08/06/2025 ssofidelis.substack.com  14min #280514

De coqueluche des médias à persona non grata : le parcours de Greta Thunberg

La militante Greta Thunberg près de la scène durant une manifestation pro-palestinienne à Mannheim, en Allemagne, le 6 décembre 2024. © Uwe Anspach AP

Autrefois coqueluche de l'establishment, Greta Thunberg a été lâchée par l'élite mondiale. Une étude de MintPress News révèle que la couverture médiatique de Greta Thunberg dans le New York Times et le Washington Post est passée de centaines d'articles par an à une poignée seulement, précisément au moment où elle élargit son champ d'action de l'environnement au système capitaliste responsable du dérèglement climatique et à l'attaque israélienne contre Gaza, que la militante suédoise a  qualifiée de "génocide".

Pas votre marionnette

Greta Thunberg était autrefois la coqueluche des médias. À l'âge de quinze ans, elle a organisé une grève pour le climat dans son école et est rapidement devenue célèbre, avant d'être acclamée par l'establishment. En 2019, elle a été invitée au Parlement européen et  a reçu une standing ovation des politiciens et diplomates en présence.

Elle a également pris la parole devant le gouvernement britannique. Pourtant, alors même qu'elle  leur disait qu'ils n'étaient qu'une bande de "menteurs" responsables de "l'un des plus grands échecs de l'humanité", la jeune Suédoise a été applaudie avec une condescendance affligeante. Le secrétaire à l'Environnement de l'époque, Michael Gove, a admis avoir été ému par ses paroles,  déclarant :

"Lorsque je vous ai écoutée, j'ai ressenti beaucoup d'admiration, mais aussi beaucoup de responsabilité et de culpabilité. Je suis de la génération de vos parents, et je reconnais que nous n'avons pas fait assez pour lutter contre le changement climatique et la crise environnementale plus large que nous avons contribué à créer".

Son message sur l'urgence de faire face à la crise climatique imminente était du goût des autorités, qui ont tenté de la récupérer en lui accordant une certaine visibilité et des distinctions honorifiques. En 2019, alors qu'elle n'avait que 16 ans, elle a remporté le prix de la Femme suédoise de l'année et a été  nommée par le magazine Forbes comme l'une des 100 femmes les plus puissantes du monde. Le magazine Time lui a même décerné son prestigieux titre de Personnalité de l'année, pour, selon ses  propres termes,

"avoir tiré la sonnette d'alarme sur la relation prédatrice de l'humanité avec le seul habitat dont nous disposons", "avoir apporté à un monde fragmenté une voix transcendant les origines et les frontières" et "nous avoir montré à tous à quoi pourrait ressembler le monde lorsqu'une nouvelle génération est aux commandes".

Alors que les conservateurs lui ont été hostiles d'emblée, les institutions plus libérales l'ont comblée d'attentions et de louanges. Le New York Times, par exemple, l'a  décrite comme

"une Cassandre moderne à l'ère du changement climatique" et a souligné que son travail a "inspiré d'énormes mobilisations d'enfants" à travers la planète.

Mais Greta Thunberg a refusé d'être instrumentalisée par les élites, qui ont échoué dans leur tentative de la coopter. En conséquence, la couverture médiatique dont elle bénéficiait dans les médias élitistes a chuté à presque rien, alors même qu'elle continue de se battre pour des causes mondiales et risque sa vie pour tenter de briser le blocus illégal de Gaza.

Ce phénomène est visible dans la couverture médiatique de Greta Thunberg dans le New York Times et le Washington Post. Après avoir retenu l'attention du public en 2018, Greta Thunberg et ses activités ont d'abord fait l'objet d'une couverture médiatique considérable dans les deux journaux, avec des centaines d'articles par an dans chaque publication. Cependant, cette couverture est pratiquement tombée à zéro en 2025, avec seulement trois articles dans le Times et deux dans le Post mentionnant Greta Thunberg, et un seul dans chaque journal lui consacrant plus qu'une simple référence.

