07/02/2012 2 articles contreinfo.info  6min #63235

 Le défaut de paiement de la Grèce se rapproche sur fond d'avertissements d'« explosion sociale. »

Grèce : l'europe joue avec le feu, par Tim Duy

La baisse des salaires exigée par la Troïka enfoncerait encore plus profondément la Grèce dans la récession et la pauvreté, écrit l'économiste Tim Duy, qui se demande si cette politique « draconienne », consistant à appauvrir tout un peuple faute de pouvoir dévaluer sa monnaie, sera ensuite imposée au Portugal, à l'Espagne et à l'Irlande. De quel droit s'interroge-t-il, peut-on « jeter des citoyens européens - tout un peuple - dans la pauvreté ? A quel moment cela devient-il une question relevant des droits de l'homme ? » --- Non, contrairement à ce que déclarent Sarkozy et Merkel, l'Europe n'est pas « sauvée ». Bien au contraire, elle sacrifie aujourd'hui son « âme », son projet fondateur d'un espace de mieux vivre partagé, sur l'autel de la créance, en choisissant pour des raisons comptables à courte vue de plonger dans la misère tout un peuple, de tolérer des taux de chômage des jeunes avoisinant les 50% dans plusieurs pays. Ce n'est pas un hasard, si Martin Wolf a mentionné hier dans Le Monde Heinrich Brüning, dernier Chancelier de la République de Weimar, dont la désastreuse politique de déflation a propulsé Hitler au pouvoir. L'Europe a appris au prix fort que misère, désespoir et démocratie ne font pas bon ménage. Ce fut l'ardente obligation ayant présidé à la refondation du contrat social de l'après guerre : éradiquer les causes du désastre. Hélas, nos dirigeants de l'heure paraissent avoir oublié cette terrible leçon. On se prépare aujourd'hui à saigner à mort la Grèce pour la « guérir » - à enterrer du même coup ce qui reste de l'idéal européen, en prenant le risque insensé de réveiller les vieux démons. Contre Info

Par  Tim Duy, Economist's View, 6 février 2012 - extrait

À l'automne 2008, les autorités américaines ont mené une expérience avec les marchés financiers. Ils ont permis qu'une grande entreprise, fortement interconnectée - Lehman Brothers - dépose son bilan, apparemment convaincues que les conséquences seraient limitées, que tout le monde savait ce qui allait arriver. Rétrospectivement, je pense que les responsables américains auraient préféré choisir une autre solution. L'expérience n'a pas été vraiment concluante.

Il apparaît aujourd'hui que les responsables européens soient prêts à courir le risque d'une autre expérience semblable. Ils peuvent sans doute encore tirer un accord de leur chapeau, mais la situation entre la troïka et la Grèce commence à ressembler à ce qu'on appelle dans une procédure de divorce des « différences irréconciliables ».

Pour la Grèce, cela n'aurait aucun sens d'accepter un accord qu'elle sait voué à l'échec dès le départ. D'autant plus que les termes de cet accord, incluant une forte baisse des salaires destinée à améliorer la compétitivité - rendent virtuellement certain que l'économie grecque plonge encore plus profondément dans la récession.

Fondamentalement, le problème est toujours le même - tout programme d'ajustement convenable inclut un bâton et une carotte. La carotte prend habituellement pour partie la forme d'une dévaluation de la devise, qui accélère le processus d'ajustement en provoquant une relance des exportations. L'élan fourni ainsi à court terme permet à des changements structurels d'agir. L'approche vis-à-vis de la Grèce n'a toujours comporté que le bâton - plus d'austérité et de réformes structurelles - pas de carotte.

Et je dois avouer que je considère la baisse contrainte des salaires comme une solution draconienne. Est-ce que cette politique finira par être appliquée à l'Espagne, au Portugal et à l'Irlande ? Est-ce l'avenir la politique économique de la zone euro ? Il y a deux façons de réduire les déséquilibres de compétitivité. Augmenter les salaires allemands, ou baisser tous les autres. La première solution est à mon avis bien plus plaisante que la seconde.

À vrai dire, je pense honnêtement que la Grèce est au-delà d'un éventuel sauvetage, à moins que ne lui soit accordé un transfert de fonds significatif - et non pas un prêt - qui permette de gagner du temps pour que l'économie grecque puisse s'adapter. C'est la seule façon de compenser l'absence d'un ajustement par la variation du cours des devises, et c'est la conclusion que je souhaite que la Troïka finisse par tirer. Mais je commence également à penser que la BCE a rendu la Troïka trop confiante. Lorsque la BCE a finalement accepté de jouer le rôle de prêteur de dernier ressort, tout au moins pour le système financier, ce qui est en réalité le travail d'une banque centrale, elle a fait considérablement baisser le stress sur les marchés financiers dans toute l'Europe. Mais ces tensions fournissaient cependant un levier d'action sur la Grèce. Sans cette contrainte, la troïka semble penser que la Grèce est acculée et n'a d'autre issue que de se soumettre à ses exigences.

C'est un jeu dangereux. Il arrive parfois qu'une personne acculée lance une attaque suicide contre ses agresseurs. Et peut-être que la Grèce n'a plus rien à perdre à ce point. A coup sûr, elle subirait un choc dévastateur si elle quittait l'euro, mais au moins ce serait un choix décidé de l'intérieur, à l'inverse du choc dévastateur de l'austérité imposée par la troïka.

Et, puisque nous y sommes, quel est exactement le précédent de la politique que la troïka tente d'appliquer ? Serait-il acceptable de jeter des citoyens européens - tout un peuple - dans la pauvreté ? A quel moment cela devient-il une question relevant des droits de l'homme ?

En tout état de cause, je ne pense pas que les marchés financiers soient vraiment prêts à ce que la Grèce lance une attaque suicide. Pourquoi le seraient-ils ? Cette histoire ressemble à celle de l'enfant qui criait au loup. Chaque fois que nous arrivons au bord du précipice, et que l'on prévoit l'apocalypse, quelqu'un fait marche arrière. Pourquoi cela serait-il différent cette fois ? Honnêtement, il est difficile d'argumenter contre cette logique. Les alertes sur une crise financière imminente n'ont jamais été suivies d'effet, ce qui a laissé les marchés relativement non concernés par les événements les plus récents en Grèce. Peut-être que les interventions de la BCE ont été suffisantes pour que la Grèce puisse sortir de l'euro sans faire beaucoup de bruit.

Ce serait une expérience intéressante à suivre. Je suis curieux de savoir si la BCE en a effectivement fait assez. Mais pas assez curieux, toutefois, pour vouloir courir un tel risque. L'histoire du garçon qui criait au loup se termine plutôt mal.

Tim Duy est économiste, ancien fonctionnaire du Département du Trésor, professeur à l'Université de l'Oregon. Ses tribunes sont publiées par l'EconoMonitor de Nouriel Roubini.


Publication originale  Economist's View, traduction Contre Info

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