23/12/2011 tlaxcala-int.org  9min #61374

 « il n'y a plus d'institutions européennes » : le « diumvirat Merkozy » impose la dictature financière

Journal économico-politique : le vide de souveraineté en Europe

 Christian Marazzi
Translated by  Francesca Martinez Tagliavia

Les réactions et les commentaires à l’issue du sommet de Bruxelles ont tous été en majorité négatifs. « A disastrous failure at the summit », a écrit Martin Wolf sur le Financial Times (14 décembre). The Economist, Bloomberg BusinessWeek et tous les principaux quotidiens financiers ont fait des commentaires similaires. De fait, le sommet européen n’a pris aucune décision qui puisse sauver le Système monétaire européen ; le pacte budgétaire (fiscal compact) imposé par l'Allemagne et accepté par les autres leaders européens – exception faite pour David Cameron – préfigure celles qui devraient être les règles de l'Euroland, mais il a peu de chances d'être ratifié par les Parlements nationaux, car il réduit drastiquement la souveraineté nationale de chaque pays.

« Les vraies mesures d’urgence ont été déléguées à la Banque centrale européenne. Cette dernière a décidé, à la veille du sommet, de baisser les taux européens à 1% et surtout, elle a décidé d’accorder aux banques des prêts illimités d’une durée de trois ans, en acceptant en gage (comme garantie) même des titres de faible qualité. De cette façon, l’Europe espère encourager les banques – dans la perspective de gains importants – à s’endetter de 1% auprès des guichets de Francfort et d’utiliser ces capitaux pour acheter des titres d’Etat qui, comme les titres italiens, offrent des rendements d’à peu près 6% » (Alfondo Tuor, Ticinonews, 14, 12).

Les choses, pourtant, ne sont pas aussi simples. « Au cours de 2009, quand la BCE commença à offrir des liquidités avec une échéance de 12 mois, de nombreuses banques en profitèrent pour remplir leurs budgets de titres d’Etat. Mais à ce moment-là, la dette publique de presque tous les pays de l’Eurozone semblait encore dénuée de risques. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, et les banques regrettent sans doute amèrement ces décisions. Les banques d’Europe du Nord, bien qu’elles soient pleines de liquidités, sont en train de tenter de se débarrasser de la dette des pays périphériques de l’euro, et se regarderont bien de la racheter. Pourquoi donc les banques du Sud devraient-elles choisir volontairement de se comporter différemment ? Dans six mois, l’Autorité bancaire européenne va procéder à un autre stress-test sur les bilans des banques, et comme cela est déjà arrivé, la dette publique sera évaluée aux prix du marché. A ce stade, si la crise ne s’est pas résorbée entretemps, les banques qui ont acquis de la dette à risque pourraient avoir à se recapitaliser à nouveau. Qui donc voudrait s’exposer à cette inconnue s’il n’y est pas forcé » (Guido Tabellini, « Le banche salva-debito? Un grave errore », Il Sole 24 Ore, 18 décembre).

Inciter les banques italiennes, par exemple, à se comporter de façon « patriotique », c’est à dire à acheter des titres d’Etat italiens en l’absence d’acheteurs extérieurs, est une absurdité, surtout si les banques sont déjà sollicitées pour financer le secteur privé. «Pour commencer, la dimension de la dette arrivant à échéance est trop grande : en 2012 seulement, le gouvernement italien devra placer plus de 400 milliards de dette, environ 50% de plus que toutes les dettes déjà détenues par les banques italiennes. Mais avant tout, pousser les banques italiennes à agir en tant qu’acheteur de dernière instance – au lieu d’une banque centrale qui abdique son rôle – risque d’être contre-productif. Aujourd’hui, environ 40% de la dette publique italienne est détenu à l’étranger, principalement dans des banques allemandes et françaises. Il est bien que cela reste ainsi, parce que cette « épée de Damoclès suspendue » sur l’Allemagne et la France est notre seule arme de négociation » (G. Tabellini, cit.). En d’autres termes, pour maintenir ensemble l'Euroland il faut jouer un pays contre un autre. Pas mal comme perspective !

Mario Draghi, cependant, a laissé clairement entendre que la BCE pourrait se mettre à imprimer de grandes quantités d’euros pour racheter des obligations d’ Etat, si les lignes de crédit accordées aux banques se révélaient insuffisantes. Le Quantitative Easing européen serait justifié par l’objectif de la Banque centrale européenne, à savoir maintenir la stabilité des prix : « L’objectif de la stabilité des prix doit être compris dans les deux sens », dixit Draghi, ce qui signifie que la BCE est appelée à combattre « l'inflation, mais aussi la déflation, soit la chute des prix. Comme nous sommes déjà entrés en récession, la BCE devrait être prête à monétiser la dette en imprimant de grandes quantités d'euros.

Cette stratégie, semblable à celle que la Grande-Bretagne est en train d'adopter (l'austérité d'une part, le quantitative easing de l'autre) doit cependant faire face à l'opposition allemande. Angela Merkel a imposé à d'autres dirigeants européens de souscrire un Pacte budgétaire, laissant clairement entendre que sinon, l'Allemagne aurait quitté l'euro. Ce qui entraîne une réduction substantielle de la souveraineté nationale de chaque pays membre. Et cela, personne ne le veut, pas même les Pays-Bas, le Danemark ou la Suède.