De coqueluche des médias à persona non grata : le parcours de Greta Thunberg

Les données ont été compilées à partir d'une recherche sur le terme "Greta Thunberg" dans les archives du New York Times et la base de données d'actualités Dow Jones Factiva, un outil qui recense le contenu de plus de 32 000 médias américains et internationaux.

Le Dr Jill Stein, trois fois candidate à la présidence des États-Unis pour le Parti vert, n'a pas été surprise par ces résultats.

"C'est inévitable quand on sort des sentiers battus, et quand les médias cessent de vous couvrir, c'est un véritable signe d'intégrité", a-t-elle déclaré à MintPress. "Greta a été censurée, comme beaucoup des meilleurs militants qui soient".

La chute vertigineuse de l'intérêt des médias traditionnels est étroitement liée aux positions de plus en plus radicales de Greta Thunberg. En 2022, elle a identifié le capitalisme comme la cause principale de l'effondrement climatique et a justifié la nécessité d'une révolution mondiale globale,  déclarant que :

"Ce que nous qualifions de 'normal' est un système extrême fondé sur l'exploitation des personnes et de la planète. C'est un système défini par le colonialisme, l'impérialisme, l'oppression et le génocide perpétrés par ce qu'on appelle le Nord global afin d'accumuler des richesses qui façonnent encore notre ordre mondial actuel".

Lors du même événement public, elle  a rejeté les conférences des Nations unies sur le changement climatique, les qualifiant de perte de temps et d'occasion pour

"les personnes au pouvoir... [d'utiliser] le greenwashing, le mensonge et la tricherie".

Elle s'est également donné beaucoup de mal pour soutenir les luttes des travailleurs contre leurs patrons. L'année dernière, elle a visité l'usine de pièces automobiles GKN à Florence, en Italie, un site occupé par des travailleurs en grève. "Justice climatique = droits des travailleurs", a-t-elle  expliqué, soulignant que

"la nécessité de choisir entre la lutte pour le travail et la lutte pour la justice climatique est abolie. Le territoire défend l'usine, l'usine défend le territoire. La lutte pour arriver à la fin du mois est la même lutte que celle contre la fin du monde".

Elle s'est prononcée contre l' occupation du Sahara occidental par le Maroc, en  soutien aux agriculteurs indiens en grève et  contre l'invasion russe en Ukraine. Mais c'est sans aucun doute sa solidarité avec le peuple palestinien et sa cause qui lui ont valu le plus de critiques. En 2021, elle a  partagé un message sur les réseaux sociaux accusant Israël de crimes de guerre, ajoutant qu'il est "dévastateur de suivre les événements à Jérusalem et à Gaza", et accompagnant son message du hashtag  #SaveSheikhJarrah. Au lendemain de l'attaque du 7 octobre et des bombardements israéliens qui ont suivi, elle  a appelé à un cessez-le-feu immédiat et à la liberté et la justice pour la Palestine. Et l'année dernière, elle a été  arrêtée alors qu'elle protestait contre la participation d'Israël au Concours Eurovision de la chanson.

Pour ces actions, elle a été vivement condamnée par bon nombre des mêmes médias qui, quelques années auparavant, l'avaient célébrée et médiatisée. Quelques jours seulement après ses appels à un cessez-le-feu, le magazine Forbes a publié un  article intitulé

"La position de Greta Thunberg sur Gaza est un problème pour le mouvement contre le changement climatique", qui affirmait que "partager des opinions controversées qui ne servent qu'à aliéner des groupes démographiques entiers" ne "fait pas avancer la cause environnementale" et "ne fait qu'affaiblir sa capacité à défendre cette cause et nuit à l'ensemble du mouvement contre le changement climatique".

