01/03/2011 tlaxcala-int.org  9min #50181

 Tunisie, notre fierté et notre espoir

Le processus révolutionnaire

Claudia Haydt
Traduit par Michèle Mialane
Edité par Einar Schlereth

L'armée est partout, elle veille au bon ordre dans les files d'attentes, surveille les carrefours, et le plus souvent fait preuve d'une remarquable discrétion. La police se montre rarement, des agents règlent la circulation à quelques carrefours, à d'autres des policiers discutent entre eux tandis que conducteurs et piétons se débrouillent plus ou moins tout seuls.

Le stationnement réglementé n'existe plus, au moins dans les faits, aucun policier n'oserait faire enlever une auto ou distribuer des amendes. Des marchands ambulants et leurs marchandises, de toute évidence un produit des pillages des semaines précédentes, occupent chaque mètre carré de trottoir. Mais on n'a pas pillé à l'aveuglette, on s'en est pris en général de manière ciblée aux supermarchés et aux greniers du clan Ben Ali. Pour la plupart des Tunisiens, c'était là une juste revanche.


Maya Jribi

Tout l'appareil d'État et toute l'économie étaient de fait entre les mains de la famille Ben Ali. Tous les Tunisiens peuvent témoigner que « Ben Ali et les quarante voleurs » avaient mis le grappin sur: chaînes de supermarchés, banques, entreprises, transports, villas, hôtels - presque tout ce dont on pouvait tirer un profit intéressant appartenait à un beau-frère, un gendre, ou à la femme du Président. À dire vrai il est interdit de vendre dans la rue sans autorisation. Mais nombre de règles ne sont plus en vigueur dans la Tunisie révolutionnaire, on ignore également l'interdiction de fumer dans les aéroports, aussi bien que de nombreuses règles non écrites. Plus personne n'est tenu de verser un pot-de-vin pour conclure une affaire.

Le résultat, c'est que le chiffre d'affaires du port de Tunis est pour l'instant notablement plus élevé que sous l'ancien régime et malgré le contexte révolutionnaire nombre de produits d'usage quotidien n'ont pas augmenté, certains ont même baissé. Les évènements de décembre et janvier en Tunisie étaient-ils une révolution ou un soulèvement ? Le nom de « révolution de jasmin » est une simple invention des médias français. En Tunisie on parle de révolte ou de révolution, et si on lui donne un nom, c'est celui de « révolution de Sidi Bouzid », la ville où tout a commencé. « La révolution nous permet de rêver » dit l'écrivain et ex-dissident tunisien Tawfik Ben Brik, pour dépeindre ce qui lie les acteurs et les observateurs de la révolte et du changement en Tunisie. Cette révolution est-elle terminée, et s'agit-il maintenant d'un retour à la normalité, ou sommes-nous en présence d'un processus qui n'est pas près de s'achever ? Les opinions à ce sujet divergent fortement selon les divers courants de la gauche tunisienne.

Unité, pas divergences

À la mi-février la Tunisie comptait 24 partis politiques officiels, dont beaucoup de tout nouveaux et pratiquement inconnus. Personne ne peut prédire avec certitude lesquels joueront en Tunisie un rôle de premier plan. Si l'on demande aux gens dans la rue de citer des partis de gauche, on obtient en général comme réponse le PCOT (parti communiste tunisien). Son dirigeant, Hamma Hammadi, a passé de longues années dans l'illégalité et en prison, et de ce fait s'est assuré l'estime d'un large éventail politique en raison de son engagement conséquent en faveur de la liberté et de la démocratie. À la différence d'autres partis de gauche le PCOT n'a jamais été autorisé.

En dépit d'une lourde répression qui a valu à beaucoup de ses membres d'être emprisonnés et torturés il n'a pas baissé la garde. Cela lui a permis de jouer un rôle important au cours de la révolution tunisienne. À cette occasion, le PCOT s'est engagé en tout connaissance de cause aux côtés des forces d'opposition les plus diverses, des libéraux aux islamistes en passant par le centre gauche. Il a fallu cette coopération pour parvenir à se débarrasser de Ben Ali, qui a réussi à monter durant des années les courants d'opposition les uns contre les autres. Avec la « peur de l'islamisme » qui surplombait tout, Ben Ali avait non seulement réussi à convaincre l'Occident qu'il représentait le moindre mal, mais aussi à paralyser des pans entiers de l'opposition tunisienne. Selon Hammadi, la « minorité régnante » n'a pu se maintenir au pouvoir qu'en divisant la majorité en fractions ennemies. Le PCOT n'est pas pressé d'être un parti légal, cette formalité sera « très bientôt » à l'ordre du jour. « Nous sommes reconnus par la population, c'est une base de travail suffisante » dit-on au Parti. Il a toutefois, à l'instar d'autres partis, commencé dès la chute du dictateur El Abidine Ben Ali à édifier des structures officielles. Tout le monde attend un succès d'estime pour le PCOT aux prochaines législatives. Mais c'est sans doute au centre gauche que se décidera la question du pouvoir en Tunisie.

La question sociale

Il y a le parti islamiste Ennahda, mais aussi des partis libéraux et bourgeois conservateurs, mais ces derniers, justement, ne jouent pas en ce moment un grand rôle dans la formation du nouveau paysage politique. Ce sont des questions sociales avant tout qui ont déclenché la révolution, et donc les partis dont le principal souci est la justice sociale ont les meilleures chances de l'emporter. Les revendications concrètes rencontrent un large consensus depuis la gauche jusqu'au centre (Ennahda inclus). Les priorités sont la lutte contre le chômage, le développement des régions, l'arrêt des privatisations - tout particulièrement dans le domaine des services publics - et la baisse du coût de la vie. L'ordre du jour comporte aussi le renoncement au système présidentiel et la reconstruction d'une démocratie parlementaire.

