30 décembre 2011
« Pour les banques, la stratégie rencontrant la moindre résistance consiste à entretenir l'illusion suivante : il n'y aurait aucune nécessité qu'elles soient tenues d'accepter de subir des pertes sur les dettes qu'elles ont créées, même si leur poids les rend irrécouvrables. Les créanciers affirment en tous temps que la charge de la dette est supportable à condition que les gouvernements réduisent tout simplement leurs dépenses, en augmentant dans le même temps les impôts des ménages et des entreprises non financières. » Accepter de pressurer les sociétés pour rembourser une masse de dettes privées, puis la crise venue, publiques, n'a aucune justification morale, ni économique, juge Michael Hudson. Le niveau d'endettement actuel des sociétés dans leur ensemble, sans rapport avec celui des revenus, a été permis, organisé et recherché par les banques indifférentes à la crise majeure que leur comportement rendait inévitable, uniquement préoccupées de s'assurer ainsi une manne de revenus,. Profitant de la « délégation de service public » qui leur confie la fonction monétaire, les établissements financiers prennent maintenant en otage les nations. Ne pas rembourser la dette, nettoyer les bilans, prendre des pertes, mettrait à bas les économies, disent leurs porte voix, taisant opportunément que la ponction des remboursements provoquera le même résultat. Accepter les politiques de rigueur, se refuser à restructurer les dettes, à utiliser le crédit public pour relancer les économies, avertit Michael Hudson, équivaut à abdiquer les souverainetés démocratiques à une mince oligarchie que l'on laisserait jouir d'un injustifiable droit de prédation, amnistiant les fautes qui l'ont rendu possible, en une régression sans précédent dans l'époque moderne.
Par Michael Hudson, Frankfurter Allgemeine Zeitung, 6 décembre 2011
L'une des trois caractéristiques définissant un État-nation est le pouvoir de battre monnaie. Une deuxième caractéristique tient au pouvoir de lever l'impôt. Ces deux pouvoirs se voient transférés des mains des représentants démocratiquement élus à celles du secteur financier, lorsque les gouvernements se sont entravés.
La troisième caractéristique d'un État-nation est le pouvoir de déclarer la guerre. Ce qui ad advient aujourd'hui est l'équivalent d'une guerre - mais une guerre menée contre les pouvoirs de l'Etat. C'est avant tout une guerre financière - et les objectifs de cette conquête financière sont les mêmes que ceux des conquêtes militaires : d'abord s'emparer de la terre et des richesses du sous-sol sur lequel on exige le versement du tribut d'une rente, deuxièmement, des infrastructures publiques pour extraire une rente de leur coûts d'usage, et enfin de toutes entreprises ou actifs appartenant au domaine public.
Durant cette nouvelle guerre financière, les gouvernements sont amenés à agir comme agents de maintien de l'ordre contre leurs propres populations, au nom des conquérants de la finance. Ce n'est certes pas une nouveauté. On a déjà vu le FMI et la Banque mondiale imposer l'austérité aux dictatures latino-américaines, aux chefferies militaires africaines et autres oligarchies, des années 1960 aux années 1980. L'Irlande et la Grèce, l'Espagne et le Portugal sont désormais soumis à cette même prédation de leurs actifs maintenant que l'élaboration des politiques est aux mains des organismes financiers supra-gouvernementaux agissant pour le compte des banquiers - et donc pour la tranche supérieure des 1% les plus riches.
Lorsque les dettes ne peuvent plus être réglées ou refinancées, arrive le moment de l'expropriation. Pour les Etats, cela signifie des privatisations afin de rembourser les créanciers. Outre s'accaparer la propriété, la privatisation vise également à remplacer les salariés du secteur public par des travailleurs non syndiqués ayant moins de droits à la retraite, aux soins de santé ou de droit de regard sur les conditions de travail. La vieille guerre des classes est donc de retour - avec une touche propre à la finance. En faisant dépérir l'économie, la phase de désendettement contribue à briser le pouvoir de résistance du monde du travail.