Un autre article de Forbes  qualifie sa carrière de "tragédie" et affirme qu'elle est animée par une "haine d'Israël" omniprésente et une détermination à "détruire l'État juif". Parallèlement, l'influente revue allemande Der Spiegel, qui  lui avait décerné le titre de "Personnalité de l'année" en 2019,  la qualifie d'"antisémite".

Pour Mme Stein, l'excommunication médiatique de Mme Thunberg ne s'explique pas simplement par les exploits d'une organisatrice de 22 ans moins dignes d'intérêt que ceux d'une adolescente précoce. C'est plutôt sa position publique contre le capitalisme, l'impérialisme et les actions d'Israël à Gaza qui les a choqués.

"Chacune de ces prises de position constitue un recul aux yeux des médias grand public et de l'oligarchie qu'ils défendent", a-t-elle déclaré. "On a pu voir réagir les opposants dès qu'elle a commencé à parler de justice climatique, sociale et économique. Mais lorsqu'elle a pris position sur Gaza, ça a été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase, et elle n'a plus été mentionnée dans les médias grand public après ça", a-t-elle ajouté.

Thunberg considère que la lutte pour un monde plus vert est indissociable de la lutte pour la liberté politique et économique.

"Pour moi, il n'y a aucun moyen de distinguer les deux", a-t-elle  déclaré, ajoutant :

"Nous ne pouvons pas obtenir la justice climatique sans justice sociale. Si je suis une militante pour le climat, ce n'est pas parce que je veux protéger les arbres. Je suis une militante pour le climat parce que je me soucie du bien-être des êtres humains et de la planète, et ces deux aspects sont étroitement liés".

Dimitri Lascaris, avocat et ancien candidat à la direction du Parti vert du Canada, qui a participé à plusieurs "flottilles de la liberté" pour tenter de briser le blocus de Gaza, a déclaré que le rejet de Greta Thunberg représente également "une condamnation du mouvement environnemental". Comme l'a déclaré M. Lascaris à MintPress :

"Avant que Greta n'adopte une position incroyablement courageuse en faveur des victimes du régime génocidaire d'Israël, elle était la coqueluche du mouvement, mais bon nombre de ces mêmes 'écologistes' qui l'idolâtraient se sont tus alors qu'elle risque sa vie pour attirer l'attention sur les souffrances des Palestiniens. La justice environnementale et les droits humains sont intrinsèquement liés. Si vous ne soutenez pas Greta aujourd'hui, vous n'avez pas le droit de vous qualifier d''activiste environnemental'".

Des eaux dangereuses

En plus de son parcours politique, Greta Thunberg est actuellement engagée dans un voyage physique, naviguant à bord d'un navire humanitaire à destination de Gaza dans le but de briser le blocus israélien. Elle fait partie des 12 personnalités publiques à avoir embarqué à bord du Madleen dans le port sicilien de Catane, qui devrait atteindre la bande de terre densément peuplée le 7 juin. Parmi les autres personnalités figurent l'acteur de "Game of Thrones" Liam Cunningham et la femme politique française Rima Hassan.

Le navire transporte des denrées de première nécessité, notamment de la farine, du riz et d'autres produits de base, ainsi que du lait en poudre, des produits d'hygiène féminine, des fournitures médicales, des béquilles, des prothèses et des kits de dessalement de l'eau. Le Madleen est un petit navire, et l'aide qu'il apporte n'est qu'une goutte d'eau dans l'océan des besoins exprimés par les autorités. Les organisateurs soulignent toutefois l'importance symbolique de briser le blocus depuis l'extérieur.

"Nous le faisons parce que, quelles que soient les difficultés auxquelles nous sommes confrontés, nous devons continuer à essayer, car dès que nous cesserons d'essayer, nous perdrons notre humanité",

 a expliqué Greta Thunberg. Les bénévoles et l'équipage naviguent sans armes et ont été formés à la non-violence.

