20/01/2011 wsws.org  6min #47999

 Ceci n'est ni une Wikileaks-révolution ni une Twitter-révolution #sidibouzid

Wikileaks et la Tunisie

Par Patrick Martin
20 janvier 2011

Des experts américains de la politique étrangère ont décrit les événements qui se sont déroulés la semaine passée en Tunisie comme la « première révolution WikiLeaks. » Ceci équivaut à un hommage rendu à contre-cour par Washington à l'impact du travail courageux de Julian Assange et de ses condisciples qui ont divulgué des milliers de documents révélant les prédations et les crimes de l'impérialisme américain et la vénalité de ses régimes clients partout dans le monde.

WikiLeaks a rendu publiques dix dépêches provenant de l'ambassade américaine à Tunis, toutes signées par l'ambassadeur Robert Godec. Leur contenu dénonce le mensonge que le gouvernement et les médias américains font circuler et selon lequel les documents divulgués par WikiLeaks sont insignifiants et ne révèlent « rien de nouveau » ou présentent même la diplomatie américaine sous un jour favorable. Loin de là : les dépêches contiennent des révélations significatives sur la corruption du régime tunisien et l'attitude d'« accord tacite » des Etats-Unis à l'égard de la torture dans les prisons du pays.

Elles révèlent l'imposture de la prétention de Washington de soutenir la démocratie et les droits de l'homme partout dans le monde.

Sept de ces dépêches évaluent le régime en commentant la santé du président Zine El Abadine Ben Ali, la corruption de sa famille, notamment sa belle famille, les Trabelsi, et les options des Etats-Unis pour remodeler une Tunisie post-Ben Ali. Voici quelques points forts :

Le 23 juin 2008: La dépêche à présent bien connue intitulée « La corruption en Tunisie : Ce qui est à toi est à moi. » Elle donne des détails sur les agissements notamment des Trabelsi - y compris d'au moins dix frères et sours de la première dame du pays et de leurs enfants - ainsi que de sept frères et sours de Ben Ali et des enfants du président de son premier mariage. Presque chaque entreprise importante en Tunisie compte un membre de cette vaste famille, rapportent les dépêches en ajoutant, « Qu'il s'agisse d'argent liquide, de services, de terrain, de propriété ou, voire même de votre yacht, la famille du président Ben Ali, pourrait le convoiter et obtiendrait ce qu'elle veut. »

Le yacht en question appartenait au président du bureau parisien de la banques d'affaires Larzard Frères; il fut confisqué par deux Trabelsi et repeint. L'un des deux, Imed Trabelsi, un neveu de Ben Ali, a été poignardé mortellement à l'aéroport de Tunis durant le week-end alors qu'il tentait de fuir le pays et qu'une foule de manifestants anti-régime l'avait reconnu comme un membre de la « première famille » haïe.

Le 17 juillet 2009: Une dépêche intitulée « La Tunisie préoccupée : que devrions-nous faire ? » décrit le régime comme « sclérotique » et ne disposant pas de successeur clair à Ben Ali. « Beaucoup de Tunisiens sont frustrés par le manque de liberté et irrités par la corruption de la première famille, par le taux de chômage élevé et les inégalités régionales, » rapporte l'ambassadeur américain. Avec l'année électorale 2009, « Ben Ali est sûr d'être réélu haut la main dans un processus qui ne sera ni libre ni juste. »

Le 27 juillet 2009: La dépêche relate le dîner privé de l'ambassadeur Godec et de sa femme dans la résidence de Mohammed Saker El Materi, le gendre de Ben Ali et de sa femme Nesrine, la fille du président. Godec décrit les conditions luxueuses dans lesquelles la famille vit, y compris des fontaines (dans un pays désertique) et un tigre vivant dans une cage. Il qualifie El Mareri d'« exigeant, vaniteux et difficile, » sa femme de « naïve et ignorante », pour conclure : « L'opulence dans laquelle El Materi et Nesrine vivent, ainsi que leur comportement, expliquent clairement pourquoi ils sont, ainsi que d'autres membres de la famille de Ben Ali, détestés et même haïs par certains Tunisiens. »

Les médias américains ont fait état des dépêches concernant la corruption mais ont gardé le silence sur trois autres dépêches publiées par WikiLeaks qui documentent la collaboration directe du gouvernement américain, à la fois sous Bush et sous Obama, en matière de torture dans les prisons tunisiennes.

Le 3 mars 2008: La dépêche rend compte des résultats d'une visite de trois jours en Tunisie effectuée par le secrétaire d'Etat adjoint David Welch pour s'entretenir avec Ben Ali au sujet du terrorisme et d'autres questions régionales. Ben Ali avait promis « de coopérer avec les Etats-Unis sans restriction. » Ce langage a des implications macabres compte tenu du recours massif à la torture par les interrogateurs tant tunisiens qu'américains.

Le 18 juin 2009: La dépêche mentionne une discussion entre l'ambassadeur et un responsable du Comité International de la Croix rouge qui, tout en étant lié par des obligations de confidentialités après sa visite dans les prisons tunisiennes, a dit qu'il « ne voudrait pas être à la place de l'ambassadeur » lorsqu'il faudra faire une recommandation pour le transfert de prisonniers de Guantanamo vers la Tunisie.

Le 23 juin 2009: Cinq jours plus tard, une dépêche rapporte que le gouvernement tunisien fait pression sur les pays européens pour qu'ils n'accueillent pas de prisonniers tunisiens de Guantanamo - pour s'assurer qu'ils seront bien livrés à la Tunisie pour y être détenus - et cite les commentaires des ambassadeurs britannique et canadien disant que la Tunisie torture régulièrement les prisonniers.

Le contenu des dépêches montre pourquoi le gouvernement américain était si furieux contre les fuites et pourquoi il cherche à poursuivre Assange en justice et à stopper les révélations de WikiLeaks. Les divulgations ont eu un réel impact politique et ont miné le régime Ben Ali et contribué à ce que des manifestations de masse évincent le dictateur.

Contrairement à l'idée que les révélations des secrets diplomatiques américains ne constituent aucun danger réel pour les intérêts impérialistes américains, les événements en Tunisie montrent qu'elles peuvent, dans une situation de crise sociale et politique grandissante et de tensions explosives dans tous les coins du monde, sérieusement endommager la position géostratégique de Washington.

Internet a joué un rôle majeur non seulement en créant le climat politique mais aussi en organisant et en mobilisant un mouvement de masse en Tunisie. Des milliers de vidéos fabrication maison de la répression policière et de la résistance populaire ont été affichées sur la toile. Le peuple tunisien s'est servi de Facebook, de Twitter et d'autres réseaux sociaux pour organiser et diriger les mobilisations contre le régime.

On peut être sûr que le gouvernement américain va réagir, devant le rôle joué par internet lors des événements en Tunisie,en redoublant d'efforts pour censurer et contrôler le contenu politique de la toile.

Ceci souligne la nécessité pour tous ceux qui défendent les droits démocratiques et qui s'opposent aux crimes de l'impérialisme de prendre la défense d'Assange et de WikiLeaks.

(Article original paru le 19 janvier 2011)

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