« Le gouvernement allemand est pleinement conscient que le processus de ratification de cet accord est extrêmement difficile. Il sait aussi que de nombreux pays ne seraient jamais capables de s’y conformer. Qu’il suffise de dire que l’objectif de réduire chaque année d’un vingtième la dette publique italienne qui dépasse 60% ??du PIB signifie que l’Italie, par exemple, devrait mettre en œuvre chaque année des manœuvres d’épargne de 45 milliards d’euros. Bref, ces mesures d’austérité ne sont pas soutenables par les pays les plus faibles d’Europe, qui déjà n’arrivent pas à atteindre les objectifs d’assainissement de leurs finances publiques » (A. Tuor, cit.).

« The parallels to the Great Depression are obvious : the euro acts as a modern day gold standard; fiscal policies are procyclical; adjustment is delayed through an Irving Fisher-style debt deflation dynamics. Will the euro survive a depression? This hard to say. If it does, under unchanged policies, we will be measuring the costs of adjustment not in euros but through a death toll » [« Les parallèles avec la Grande Dépression sont évidents : l'euro agit comme un étalon-or moderne; les politiques budgétaires sont procycliques, l'ajustement est retardé par une dynamique de déflation de la dette à la Irving Fisher. Est-ce que l'euro survivra à une dépression ? C’est difficile à dire. Si c'est le cas, à politiques inchangées, nous mesurerons les coûts de l'ajustement non pas en euros mais en nombre de morts ».] (Wolfang Münchau, « The British will fare better in this Anglo-French spat », Financial Times, 19 décembre).

Mais alors, que veut Berlin ? Il semblerait que le gouvernement allemand veuille la scission de la zone euro, mais sans vouloir en assumer la responsabilité.

Ainsi, il continue d’élever la barre des conditions que d’autres pays devraient respecter, afin d’atteindre le point où l’Allemagne serait invitée à quitter l’euro.

Cependant, il est facile de voir ce que pense Angela Merkel et comment elle le pense. « Qu’est-ce qu’elle pense ? », Demande Peter Coy dans un article publié sur Bloomberg BusinessWeek (5-11 décembre). Et la réponse est la suivante : le gouvernement allemand et Angela Merkel sont des ordolibéraux « Modern German politics continues to be influenced by a philosophy that originated at the university of Freiburg in the 1930s: ordoliberalism, a conceptual blend of free markets and strong government. It says rigourous regulation is necessary, but only to help the free market achieve its full potential » « La politique allemande moderne continue d'être influencée par une philosophie née à l'Université de Fribourg dans les années 1930 : l’ordolibéralisme, un mélange conceptuel de marchés libres et de gouvernement fort. Il prêche une réglementation rigoureuse est nécessaire, mais seulement pour aider le marché libre à atteindre son plein potentiel », [NdT]

Sur l’ordolibéralisme, Michel Foucault a écrit des pages extrêmement importantes dans sa Naissance de la biopolitique (Cours au collège de France 1978-1979, Hautes études, Gallimard-Seuil, 2004). Selon Eucken, le chef de file de l’ordolibéralisme, « L’Etat est responsable du résultat de l’activité économique », autrement dit l'Etat doit dominer le devenir économique. A la différence des politiques libérales keynésiennes, le problème de l’ordolibéralisme « est de savoir de quelle façon il soit possible de réguler l’exercice global du pouvoir politique, sur la base d’une économie de marché. » (cit. p. 115). Bref, on doit gouverner pour le marché, plutôt que gouverner à cause du marché. « Le problème est de savoir comment intervenir. Il s’agit du problème de la manière de faire ou, si vous voulez, du style de gouvernement » (cit., p. 117). Bref, c’est le problème de la gouvernementalité et de la gouvernance qui a caractérisé le capitalisme financier des derniers trente ans. Pour une reconstruction articulée, critique et très utile des contradictions qu’a le devenir de la contradiction entre la financiarisation et la gouvernance, lire le beau livre de Marco Bertorello et Danilo Corradi, Capitalismo tossico. Crisi della competizione e modelli alternativi (Alegre, Rome, 2011).

Je ne crois pas que l’issue de cette phase historique soit une sorte de « Deutschemark nationalism », je crois plutôt qu’ici, sur le plan européen, il y a un vide de souveraineté qui empêche l’ordolibéralisme de fonctionner selon ses principes constitutifs. Pour revenir à l’article de Peter Coy : « The paradox at the heart of the crisis in Europe is that Merkel’s fetish for stability has become deeply destabilizing » [« Le paradoxe au cœur de la crise en Europe est que le fétichisme de Merkel pour la stabilité est devenu profondément déstabilisant », NdT]. Dans le discours d’ Angela Merkel, prononcé en février à Fribourg à la conférence de la Stiftung Ordungspolitik [Fondation politique d’ordre…] – l’organisation de l’ordolibéralisme allemand -, à la question de savoir dans quelle mesure l’Allemagne peut s’adapter aux politiques des autres pays, ou s’en tenir à son crédo ordolibéral, sa réponse a été : « That’s an eternal question that plagues me when I wake up in the morning and when I go to bed at night » [C'est une question éternelle qui me tourmente quand je me réveille le matin et quand je vais me coucher le soir, NdT].


Courtesy of  Francesca Martinez Tagliavia
Source:  uninomade.org
Publication date of original article: 21/12/2011
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