
Par Guy Mettan
Pour décoiffer, elle décoiffe, la nouvelle stratégie de sécurité américaine ! Le document publié le 4 décembre dernier, concentré sur 32 pages très denses, met fin à trois décennies d'expansion tous azimuts, de guerres sans fin et de prétention illimitée à l'hégémonie mondiale. Pour les Européens, qui n'arrivent pas à se faire à l'idée qu'ils sont largués et ne comptent plus, c'est la douche froide.
Comme d'habitude, l'Amérique donne le ton avec un temps d'avance. Dans la douleur, après une ultime tentative suprématiste sous l'ère Biden, les Etats-Unis ont pris acte que le monde était devenu multipolaire et qu'ils n'avaient plus la capacité d'interférer, de contrôler, de régenter à plein temps la planète entière et que mieux valait pour eux d'opérer un repli stratégique afin de se refaire une santé économique et de réparer les ressorts cassés de leur puissance plutôt que s'épuiser dans de vains combats et l'imposition de chimères idéologiques (la démocratie, les droits de l'Homme, le libre-échange sans limite) dont le reste du monde ne voulait pas, ou en tout cas pas de cette manière.
Qu'elle soit durable ou pas, cette nouvelle Stratégie met fin à la doctrine Wolfowitz, qui visait à assurer l'hégémonie américaine partout dans le monde, dans tous les domaines et à n'importe quel prix, et au règne des néoconservateurs clintoniens et bushiens qui ont empoisonné la politique étrangère américaine depuis trente ans.
On ose à peine le dire tant il a suscité de dépit, de courroux, de critiques acerbes en Europe et aux Etats-Unis mêmes mais le document frappe par sa cohérence, sa qualité diagnostique et sa pertinence (auto)critique. Chacun voyant midi à sa porte et gémissant dans sa niche, peu de commentateurs ont noté que la première cible de cette réorientation stratégique, au-delà des sévères remontrances adressées à l'Union européenne, était les Etats-Unis eux-mêmes. On n'avait encore jamais vu la première puissance mondiale se livrer à une introspection aussi radicale.
Une fois passée la dispensable autocélébration amphigourique chère à Donald Trump, soulignée par son épaisse signature en gras, le papier commence par constater que les stratégies de sécurité américaines ont déraillé depuis la fin de la guerre froide : « Les élites américaines se sont convaincues que la domination permanente du monde entier était dans l'intérêt supérieur du pays. Désormais seules les activités étrangères qui menacent nos intérêts doivent nous concerner. »
« Nos élites se sont gravement trompées sur la volonté de l'Amérique à prendre sur leurs épaules, tel Atlas, la charge du monde global alors que le peuple américain n'y voyait aucun intérêt national. Elles ont surestimé sa capacité à financer, simultanément, un vaste Etat social-régulateur-bureaucratique et un vaste complexe militaire, diplomatique, de renseignement et d'aide au développement à l'étranger. Elles ont parié à très mauvais escient et de façon destructrice sur le mondialisme et le soi-disant « libre-échange » qui a érodé la classe moyenne et la base industrielle qui assuraient la prééminence militaire et économique américaine. »
Et de rappeler qu'une bonne stratégie doit définir des buts à la fois clairs et réalisables. Avec des objectifs somme toute très classiques : protection des citoyens et des frontières, restauration des infrastructures, de la force militaire, de la dissuasion nucléaire, d'une économie innovante et performante, recréation d'une base industrielle robuste, maintien de la primauté technologique, scientifique, culturelle et spirituelle (soft power).
Cinq intérêts sont déclarés vitaux pour le pays : le maintien d'un hémisphère occidental (i.e le continent américain dans son ensemble) stable et libre de toute interférence étrangère ; la lutte contre les acteurs qui endommagent l'économie américaine et la garantie d'une région indopacifique ouverte afin de conserver des voies commerciales sûres et un libre accès aux ressources naturelles ; la préservation de la liberté et de la sécurité des alliés européens tout en restaurant leur identité et leur confiance dans leur civilisation ; la prévention de toute puissance hostile qui chercherait à dominer au Moyen-Orient et l'évitement des « guerres éternelles » qui ont coûté si cher au pays ; et enfin le développement des technologies et des normes susceptibles de tirer le monde en avant, notamment dans l'AI, la biotech et les ordinateurs quantiques.
Cette nouvelle stratégie repose sur dix principes fondamentaux : une définition ciblée de l'intérêt national ; la paix par la force ; une préférence pour le non-interventionnisme ; un réalisme flexible ; la primauté des nations ; la défense de la souveraineté et du respect du pays par les autres ; l'équilibre entre les grandes puissances mondiales ; une politique favorable à l'ouvrier américain ; un partage équitable des droits et devoirs entre nations ; la promotion de la compétence et du mérite.
