'est-à-dire les trois premiers mois de grossesse. » Cette option n'a pas été retenue.
Il aurait aussi fallu croiser les sources de pollution. Mais c'est un angle mort des enquêtes de SPF, qui colle au système d'homologation négocié par les industriels pour obtenir le droit de vendre leurs produits : les molécules sont étudiées une par une, à mille lieues de ce qui se passe dans le réel, où chacun est exposé à plusieurs produits - parfois des dizaines - en même temps. On peut citer l'exemple des synergies entre les pesticides et le cadmium, ce métal que l'on retrouve dans les engrais largement épandus dans les champs. En plus d'être cancérigène, le cadmium peut avoir des effets tératogènes, notamment quand il est combiné à certains pesticides [2]. Cet accroissement du danger quand plusieurs produits se croisent n'a pas été recherché. Pourquoi ? Difficile de le savoir, Santé publique France n'a pas répondu à nos diverses sollicitations.
Autre source d'étonnement pour Emmanuelle Amar : « Nous n'avons jamais été interrogés par les gendarmes suite à la plainte contre X déposée par une mère de famille de l'Ain pour "mise en danger de la vie d'autrui". » Cette plainte a été classée, de même que celle qu'avait déposé une mère bretonne, au grand désarroi des familles, qui demeurent donc sans réponse, et ce à tout jamais, semble-t-il [3]. Car dans les rapports de Santé publique France, il est mentionné à plusieurs reprises et de diverses manières qu'il faut continuer à chercher du côté de la caractérisation des malformations pour mieux les compter, les décrire, les classer, les ranger et les lister. Du côté des causes, il est activement conseillé de ne rien chercher du tout.
Notes
[1] Deux études, publiées en 2021 et 2024, reviennent sur l'identification du cluster dans l'Ain, avec force détails et explications.
[2] Voir sur ce sujet l'enquête de Mélanie Dechalotte et Pierrick Juin Bébés sans bras, un déni sanitaire, publiée en 2023 par Les Échappés.
[3] Sur la solitude et l'abandon des familles lire D'étranges coincidences (Cherche Midi, 2020), écrit par Isabelle Taymans-Grassin, mère d'une enfant née sans bras à Guidel dans le Morbihan.