05/03/2011 tlaxcala-int.org  12min #50315

 Tunisie, notre fierté et notre espoir

La Révolution tunisienne et la culpabilité de l'Occident

Mondher Sfar منذر صفر

Ayant milité à l'Université de Tunis de 1970 à 1974 au sein de la Gauche révolutionnaire, ce qui m'a valu un procès et neuf ans d'exil, j'ai décidé en 1992 de m'exiler à nouveau à Paris pour dénoncer le régime de Ben Ali, ses crimes de torture et sa mainmise sur l’Etat et l’administration au profit d’une maffia sans foi ni loi. Après avoir lancé en 1993 avec des amis un Comité d’Appel à la démission de Ben Ali, je me suis consacré avec feu Ali Saïdi à soutenir les défenseurs des droits de l’homme en Tunisie et aussi à organiser au sein du Collectif de la Communauté Tunisienne en Europe une cellule d’aide aux demandeurs d’asile et à leurs familles.

J’ai pu à travers cette activité découvrir le vrai visage des régimes occidentaux et de leur idéologie ambigüe. Je voudrais en témoigner aujourd’hui à travers ces quelques brèves réflexions sur l’histoire de la dictature benalienne jusqu’à la Révolution tunisienne et ses enseignements quant à notre vision de l’Occident et de ses valeurs.

Quand Bourguiba fut renversé un 7 novembre 87, le peuple tunisien avait déjà une grande soif de liberté et de dignité, similaire à celle qui anime aujourd'hui notre glorieuse Révolution. Ben Ali devait en tenir compte. D'où sa fameuse Déclaration où il a promis démocratie et liberté pour tous les Tunisiens, le temps de mieux asseoir sa dictature policière.

Il est vrai que cette manœuvre n'a pu faire illusion longtemps sans la connivence d'une certaine frange de l’opposition qui a prêté main forte au régime et a participé à la consolidation de la dictature, avec l'appui des milieux européens de gauche comme de droite qui voyaient en Ben Ali le meilleur garant de leurs prétendus intérêts économiques et géostratégiques.

C’est ainsi que les Européens ont pu entretenir longtemps le mythe d’un régime somme toute tolérable et acceptable. Ils ont répété sa propagande sur la nécessité d’injecter des doses homéopathiques de démocratie comme si celle-ci était une matière hautement explosive, à manier avec bien des précautions. Feu Philippe Seguin, soutien inconditionnel du dictateur, affirmait quant à lui que la Tunisie a deux siècles de retard démocratique par rapport à la France et qu’il fallait par conséquent bien patienter pour y prétendre. Ce même Seguin, dans un moment d’exaltation révolutionnaire, a même été jusqu’à affirmer lors des élections tunisiennes de 1999 que le RCD était un modèle pour le RPR en France. Chirac, renchérissant dans la course à la défense du régime tunisien, a conseillé à Radhia Nasraoui, lors de sa grève de la faim, qu’elle n’avait qu’à « manger et à se taire ».

L'on comprend aujourd’hui le cynisme de l'Occident à prétendre n'avoir pu voir venir la Révolution tunisienne. L’Europe était parfaitement au courant de l’ampleur des atrocités commises contre le peuple tunisien, de la torture pratiquée à grande échelle comme des exactions et du pillage du pays. Non seulement les Occidentaux étaient au courant de tous ces crimes perpétrés par leur partenaire privilégié, ils y ont eux-mêmes contribué de façon encore plus active, grâce aux aides financières qui n’aidaient en fait qu’au pillage de la Tunisie. L'Occident est devenu réellement pilleur-corrupteur en Tunisie, au même titre que les Trabelsi.

Il faudrait comprendre que le système d'aide financière international n’est qu’un système maffieux en son essence dispensé au profit des donateurs et de leurs complices intérieurs. Rien de nouveau depuis le dix-neuvième siècle quand l'Europe a mis à genoux la finance tunisienne grâce à un système de corruption et de pillage économique et financier avec la complicité du Bey et de ses ministres, vrais prototypes des Trabelsi-Ben Ali. L'on sait que ce système euro-méditerranéen avant la lettre a donné prétexte à l'occupation militaire de la Tunisie en 1881 et à sa colonisation. Lors de notre indépendance en 1956, les choses n’ont guère changé. C'est ce même système qui continue aujourd’hui à ruiner l'Afrique et les pays dits du tiers monde. Et c’est lui qui a ruiné aujourd’hui l'économie tunisienne par l'intermédiaire de la maffia des Trabelsi et des Ben Ali.

L’on hésite à qualifier de machiavélisme ou d’imposture l'initiative de l’Europe de geler les avoirs de la maffia tunisienne, comme si elle venait de découvrir pour la première fois les milliards d'Euros pillés sur le dos des Tunisiens, tout en continuant ses aides financières sans contrôle. L’Europe est ainsi prise en flagrant délit de complicité que ne démentira pas l’acharnement avec lequel elle tenait à octroyer un statut avancé pour le dictateur malgré les protestations véhémentes de la société civile.