Cela permet également aux créanciers de contrôler la politique budgétaire. En l'absence d'un Parlement européen habilité à édicter des règles budgétaires, la responsabilité de la politique budgétaire passe à la BCE. Agissant pour le compte des banques, la BCE parait favoriser un renversement des progrès en direction d'un impôt progressif qui avaient cours au 20e siècle. Et comme les lobbyistes de la finance aux USA l'ont clairement indiqué, les créanciers demandent aux Etats de reclassifier les dépenses sociales en « frais d'accès aux services », devant être financés par une retenue de salaire confiée à la gestion des banques (ou leur mauvaise gestion, comme on a pu le voir). Le transfert de la pression fiscale sur l'immobilier et la finance vers le travail et l'économie « réelle » menace ainsi de devenir une ponction fiscale venant par dessus celle de la privatisation.
Tout ceci relève d'un court-termisme auto-destructeur. L'ironie de cette situation, c'est que les déficits budgétaires des pays de la périphérie de l'eurozone découlent en grande partie de la non-imposition des patrimoines. Un transfert supplémentaire de pression fiscale va dégrader les situations budgétaires plutôt que de contribuer à les stabiliser. Mais les banquiers sont uniquement préoccupés de leurs revenus à court terme. Ils savent que tout revenu abandonné par le percepteur sur l'immobilier et les entreprises sera « libéré » pour les acquéreurs qui les reverseront aux banques sous forme d'intérêts. Ainsi, la Grèce, comme d'autres économies dominées par une oligarchie, se voit exiger de « payer la facture » en réduisant les dépenses publiques sociales (mais pas les dépenses militaires pour l'achat d'armements allemands et français) et par un transfert du poids de l'impôt sur le travail, l'industrie et les consommateurs, sous forme de hausses des tarifs des services publics non encore privatisés.
En Grande-Bretagne, le Premier ministre Cameron affirme que la réduction accrue du rôle de l'Etat - dans la lignée de Thatcher et Blair - dégagera de nouvelles ressources disponibles pour les entreprises voulant embaucher. Les compressions budgétaires jetteront en effet plus de personnes au chômage, ou les contraindront tout au moins à rechercher des emplois moins bien rémunérés, bénéficiant de moins de droits. Mais la réduction des dépenses publiques réduira aussi l'activité des entreprises, aggravant ainsi les problèmes de budget et d'endettement, en enfonçant les économies plus profondément dans la récession.
Si les gouvernements réduisent leurs dépenses pour réduire leurs déficits budgétaires - ou si elles lèvent des impôts sur l'ensemble de l'économie, pour dégager un excédent - alors cet excédent sera extrait de l'économie, ce qui laissera moins d'argent disponible pour la consommation de biens et de services. Avec pour résultat plus de chômage, plus de faillites et de défaut sur la dette. On peut considérer l'Islande et la Lettonie comme des exemples avant-coureurs. Leur expérience récente montre que déflation de la dette se traduit par une émigration, une diminution de la durée de vie, du nombre de mariages et de création de nouvelles familles et un faible taux de natalité - mais offre par contre pour les fonds d'investissements vautours de grandes opportunités de ponctionner les richesses pour le sommet de la pyramide financière.
La crise économique actuelle relève de choix politiques, non d'une nécessité. Comme le disait ironiquement Rahm Emanuel, le directeur de cabinet du président Obama, « Une crise est une trop bonne occasion pour qu'elle soit gâchée ». En de telles circonstances l'explication de texte la plus logique est que certains intérêts particuliers vont en bénéficier. Le chômage provoqué par les dépressions permet de briser le pouvoir de revendication des salariés, syndiqués ou non. Les Etats-Unis subissent une contraction des budgets des Etats et des collectivités locales (avec des faillites qui commencent à être annoncées), dont les premiers effets se font ressentir avec la faillite de systèmes de retraites. La finance de haut vol se rétribue en ne rémunérant pas l'épargne de la population active et en ne tenant pas les promesses inscrites dans les contrats de travail et les régimes de retraite de ces employés.
