Par Rafael Segovia
Il n'y a pas un soupçon de doute sur le fait que les journalistes du monde entier ont ressenti l'attentat contre l'équipe de Charlie Hebdo comme une violence contre la liberté d'expression et contre les libertés tout court. Au Mexique et en Amérique latine, non seulement les journalistes mais aussi les secteurs de la population les plus informés ont manifesté massivement leur désaccord et leur angoisse face à un monde qui se resserre de plus en plus autour des libertés et de la sécurité des individus.
Cependant, certaines opinions, sans en arriver à mettre en cause le caractère tragique de cet événement, se sont portées vers une certaine critique de la réaction générale. En particulier, la journaliste d'El Universal de Mexico, Katia D'Artigues, se déclare presque envieuse de ne pas vivre dans un pays où la liberté de presse est aussi ardemment défendue par des centaines de milliers de personnes et où le président en personne accourt porter ses condoléances et son soutien aux victimes. Elle n'est pas la seule à ressentir la différence. Les médias sociaux font largement écho à ce sentiment, et de nombreux intellectuels en ont profité pour reprendre la question de la liberté de presse au Mexique.
En effet, le Mexique est considéré par Amnesty International et Journalistes sans frontières comme l'un des pays les plus dangereux pour les journalistes dans le monde, comparable aux zones de guerre, comme l'Irak, l'Afghanistan ou la Syrie. En dix ans, près de 80 journalistes ont été assassinés, 7 pendant les deux années du gouvernement de Peña Nieto. Des attentats ont déjà eu lieu dans les sièges de plusieurs journaux de province. Or le président a été critiqué parce qu'il semble ne pas s'occuper de la question, ni même la mentionner dans ses discours officiels. Cela révèle ce qui est peut-être le pire symptôme dans la situation de la liberté de presse.
Photo: Ronaldo Schemidt Agence France-PresseLors d'une manifestation contre la violence envers les journalistes, en août 2010 à Mexico, des journalistes mexicains ont représenté le meurtre d'un journaliste par un trafiquant de drogues. De nombreux journaux mexicains ont depuis cessé de rapporter les actes criminels liés au trafic de drogue.
Mexique : l'absentéisme de l'État
Mais il n'y a pas que cela : l'État lui-même exerce des pressions sur les médias indépendants et sur les journalistes les plus critiques, tandis qu'un large secteur des médias traditionnels est au contraire mis au service des intérêts politiques du gouvernement. D'un côté, les radios communautaires et les radios publiques, ainsi que certains médias sur Internet, sont harcelés par les pouvoirs publics (entraves à l'octroi de permis, conditions draconiennes d'opération, saisies d'équipement et fermeture des installations avec violence, etc.), tandis que de l'autre des empires médiatiques comme Televisa sont intimement associés à la promotion de certains politiciens (en particulier lors des campagnes électorales) et sont experts dans le « maquillage » des nouvelles trop incommodes.
Récemment, Televisa a été impliquée dans le scandale de la « Maison-Blanche » du président Peña Nieto, demeure de 18 millions de dollars prétendument « achetée » à un des principaux fournisseurs en génie civil de son gouvernement. Pour justifier les faits, la chaîne a allégué avoir payé à l'épouse du président, comédienne sous contrat permanent de l'entreprise, des sommes invraisemblables qui ont été immédiatement décriées par d'autres comédiens se trouvant au même régime.
La liberté de presse est une question à plusieurs dimensions et doit par conséquent être située dans un contexte politique et social avant de pouvoir être pleinement comprise. Est-ce pour autant moins grave de voir des journalistes assassinés au Mexique ou ailleurs qu'en France ? Bien sûr que non, mais la signification de ces faits est tout à fait différente dans chaque cas. Au Mexique, la violence envers les médias est pour ainsi dire plus « rationnelle » : les cartels veulent éliminer tous ceux qui enquêtent sur leurs modes d'organisation, leurs réseaux, etc., l'objectif est clair, et l'on pourrait peut-être rajouter que certains de ces crimes sont faits avec un acquiescement muet - voire une franche complicité - de l'État, qui est aussi dérangé par les dénonciations des faits de corruption faites par certains journalistes. Mais l'État est lié par la légalité et l'institution. Il convient alors que ce soit des « criminels » qui portent des coups qui souvent s'avèrent être bénéfiques pour certains politiciens trop en vue.
Le coup contre Charlie Hebdo, par contre, a réellement voulu blesser l'État français et ses institutions, et de nombreuses voix affirment même qu'il visait plus à déclencher une fracture profonde dans la société, dont la composition actuelle est franchement binaire : islam-francité virtuellement à égalité. À l'appui de cette supposition se trouve le fait que les terroristes n'ont pas suivi le mode de répression habituel des djihadistes contre un média : d'habitude ils s'attaquent prioritairement aux archives des journaux, pour détruire le suppôt du blasphème. Ici, ils n'ont pas tant visé le labeur des journalistes que le fait que Charlie Hebdo avait déjà été ciblé pour ses publications aussi irrespectueuses envers l'islam qu'envers n'importe quelle autre institution. Un attentat contre des figures « dérangeantes » risque de polariser encore la fracture sociale et idéologique : les musulmans ne seront pas aussi portés à rejoindre l'émoi général, et seront de ce fait d'autant plus suspects.
Tous ces calculs étaient-ils à la source du geste commis le 7 janvier ? Difficile de le savoir, mais on pourrait penser que ce n'est pas directement les expressions des journalistes qui ont été visées en dernier ressort, mais leur position particulière comme figures publiques dans le discours social : Wolinski, Cabu, Charb et les autres étaient un peu des stars des médias français. De là la réaction profondément émotive du public.
En somme, la liberté de presse attaquée par le terrorisme islamique à Paris n'est pas la même, qui au Mexique, est constamment sous le feu d'un double ennemi : le crime et la corruption. En France, l'attentat a eu pour effet de rassembler la population dans un immense acte solidaire, il est vrai teinté du danger de la haine culturelle et religieuse. Au Mexique, l'énorme insécurité qui menace la presse est submergée dans l'énorme flot de corruption, violence et ingouvernabilité qui, de plus en plus, rapproche le pays du chaos social.
Rafael Segovia
13 janvier 2015
Rafael Segovia : Écrivain et activiste des droits civils au Mexique, où il a longtemps milité pour les droits culturels et la viabilité des médias alternatifs. Traducteur, poète, professeur, metteur en scène, il a également rempli des fonctions publiques, en tant que directeur de centres culturels, fonctionnaire dans des institutions culturelles et en particulier attaché culturel du Mexique à Montréal de 1993 à 1995