La mauvaise foi européenne n’est que trop flagrante. Elle exige aujourd’hui l’ouverture d’une enquête sur l’institutionnalisation du pillage de la Tunisie et de ses relations avec les hommes de main de la maffia. Rappelons ici comment la justice française s’est dessaisie il y a peu de la poursuite d'Imed Trabelsi dans l’affaire du vol des yachts volés en France, ou comment la France a aidé Moncef Ben Ali, frère du Président, à quitter la France après avoir été arrêté à Orly en 1992 avec des valises d’argent sale et de la drogue, lors de la fameuse affaire dite « Couscous connexion ». Pour mieux signer sa connivence avec la maffia de Carthage, la France a mis neuf ans pour octroyer le statut de réfugié à Mounir Beltaïfa, témoin numéro un contre Moncef Ben Ali lors du procès de ses complices, et ce statut n’a été accordé que sur décision du Conseil d’Etat ! Et ce n'est là que la face émergée de l'iceberg.

Chappatte

Ce sont ces mêmes Européens qui se sont rendus aussi complices par leur silence sur les crimes de sang et les crimes contre l'humanité perpétrés par leur protégé de Président, comme la pratique généralisée et à grande échelle de la torture dans la Dakhilya [ministère de l'Intérieur, NdE], dans les commissariats de police, dans les prisons, sans parler des atrocités commises contre des milliers de familles, des femmes et des enfants, pour un prétexte ou un autre. Ce sont ces Occidentaux qui feignent aujourd’hui la surprise pour nous dire qu'ils n'ont rien vu venir, et qu’ils auraient « sous-estimé » le mécontentement populaire en Tunisie ! La France voudrait par là nier les crimes contre l'humanité qu’elle et l'Europe ont couverts de leur autorité, par leur silence et par leur complicité active. La "bourde" de Michèle Alliot-Marie, qui a proposé le savoir-faire policier de la France au régime de Ben Ali moribond, en est une illustration sans appel.

Cette complicité occidentale s'est illustrée aussi avec ce qu'on a appelé la "lutte antiterroriste", une lutte qui n’est en fait elle-même que du pur terrorisme international exercé au service d’intérêts géostratégiques de domination du monde. Sous prétexte de cette lutte antiterroriste, de grands crimes contre l'humanité ont été perpétrés à grande échelle, touchant des peuples entiers, en Irak, en Afghanistan, en Palestine, en Tchétchénie, etc. La Tunisie n'a pas été épargnée par ce fléau d’un autre âge. Pour en donner une base juridique, Ben Ali, sous instigation occidentale, a promulgué en décembre 2003 la loi dite "antiterroriste", qui consiste à pratiquer une véritable chasse aux sorcières contre tous ceux qui ont participé à, ou aidé la résistance contre l'occupation de l'Irak par les forces impérialistes occidentales. Qu'importe que cette guerre fut illégale en termes de loi internationale, menée en violation de la Charte des Nations Unies, toujours est-il que toute résistance a été déclarée par les USA et l’Europe acte "terroriste". Elle a ôté aux victimes de cette machination tout droit à la justice ou au statut de prisonniers de guerre. On leur a enlevé de fait tout droit humain, et on les a réduits juridiquement à l’état proche du statut de sous-hommes, de pensionnaires de Guantanamo ou d’Abou Ghraïb.

Les victimes tunisiennes ont été persécutées en Europe avec une cruauté qui n’a rien à envier à celle pratiquée par la police politique de Ben Ali. Les Tunisiens jugés en Europe ont eu droit à des procès iniques, condamnés sans preuves avec des sanctions sans commune mesure avec les faits et les preuves produites. Même les familles de ces victimes vivant en Europe n’ont pas été épargnées, ayant été elles aussi persécutées avec les mêmes méthodes de Ben Ali. Des familles entières sont prêtes à en témoigner devant la justice le jour où ces régimes européens devront répondre à leur tour de leurs crimes.

La loi antiterroriste veut qu'une fois que ces victimes ont purgé leurs peines en Europe dans les conditions précitées, elles soient mises de force dans un avion à destination d'un autre enfer, celui de l’ami Ben Ali qui les reçoit dans la Dakhiliya pour des séances de torture suivies de nouvelles condamnations aussi iniques que celles prononcées en Europe, toujours au nom de la loi "anti-terroriste".

Évidemment, ces régimes européens, ceux de la France, de l'Angleterre ou en particulier de l'Italie, n'ont cure des décisions de la Cour européenne des droits de l'homme quand elle leur ordonne de s'abstenir d'expulser ces victimes innocentes vers le paradis tunisien des droits de l’homme. De nombreux Tunisiens ont été ainsi mis abusivement dans un avion à destination de Tunis, comme ce fut le cas, pour ne prendre qu'un exemple, d'Ali Toumi, père de famille résidant en Italie, expulsé par l’Italie et torturé à son arrivée en Tunisie en août 2009. La France, quant à elle, s’est contentée d’expédier il y a un an Yassine Ferchichi au Sénégal, suite à une décision de la Cour européenne lui recommandant de ne pas le remettre aux autorités tunisiennes. On ne compte pas les Tunisiens que la France a expédiés directement à la Dakhilya de Ben Ali.