Les gros poissons mangent les petits.
Il semble que telle soit la conception d'une bonne planification qu'a le secteur financier. Mais il ne s'agit pas d'un jeu à somme nulle, dans laquelle le gain d'un joueur équivaut au montant de la perte de l'autre. La situation est pire. Les économies dans leur ensemble vont se contracter et se métamorphoser, en se polarisant entre créanciers et débiteurs. La démocratie économique va céder la place à une oligarchie financière, en une inversion de la tendance à l'œuvre durant ces derniers siècles.
L'Europe est-elle vraiment prête à franchir ce pas ? Ses électeurs ne comprendront-ils pas que l'abandon par les Etats de l'option de la création monétaire publique transfère ce privilège aux mains de banques en situation de monopole ? Combien d'observateurs ont décrit le résultat pratiquement inévitable qui s'en suivra, c'est-à-dire un transfert de la planification économique et de l'allocation du crédit aux seules banques ?
Même si les gouvernements adoptaient l'option de la « création publique », de la monnaie pour financer leurs déficits budgétaires et soutenir l'économie avec des crédits utiles, destinés à reconstruire les infrastructures, un grave problème demeurerait : comment se débarrasser de la surcharge de dette actuelle qui pèse maintenant comme un poids mort grevant l'économie ? Les banquiers et les politiques qu'ils soutiennent refusent de réviser les dettes à la baisse, jusqu'au niveau de la capacité de remboursement. Les législateurs n'ont pas préparé la société à une procédure légale pour une réduction de la dette - sauf dans l'Etat de New York, où une loi prévoit l'annulation de la dette si les prêteurs ont octroyé un crédit sans s'être au préalable assurés que le débiteur avait la capacité de payer.
Les banquiers ne veulent pas prendre la responsabilité des crédits défaillants. Cela pose le problème des décisions que devraient prendre les responsables lorsque les banques se sont comportées de façon si irresponsable en octroyant du crédit. Il n'en reste pas moins que quelqu'un doit assumer une perte. Faut-il que cela soit la société au sens large, ou bien les banquiers ?
Ce n'est pas un problème que les banquiers sont prêts à résoudre. Ils veulent que les gouvernements s'en chargent et le définissent comme en termes de remboursement « rubis sur l'ongle ». Ce qu'ils décrivent comme la « solution » au problème des créances douteuses consisterait à ce que les Etats leur donnent des obligations sûres en échange de leurs créances douteuses (« du cash en échange de trash »), obligations qui devront être réglées en totalité par les contribuables. Ayant organisé pour eux-mêmes un enrichissement considérable, les banquiers veulent maintenant prendre leur profit et leurs jambes à leur cou - en laissant derrière eux des économies grevées de dettes. Les remboursements que les débiteurs ne peuvent pas assurer seront désormais répartis sur l'ensemble de l'économie - renchérissant ainsi considérablement pour tout le monde le coût de vie et la possibilité d'entreprendre.
Pourquoi donc devraient-ils être payés « rubis sur l'ongle », au prix d'un ralentissement du reste de l'économie ? La réponse des banquiers est celle-ci : les dettes en cours sont des créances dues à des fonds de pension, à des ménages - sous forme de comptes bancaires - et tout le système va s'écrouler si les gouvernements échouent à rembourser leurs obligations. Lorsqu'elles sont pressées de questions, les banques admettent qu'elles ont souscrit des assurances sur les risques encourus - sous forme de CDS et autres produits dérivés assurantiels. Mais les assureurs sont en grande partie des banques américaines, et le gouvernement américain fait pression pour que l'Europe ne fasse pas défaut sur sa dette, car cela mettrait à mal le système bancaire américain. De ce fait, l'enchevêtrement de la dette est devenu un enjeu politique international.
