08/05/2025 journal-neo.su  8min #277254

 Notre victoire commune.

Pourquoi la commémoration de la fin de la Seconde Guerre mondiale nous concerne-t-elle encore et pourquoi ?

 Mohamed Lamine KABA,

Quatre-vingts ans après la victoire soviétique sur l'Allemagne nazie, la Russie et le Sud global commémorent cet événement le 9 mai 2025, mettant en avant la vérité historique des faits. Pendant ce temps, les Alliés occidentaux célèbrent la fin du conflit le 8 mai avec une interprétation différente de l'histoire.

Depuis le lendemain de la capitulation de l'Allemagne nazie, l'historiographie occidentale privilégie le rôle des Alliés occidentaux dans la libération de l'Europe, au détriment du rôle déterminant de l'Armée rouge. Pourtant, l'Union soviétique a enduré des pertes humaines colossales, atteignant plus de 25 millions de morts et a joué un rôle majeur sur le front de l'Est, avec des batailles clés comme Stalingrad et Koursk qui ont brisé l'élan nazi.

Cet effacement progressif de son rôle dans les récits historiques renforce une narration centrée sur le  débarquement de Normandie qui, dans la réalité n'est que de moindre importance. De même, les soldats africains, enrôlés par les empires coloniaux pour défendre des puissances qui leur refusaient leurs droits fondamentaux, restent largement occultés. Les Tirailleurs sénégalais et les troupes nord-africaines, essentiels dans les campagnes militaires ont été confrontés à une discrimination après la guerre. Ce silence historique reflète une hiérarchie mémorielle marquée. Enfin, ces omissions s'inscrivent dans des logiques politiques contemporaines.

La Guerre froide a influencé la perception du rôle de l'URSS, désormais vue comme une menace plutôt qu'un allié clé. Quant aux combattants africains, leur reconnaissance tardive met en lumière les difficultés des puissances occidentales à affronter leur passé colonial. Ces omissions soulignent l'importance de réexaminer la mémoire de la guerre pour rendre justice à tous les acteurs du conflit. A l'heure des débats mémoriels, ce travail de vérité est indispensable pour construire un récit inclusif et équilibré. Cet article interroge la manière dont l'histoire est façonnée au service d'intérêts géopolitiques de l'Occident.

L'oubli stratégique des vainqueurs de l'Est - une mémoire fragmentée

L'impact décisif de l'Armée rouge dans la défaite de l'Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale est indéniable. Des confrontations clés telles que les batailles de  Stalingrad (1942-1943) et de  Koursk (1943) ont marqué des tournants stratégiques, infligeant des pertes critiques à la Wehrmacht et pavant la voie à la libération de l'Europe de l'Est et au progrès des Alliés à l'Ouest. Dans cette logique, il est à rappeler que 80% des pertes militaires allemandes ont été subies sur le front de l'Est, soulignant l'immense sacrifice de l'Union soviétique, avec plus de 20 millions de vies perdues, tant militaires que civiles.

Cependant, cette contribution substantielle est tristement sous-représentée dans les récits historiques occidentaux qui privilégient des événements comme le débarquement de Normandie (1944). La Guerre froide (1947-1991) a exacerbé cette tendance tout en minimisant le rôle de l'Union soviétique pour des raisons idéologiques. Cette représentation fragmentée, renforcée par la prédominance des récits anglo-saxons, omet les sacrifices soviétiques et crée un déséquilibre dans la compréhension collective de la guerre. A l'image de la commémoration de la libération d' Auschwitz en Pologne, la marginalisation de l'effort soviétique persiste dans les commémorations et les discours actuels, où les contributions occidentales sont surestimées au détriment de la reconnaissance due à l'URSS.

Cette omission historique ne constitue pas seulement une injustice, mais aussi une perte d'opportunité d'appréhender pleinement les leçons de la Grande Guerre patriotique. Dans cette perspective, une juste reconnaissance des efforts de l'Armée rouge contribuerait à réparer une mémoire historique éclatée d'une part, et de l'autre, à promouvoir une perspective plus équilibrée et inclusive.