Elle met l'accent sur les priorités suivantes : fin de l'ère des migrations massives afin d'assurer la sécurité et la cohésion internes ; la protection des droits fondamentaux et des libertés ; le partage des charges et des tâches, notamment en matière de défense ; un réalignement diplomatique par la paix et les « deals » ; la sécurité économique, laquelle doit être assurée par un commerce équilibré, un accès sécurisé aux chaînes de production et aux ressources, une réindustrialisation, une revitalisation des industries de défense ; le maintien de la dominance énergétique dans tous les domaines et enfin la préservation de la dominance du secteur financier américain et du dollar comme monnaie de réserve mondiale.
Dans sa seconde partie, le papier examine la mise en œuvre de la stratégie dans les différentes régions du monde, à commencer par le continent américain, qui se voit appliquer une doctrine Monroe assortie d'un « Corollaire Trump » (voir notre article précédent sur le Vénézuéla). Pour l'Amérique latine, ce n'est pas une bonne nouvelle, tant les Etats-Unis ont pris l'habitude, depuis son énonciation en 1823, d'invoquer Monroe non pas pour empêcher une ingérence étrangère mais pour justifier leurs propres interférences dans les affaires des Etats américains et les coups d'Etat qu'ils n'ont cessé d'y organiser lorsqu'un gouvernement ne leur plaisait pas.
Concernant l'Asie, la Stratégie observe qu'elle atteint déjà près de 50% du produit national brut mondial en parité de pouvoir d'achat et que sa part va continuer à augmenter. D'où la nécessité d'assurer un commerce et des voies de transport ouvertes et libres et d'y prévenir une confrontation militaire, notamment avec la Chine. Fait notable : celle-ci n'est plus considérée comme un adversaire à abattre mais comme un rival économique à surveiller de près. Ses manœuvres prédatrices pour l'économie américaine doivent être contenues et combattues grâce au resserrement des alliances avec les pays partenaires tels que le « Quad ». La décision toute récente d'autoriser Nvidia à reprendre les livraisons de puces hautement performantes à la Chine confirme ce tournant vers la coopétition plutôt que la confrontation. La prééminence des Etats-Unis dans la région indopacifique est vue comme le meilleur garant de la stabilité et de la paix dans la région et du maintien du statu quo en ce qui concerne Taiwan.
En troisième position vient l'Europe, dont les Etats-Unis veulent promouvoir la grandeur. L'insuffisance des dépenses militaires et la stagnation économique du continent les préoccupent beaucoup. La part de l'Europe dans le PNB mondial a chuté de 25% à 14% entre 1990 et 2025. Mais surtout le continent souffre d'un « effritement civilisationnel » inquiétant. La perte de souveraineté, l'érosion des libertés politiques, la censure, la chasse aux partis d'opposition, l'effondrement démographique, des politiques migratoires catastrophiques pour l'emploi et la cohésion sociale, la strangulation régulatoire y font des ravages alarmants.
Concernant l'Ukraine et la Russie, les Etats-Unis veulent rétablir la paix au plus vite. Ils déplorent l'affaiblissement des relations entre l'Europe et la Russie et soulignent que leur rétablissement exigera un fort engagement de leur part. Recréer une stabilité stratégique entre l'Europe et la Russie est un intérêt vital des Etats-Unis, au même titre que la reconstruction de l'Ukraine et sa survie comme Etat viable. La guerre a eu pour effet pervers d'accroitre les dépendances externes de l'Europe et notamment de l'Allemagne. Et d'enfoncer le clou en proclamant que la priorité première consiste à « rétablir les conditions de stabilité sur le continent et la stabilité stratégique avec la Russie ».
Enfin le document note que l'Administration Trump se trouve mal à l'aise avec les gouvernements européens qui ont des « attentes irréalistes » à propos de cette guerre tout en étant « « perchés sur des minorités instables ». L'Amérique reste profondément attachée à l'Europe mais souhaite vivement qu'elle retrouve sa puissance en inversant la courbe dangereuse qu'elle a suivie jusqu'ici. L'Europe doit renouer avec ses traditions nationales et patriotiques, ses cultures et son histoire, ses valeurs de liberté et d'indépendance. En clair, Washington souhaite que les partis conservateurs, populistes ou d'extrême-droite comme on voudra, se renforcent et gagnent les prochaines élections...
On comprend que ce discours soit resté en travers de la gorge des Macron, Starmer, Merz et autres Costa. Sidérés, les autres dirigeants européens, les Tusk, Kaja Kallas, von der Leyen, tellement habitués à lécher les bottes du maitre américain, n'ont pas réagi. L'un d'entre eux a prétendu avec grandiloquence : « A présent, nous sommes seuls ! » Ce n'est pas tout à fait vrai car il ne tient qu'aux dirigeants européens de redescendre sur terre, de retrouver un brin de réalisme et de faire la paix avec leurs deux grands voisins géographiques et culturels, l'Américain et le Russe.
Guy Mettan, journaliste indépendant