Par Peter Schwarz
Lundi 1 er décembre, lors d'une conférence de presse dans la capitale turque Ankara, le président russe Vladimir Poutine a annoncé que le gazoduc South Stream ne serait pas construit. Le PDG du géant gazier russe Gazprom, Alexei Miller, a confirmé la nouvelles, « On arrête tout. Plus de projet. »
Le gazoduc, d'un coût de 40 milliards d'euros (50 milliards de dollars), aurait dû acheminer du gaz russe des côtes de la Mer noire jusqu'en Autriche, traversant la Bulgarie, la Serbie et la Hongrie et contournant l'Ukraine. Un autre gazoduc aurait approvisionné l'Italie via la Grèce. Sa capacité annuelle aurait dû s'élever à 63 milliards de mètres cubes, un dixième de la demande totale de gaz de l'Europe. Gazprom a déjà investi 8 milliards d'euros (9,4 milliards de dollars) dans ce projet.
Le projet de gazoduc South Stream (CC BY-SA 3.0)
Poutine a donné à l'Union européenne (UE) la responsabilité de l'abandon du projet « Si l'Europe ne veut pas de ce projet, alors il ne sera pas réalisé, » a-t-il dit. « Nous acheminerons nos ressources énergétiques vers d'autres régions du monde. »
Depuis longtemps, la Commission européenne fait tout pour torpiller la construction de South Stream. Elle considère que le projet vise à accroître la dépendance de l'Europe vis-à-vis des ressources énergétiques russes et à placer les pays d'Europe de l'Est, notamment la Bulgarie et la Serbie sous le contrôle de la Russie.
Afin de bloquer South Stream, Bruxelles avait développé le projet rival Nabucco en étroite collaboration avec Washington. Celui-ci aurait fourni à l'Europe un accès plus important aux champs gaziers d'Asie centrale en passant par la Géorgie et la Turquie, tout en évitant la Russie comme pays de transit. Pendant un temps, l'ancien ministre allemand des Affaires étrangères, Joschka Fischer, avait travaillé au sein d'un groupe de pression en faveur de ce projet, mais, compte tenu de ses coûts, Nabucco fut abandonné en 2013.
En 2009, l'UE avait adopté une règlementation interdisant tout captage, transport et vente de gaz sous une seule enseigne. Ceci visait tout particulièrement Gazprom et fut utilisé de façon répétée pour faire obstacle à la construction de South Stream.
La Commission européenne s'était énergiquement prononcée contre South Stream au début de la crise ukrainienne. Elle avait exercé une pression considérable sur la Serbie et la Bulgarie afin qu'elles arrêtent la construction du gazoduc. En juin, le premier ministre par intérim bulgare, Plamen Oresharski, avait mis un terme aux travaux de construction et l'actuel premier ministre, Boyko Borisov, avait maintenu cette décision après les élections parlementaires. C'est pourquoi à Ankara, Poutine avait accusé la Bulgarie de ne pas « être capable de se comporter comme un Etat souverain. »
En plus de la pression politique de l'EU, des facteurs économiques ont également causé l'abandon du projet, qui sont en partie liés à la crise en Ukraine. Compte tenu des sanctions imposées à la Russie, il est de plus en plus difficile pour Gazprom de lever des fonds suffisants pour le niveau d'investissement exigé par le projet.
Le prix du gaz, qui est lié à celui du pétrole, a chuté drastiquement au cours de ces derniers mois remettant en cause la viabilité du projet. La demande de gaz en Europe est également bien inférieure à son estimation antérieure en raison de la récession. L'Oxford Institute of Energy Studies, de Londres, a prédit que la demande tomberait de 594 milliards de mètres cubes en 2010 à 564 milliards en 2020, et que d'ici 2030, elle n'augmenterait que légèrement pour atteindre 618 milliards de mètres cubes.