Les médias grand public ont largement passé sous silence le voyage du Madleen. Le New York Times, par exemple, n'en a pas parlé du tout, tandis que le Washington Post n'y a consacré qu'un seul article. D'autres médias ont toutefois dénoncé avec virulence cette opération.

"Le narcissisme de Greta Thunberg a atteint des niveaux terrifiants", titrait le quotidien britannique The Telegraph, qui qualifiait l'opération de

"coup médiatique égoïste déguisé en acte de charité audacieux".

Certains commentateurs ont manifesté une hostilité encore plus vive à l'égard de la mission. Le sénateur américain Lindsey Graham, par exemple,  a déclaré espérer que "Greta et ses amis sachent nager", suggérant ouvertement que le navire humanitaire devrait être attaqué.

Israël a déclaré qu'il empêcherait le Madleen d'entrer dans les eaux de Gaza, et ses drones  survolent déjà le navire. En mai, l'armée israélienne a attaqué un autre bateau qui tentait de livrer une aide vitale à la Palestine, tirant des missiles sur le navire juste au large des eaux maltaises. L'incident a été largement ignoré par la presse occidentale.

Jill Stein a été impressionné par le courage de Greta Thunberg, déclarant à MintPress :

"C'est héroïque, inspirant et galvanisant de voir son exemple et celui des autres membres de la Freedom Flotilla. Leur incroyable courage et leur compassion humanitaire sont aux antipodes de cet horrible génocide. Ils risquent leur vie et ils le savent... Mais ils refusent d'accepter un génocide, ou de s'avouer impuissants face à cela".

Le manque de couverture médiatique ne surprend probablement pas Greta Thunberg, qui a qualifié les médias occidentaux de participants actifs au massacre.

"Nos gouvernements, nos institutions, nos entreprises soutiennent ce génocide... C'est notre argent, celui des contribuables. Ce sont nos médias qui continuent de déshumaniser les Palestiniens",  a-t-elle déclaré. "Au nom de la communauté internationale, du soi-disant monde occidental, je suis vraiment désolée que nous vous ayons trahis en ne vous soutenant pas assez" a-t-elle ajouté.

La manière dont la classe dirigeante a collectivement abandonné Greta Thunberg est loin d'être un incident isolé. Les forces libérales élitistes ont toujours tenté d'édulcorer et de diluer les contestations radicales du statu quo, telles que Black Lives Matter, le mouvement de libération LGBT et les manifestations Occupy Wall Street, en offrant à leurs leaders un accès privilégié et des faveurs. Si cette stratégie échoue, les personnalités et mouvements sont rejetés, critiqués ou attaqués. Lorsque Martin Luther King focalisait ses attaques sur les shérifs racistes du Sud, il était traité avec respect. Mais après son  discours anti-guerre "Au-delà du Vietnam", dans lequel il s'en est pris au "triple fléau du racisme, du matérialisme extrême et du militarisme", il est devenu l'ennemi public numéro un, a été ignoré, dénigré et finalement assassiné.

Greta Thunberg ne montre aucun signe de faiblesse.

"Nous nous battons pour la justice, la durabilité et l'émancipation de tous. Il ne peut y avoir de justice climatique sans justice sociale",  a-t-elle déclaré.

C'est précisément ce type de discours qui lui a valu d'être exclue de la société élitiste et bien-pensante.

* Alan MacLeod est rédacteur en chef chez MintPress News. Il a obtenu son doctorat en 2017 et a depuis publié deux livres acclamés :  Bad News From Venezuela: Twenty Years of Fake News and Misreporting et  Propaganda in the Information Age: Still Manufacturing Consent, ainsi que  un  nombre  d' articles universitaires. Il a également contribué à FAIR.org, The Guardian, Salon, The Grayzone, Jacobin Magazine et Common Dreams. Suivez Alan sur Twitter pour découvrir ses travaux et ses commentaires :  @AlanRMacLeod.

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