Les divergences portent sur la collaboration avec le gouvernement de transition. Court-on le danger de tout perdre sans un retour rapide à la normalité, et si les partis et organisations de gauche ne participent pas aussi au gouvernement et donc au contrôle de l'appareil d'État ? C'est l'avis des communistes réformistes du parti Ettadjid qui, dans la Tunisie de Ben Ali, appartenait à « l'opposition légale » et possède actuellement deux représentants au Parlement. C'est un argument qu'on ne peut tout à fait rejeter, car des partisans de Ben Ali et de son parti, le RCD, désormais interdit, continuent à essayer de déstabiliser le pays et utilisent à cet effet les positions qu'ils occupent dans l'appareil d'État. Ettajdid a reçu le Ministère de la Culture et de la Recherche, accordé à Ahmed Brahim. À la différence des autres opposants, les communistes réformistes ne sont pas obligés de commencer à zéro, possédant déjà un certain degré de professionnalisme.

Trahir la révolution ?

L'ex-dissident Ben Brik considère la participation au gouvernement comme de la collaboration et même une « trahison de la révolution ». Il craint que la gauche, par une « coopération constructive » (PDP, Parti démocrate progressiste) ou une « prise de responsabilité » (Ettajdid) ne permette précisément à l'ancien système de se maintenir. Mais la situation et les signaux envoyés par la base ne sont pas si clairs, et une autre force d'opposition du centre droit, le Parti démocrate progressiste (PDP), légal mais marginalisé sous Ben Ali, juge lui aussi nécessaire de participer au gouvernement. À la tête de ce parti se trouve une femme Maya Jribi ; une première dans l'histoire des partis tunisiens.

Son éminence grise est son précédent dirigeant, l'avocat Ahmed Néjib Chebbi, que l'on avance comme candidat possible à la présidence. Le PDP passe pour l'un des partis de centre droit les plus populaires. Jusqu'ici la présence de son chef de file au gouvernement ne semble pas avoir entaché sa crédibilité. Chebbi est Ministre pour le développement des régions, un poste de grande importance pour les zones sous-développées de Tunisie. Parmi les premiers projets en ce domaine figurent la remise en état et l'extension du réseau ferré dans les régions rurales. Les partis d'opposition - même officiellement reconnus - n'avaient pas la vie facile dans la Tunisie de Ben Ali. Il leur était difficile de faire connaître leur position, leurs tracts étaient en général confisqués ou même ne pouvaient être imprimés ; ceux qui, comme le Parti des rénovateurs réformistes communistes Ettadjid, ont déjà des représentants au Parlement ont plus de facilité à construire des structures partidaires au niveau nationale. Les autres partis doivent maintenant se professionnaliser en partant de zéro dans une atmosphère sous haute tension. Outre Ettadjid et le PDP, un activiste du Parti pirate participe au gouvernement ; il est Secrétaire d'État à la Jeunesse et aux Sports. Mais, bien qu'Internet et les médias sociaux aient joué un rôle de premier plan dans la révolution tunisienne, le Parti pirate - du moins jusqu'à présent - ne dispose pas d'une base importante dans les masses populaires.

Le correctif de la rue

C'est une autre voie qu'a choisie le Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL), qui se situe également au centre gauche. Son dirigeant, le médecin de renom Moustafa Ben Jaafar, s'est tout d'abord déclaré prêt, le 17 janvier, à accepter le Ministère de la Santé. Mais dès qu'il s'est aperçu combien de positions-clés étaient détenues par des apparatchiks du RCD, il s'est aussitôt retiré - de même que la plupart des représentants de l'UGTT, l'Union des syndicats tunisiens, qui avaient brièvement occupé divers postes ministériels. Combinés à des manifestations de masse dans les rues tunisiennes, ces retraits conduisirent à la disparition de tous les représentants du RCD des premiers postes gouvernementaux, à l'exception du Premier ministre Mohammed Ghannouchi. Toutefois, nombre de positions d'experts un peu moins en vue sont restées aux mains de membres de l'ancien système, dont on ne sait pas toujours à qui va leur fidélité. Le PDP et Ettadjid reprochent à Ben Chaafar de ne s'être retiré que par opportunisme, pour mieux asseoir une candidature aux présidentielles. De fait Ben Chaafar passe pour avoir des chances à ce poste. Son parti, le FDTL, bien ancré chez le personnel médical organisé syndicalement, s'est déjà fait connaître ces dernières années comme parti d'opposition crédible.

Seules les élections, prévues dans six mois environ, nous apprendront laquelle de ces stratégies de prise de pouvoir l'emportera. Pour le moment, la Tunisie a sans doute un « gouvernement à l'essai »La population observe scrupuleusement ses faits et gestes. Sa ratification - enfin !- de la convention contre la torture a été favorablement accueillie, ainsi que la liberté de la presse et les petites améliorations apportées à la protection sociale. Mais lorsque le Ministre des Affaires étrangères, Ahmed Ounaies, s'est montré trop enthousiaste après sa rencontre avec sa collègue française Michèle Alliot-Marie, il a dû faire précipitamment ses bagages, la dame ayant surtout fait parler d'elle - outre son séjour aux frais d'amis de Ben Ali - en proposant au dictateur l'aide de la police française pour réprimer les manifestations. Fort heureusement le vrai pouvoir politique en Tunisie est toujours être les mains du peuple, qui a cessé d'avoir peur. C'est avant tout la rue qui apporte un correctif nécessaire pour éviter que la ligne gouvernementale générale ne dévie par trop. Le gouvernement de transition sait parfaitement que tout ce qui sera perçu comme une « trahison de la révolution » entraînera des manifestations de masse.


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Publication date of original article: 17/02/2011
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