La plupart des médias occidentaux se sont réjouis de la fin de South Stream. Le New York Times l'a décrite comme une « défaite diplomatique » pour Poutine, le Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) a intitulé un article « La défaite de Poutine », et Bloomberg a noté, « En réussissant à bloquer South Stream, l'UE a signalé son soutien à l'Ukraine et a renforcé ses chances économiques. »
Des voix inquiètes se sont toutefois élevées, non seulement de pays qui auraient bénéficié des taxes de transit et d'une sécurité de l'approvisionnement comme la Serbie, la Hongrie, la Bulgarie et l'Autriche, mais encore de sociétés engagées dans le projet comme Eni en Italie, EDF en France, OMV en Autriche ou Wintershall en Allemagne. L'éventualité que la Russie puisse lier son abandon de South Stream à une nouvelle orientation de sa politique étrangère en faveur de liens plus étroits avec la Turquie, qui est membre de l'OTAN, a également sonné l'alarme. De ce point de vue, l'hebdomadaire allemand Die Zeit a parlé d'un « séisme géopolitique. »
Poutine et Miller ont signé à Ankara une déclaration d'intention avec la Turquie pour l'expansion du gazoduc sous-marin Blue Stream qui relie directement la Russie à la Turquie et pour la construction d'un gazoduc supplémentaire disposant de la même capacité que celui du projet South Stream abandonné. Un quart seulement du gaz livré restera en Turquie et le reste passera par le Grèce en direction de l'Europe.
Les journaux turcs ont salué ceci comme une alliance énergétique entre la Russie et la Turquie. Ce membre de l'OTAN deviendrait ainsi un centre pour l'exportation du gaz russe. Ceci affecterait à son tour les projets de gazoducs trans-anatoliens et trans-adriatiques (TANAP et TAP) qui ont été construits en remplacement du projet Nabucco. Au lieu de réduire la dépendance de l'Europe du gaz russe, ils pourraient être utilisés pour acheminer le gaz russe en Europe. « Le partenariat avec [le président turc Recep Tayyip] Erdogan permet à Poutine de maintenir son influence sur l'approvisionnement de l'Europe en énergie, » a remarqué Die Zeit.
L'accord sur l'énergie avec la Turquie fait partie d'une réorientation stratégique plus large. L'été dernier, la Russie avait signé un important accord pour livrer du gaz à la Chine. En plus de l'approvisionnement en gaz, la Russie a aussi accepté de construire la première centrale nucléaire turque et d'accroître fortement les échanges commerciaux entre les deux pays. La Turquie profitera donc directement des sanctions imposées par l'UE et les Etats-Unis.
Néanmoins, des tensions majeures continuent de persister entre la Russie et la Turquie. En Syrie, la Russie soutient le président Bachar al-Assad tandis que la Turquie cherche à tout prix à le destituer. De plus, les Tatars criméens de langue turque jouissent d'un puissant groupe de pression en Turquie qui avait été contre l'annexion de la Crimée par la Russie. L'on s'attend à ce que Bruxelles et Washington s'efforcent d'attiser ces tensions pour entraver une collaboration plus étroite entre la Russie et la Turquie.
Une autre conséquence de la fin du gazoduc South Stream est une source de préoccupation pour les gouvernements européens. Ils ont soutenu le coup d'Etat en Ukraine et ils ont signé un accord d'Association avec Kiev dans le but d'attirer le pays dans la sphère d'influence de l'OTAN et d'isoler la Russie. Mais ils n'ont jamais eu l'intention d'assister financièrement l'Ukraine. Ils continuent ainsi de dépendre du gaz qui transite par les gazoducs ukrainiens décrépits. « L'UE devra consacrer plus d'efforts, plus d'argent et plus de capital politique à ce pays qu'elle n'avait jamais imaginé avant le soulèvement de la Place Maïdan, » déplore le FAZ.
Peter Schwarz
Article original, WSWS, paru le 5 décembre 2014