Aujourd’hui ces pays européens nous expliquent donc qu'ils n'étaient pas au courant des atrocités commises par le régime de Ben Ali contre les Tunisiens, alors même qu'ils en sont les complices les plus actifs, et nous saurons sans doute un jour s'ils n'en sont pas les instigateurs, ne serait-ce qu’au nom des accords de coopération entre les polices européennes et tunisienne. J'ai eu personnellement le témoignage de la présence de la police tunisienne dans des commissariats de police français lors d'interrogatoire de Tunisiens accusés faussement de terrorisme. Les policiers français poussaient même la subtilité jusqu'à menacer leurs victimes tunisiennes de les renvoyer en Tunisie dans le but de les terroriser et de les amener à avouer des crimes qu'elles n'ont pas commis. Les mêmes méthodes de terrorisme policier sont pratiquées des deux côtés de la Méditerranée, au nom de la soi-disant lutte antiterroriste.

Cette osmose entre les régimes européens et la gestapo tunisienne a été menée sous couvert tantôt de la lutte antiterroriste comme on vient de le montrer, tantôt au nom de la lutte contre l'islamisme. La criminalité d'Etat a toujours besoin de se draper sous de prétextes fallacieux, naguère ce fut aussi au nom de la lutte contre le communisme. La lutte contre l'islamisme a représenté un prétexte idéal pour torturer à volonté sans que cela suscite de protestation conséquente, en endormant la conscience des peuples européens. Ben Ali est devenu un grand homme d'Etat qui torture démocratiquement et dans le respect des droits de l'homme. Ce n’est pas une caricature mais c’est de cette façon-là que l’opinion ferme les yeux sur les atrocités et les crimes contre l’humanité. En cas de protestation d’ONG, on met tout au plus l'incident sur le compte de certains agents indélicats, et l’affaire est vite étouffée aux yeux du public. Parfois, on fait semblant de juger ces agents indélicats sans toutefois aller jusqu’à donner leurs noms ni quand ni où ils auraient été jugés.

La Révolution tunisienne est un coup dur pour l’Europe. Non seulement elle a permis de surprendre l’ Occident en flagrant délit de complicité avec de grands criminels, mais elle risque surtout de dévoiler la véritable nature des régimes occidentaux qui prétendent être des régimes démocratiques et respectueux des droits de l’homme et qui ne sont en réalité que des dictatures à peine déguisées, qui ne diffèrent guère de la dictature à la Ben Ali, tenant leurs peuples dans l’ignorance de ce qu’ils manigancent secrètement dans le monde et les privent d’informations fiables en transformant les médias en puissant outil de désinformation, d’abrutissement et d’ignorance de la réalité du monde et de la vie des peuples dominés et asservis par leurs gouvernants.

Pour les régimes occidentaux, le danger à moyen terme de la Révolution tunisienne est non seulement de voir leurs propres peuples prendre conscience du vrai visage de leurs régimes mais aussi et en conséquence de remettre en question les fondements idéologiques de la soi-disant démocratie et du soi-disant libéralisme qui les ont trompés sur leur propre vécu et sur la réalité du monde.

Ce système idéologique, fondement de la civilisation occidentale, est appelé à être remis en question, et à s’ouvrir sur les valeurs des autres civilisations méprisées jusqu’ici et qui sont porteuses des vraies valeurs de l’humanisme, de la vraie fraternité entre les hommes. On observe aujourd’hui en Occident un déficit de compassion pour la souffrance des autres, pour l’écoute et le pardon, une forme d’indifférence quand au sort de peuples exterminés, dévastés, affamés, brûlés par le phosphore aujourd’hui en Afghanistan, en Irak ou en Palestine, ou hier par les bombes nucléaires à Hiroshima ou à Nagasaki. Quand des rapports sur ces atrocités sont rendus publics, on les repousse ostensiblement du haut des institutions internationales et on réduit au silence leurs auteurs.

Cette monstruosité ne suscite plus d’état d’âme chez les politiques, les intellectuels ou même les religieux, parce qu’elle s’inscrit dans les fondements idéologiques de l’Occident depuis les Grecs et depuis Homère. L’Iliade est la Bible de la conscience occidentale banalisant la guerre : guerres impérialistes de domination et d’exploitation des peuples du monde durant de nombreux siècles et qui perdurent jusqu’à nos jours, génocides de l’esclavage et de la traite des noirs, génocide des Indiens d’Amérique, des conquêtes coloniales sur les cinq continents, guerres religieuses européennes, guerres mondiales, le génocide des Juifs et des Palestiniens, utilisation des armes de destruction massive comme à Hiroshima et Nagasaki, etc., etc.

La Révolution tunisienne est liée dialectiquement à l’histoire de l’Occident. Elle participe aussi directement ou indirectement de l’histoire de l’humanité. En ce sens elle pourrait contribuer à la remise en question de bien des idées reçues, questionner les valeurs occidentales et pourquoi pas déboucher sur une refondation de notre humanité une et solidaire.


Courtesy of  Mondher Sfar
Publication date of original article: 23/02/2011
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