Les oubliés du front - les combattants africains et la mémoire sélective

Au cœur de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), les puissances coloniales européennes ont massivement recruté des soldats dans leurs colonies africaines, souvent sous contrainte ou à travers des promesses non tenues. Les Tirailleurs sénégalais, majoritairement issus d'Afrique de l'Ouest, se sont distingués par leur rôle crucial dans la libération de la France, notamment lors du  débarquement en Provence en 1944. Malgré leur engagement héroïque, leur contribution est largement occultée dans les narrations historiques officielles, les manuels scolaires et les productions cinématographiques du monde occidental, minimisant ainsi leur présence et les risques encourus sur le front.

Après la guerre, ces valeureux combattants aspiraient à une reconnaissance et à des droits égaux à ceux des soldats européens, mais beaucoup se sont vus refuser les pensions et avantages mérités, d'autres abattus de sang-froid. Comme illustration, le massacre de  Thiaroye en 1944, où des Tirailleurs sénégalais furent exécutés par l'armée française pour avoir réclamé leur dû, symbolise le mépris et l'exploitation subis par ces hommes. Il aura fallu des décennies pour que la France commence à admettre honteusement leur rôle et à réparer, bien que partiellement, ces injustices. Cette mémoire sélective de la guerre nécessite aujourd'hui une réévaluation. Les débats actuels sur l'héritage colonial et la mémoire historique soulignent l'importance d'intégrer ces récits dans la conscience collective.

Les commémorations du 80e anniversaire de la fin du conflit doivent également honorer ceux dont l'histoire a été délibérément effacée par la machination du monde occidental. En s'engageant dans un devoir de mémoire plus juste et inclusif, nous éclairons les générations futures sur le passé et questionnons la construction des récits historiques. Cette commémoration est une occasion de rectifier les oublis et de reconnaître pleinement le rôle de ces hommes dans l'un des événements majeurs du XXe siècle.

Une mémoire sélective au service d'intérêts contemporains - quand l'histoire devient un outil politique

Dans l'après-guerre, le monde s'est scindé en deux blocs opposés - autour desquels s'organisent les relations internationales - marquant profondément la narration historique du conflit. Aux Etats-Unis et en Europe de l'Ouest, une logique de confrontation a remodelé la mémoire collective, minimisant le rôle de l'Union soviétique, pourtant alliée cruciale, et magnifiant la contribution de moindre importance des Alliés occidentaux. Cette réorientation idéologique s'est traduite dans la culture populaire, où l'industrie cinématographique, avec des films tels que «  Il faut sauver le soldat Ryan », célèbre l'héroïsme américain tout en négligeant les sacrifices soviétiques sur le front de l'Est.

Par ailleurs, l'héritage colonial a conduit à l'occultation des contributions des soldats africains, dont la reconnaissance ébranle l'image des puissances européennes. Ce silence institutionnel se manifeste par l'absence de monuments et de compensations, contenant ainsi les revendications mémorielles. Ce n'est que récemment que certains pays ont commencé à reconnaître ces sacrifices, souvent de manière symbolique, tout court. Les commémorations de la Seconde Guerre mondiale en Occident continuent de refléter les équilibres politiques actuels, marginalisant le rôle de l'URSS et des soldats africains. Ces omissions stratégiques façonnent des récits historiques qui favorisent certaines alliances et reflètent les tensions géopolitiques contemporaines, tout en influençant les débats sur l'héritage colonial. La 80e commémoration de la guerre offre donc une occasion unique de revisiter l'histoire avec une perspective plus inclusive, valorisant toutes les contributions et favorisant une transmission équitable et universelle des enseignements du passé.

De ce qui précède, nous pouvons déduire que le 80e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale révèle des divergences dans la manière de commémorer cet événement. Si l'Occident met en avant ses propres victoires, le rôle décisif de l'Armée rouge et les sacrifices des soldats africains restent souvent éclipsés. Cette mémoire sélective, façonnée par la Guerre froide et les héritages coloniaux, souligne l'importance de reconstruire un récit inclusif pour honorer tous les acteurs du conflit et comprendre les dynamiques qui influencent la transmission de l'histoire.

Mohamed Lamine KABA, Expert en géopolitique de la gouvernance et de l'intégration régionale, Institut de la gouvernance, des sciences humaines et sociales, Université panafricaine

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