Pour les banques, la stratégie rencontrant la moindre résistance consiste donc à entretenir l'illusion suivante : il n'y aurait aucune nécessité qu'elles soient tenues d'accepter de subir des pertes sur les dettes qu'elles ont créées, même si leur poids les rend irrécouvrables. Les créanciers affirment en tous temps que la charge de la dette est supportable à condition que les gouvernements réduisent tout simplement leurs dépenses, en augmentant dans le même temps les impôts des ménages et des entreprises non financières.
Cela ne peut qu'échouer, pour cette raison : toute tentative de collecter aujourd'hui la rétribution d'une dette de cette ampleur ne peut que mettre à mal l'économie réelle, ce qui la rendra encore moins à même d'y parvenir. Ce qui a débuté par un problème du secteur financier (des créances douteuses) devient aujourd'hui celui des politiques budgétaires, c'est à dire de l'impôt. Qui ajoute un coût à l'activité des entreprises, tout comme le service de la dette a un coût. Coûts qui doivent être reflétés dans les prix des produits. Lorsque les contribuables sont grevés d'impôts et de dettes, ils disposent de moins de revenus a consacrer à la consommation. Dans ce cas, l'activité se contracte, imposant une pression supplémentaire sur la rentabilité des entreprises du pays. Les nations appliquant de telles politiques renchérissent le coût de la production, et sont donc moins compétitives sur les marchés mondiaux.
Ce type de planification par la finance - et le transfert d'impôt associé - conduit à la désindustrialisation. Aujourd'hui, la création monétaire de la BCE, ou via le FMI, laisse la dette inchangée, tout en préservant la richesse du secteur financier et son contrôle sur l'économie. Les banques ne pourront percevoir les règlements de la dette sur les maisons grevées d'hypothèques que si les débiteurs sont soulagés d'une partie des taxes foncières. Les entreprises étranglées par les dettes ne pourront les honorer qu'en révisant à la baisse leurs abondements aux plans de retraite, leur participations aux mutuelles et les salaires de leurs employés - ou bien leurs impôts. En pratique, « honorer les dettes » se traduit par une déflation due à la dette et un ralentissement économique généralisé.
C'est donc là le programme de la finance. Mais l'abandon de la politique budgétaire et de la planification centralisée aux mains des banquiers va à l'encontre de ce que qui était au cœur des conceptions libérales sur l'économie durant ces derniers siècles. L'objectif central était alors de minimiser le poids de la dette, de l'impôt foncier, des rentes procurées par les ressources naturelles, et de maintenir le niveau de prix des industries monopolistiques au niveau des coûts réels de production (« leur valeur »). Les banquiers ont généré un endettement croissant en regard de revenus étals - revenus que les économistes classiques pensaient comme devant former la base d'un taux de prélèvement naturel.
Nous nous dirigeons vers une rupture. La philosophie libérale des marchés va-telle disparaître, abandonnant aux banques la planification de l'excédent économique ? Ou bien la société va-t-elle réaffirmer les principes de l'économie politique classique, ceux de l'Ere Progressiste, et réaffirmer la prééminence de la société sur les marchés financiers, afin de promouvoir la croissance à long terme, sans grever le coût de la vie et les entreprises ?
Fort heureusement, dans les pays européens les plus durement endettés, les électeurs se dressent contre ce coup d'Etat oligarchique transférant les politiques fiscales et budgétaires des Etats aux mains de dirigeants nommés par le cartel des banques internationales, à rebours des concepts fondamentaux sur la liberté économique développés ces derniers siècles.
L'heure du reniement des social-démocraties européennes, par Michael Hudson (I/III)
Reniements européens : une banque centrale incapable d'agir comme telle, par Michael Hudson (II/III)
Michael Hudson est professeur à l'université de Kansas City et membre du Levy Economics Institute.
Publication originle Michael Hudson, traduction Contre Info
[:mmd]
contreinfo.info