Par Giuletto Chiesa
Le point du journaliste italien Giulietto Chiesa sur la situation en Ukraine et les négociations officielles - et celles en coulisses - entre Moscou, Paris, Berlin et Kiev, le tout, pour la première fois depuis longtemps, sans "l'aval de Washington". Sommes-nous à un tournant ? En tout cas, pour Giulietto Chiesa, l'Europe joue "sur le fil du rasoir".
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Le signal d'alarme d'une guerre en Ukraine s'est finalement déclenché. Tardivement, mais il s'est déclenché. Il aura fallu la visite éclair de Merkel et Hollande à Kiev puis à Moscou. Une visite très importante à tous points de vue, une nouveauté. Aucune information n'a filtré, tout le monde se tait, aucun compte-rendu final, et les tractations se poursuivent. Impossible donc de tirer des conclusions pour le moment. Mais les faits, ou ce que l'on en sait, parlent d'eux-mêmes. Je vais donc tenter de faire le point avec vous en rassemblant les informations dont nous disposons, mais en distinguant ce que nous savons, puisque nous l'avons vu, et c'est peu de choses, de ce que l'on peut déduire, qui représente bien plus.
Tout d'abord, ce voyage improvisé et très secret des dirigeants des deux principaux pays européens. Cinq heures avec Poroshenko, et quatre ou cinq heures à Moscou avec Poutine. Chacun sait qu'on ne parle pas cinq heures si on n'a rien à se dire. Mais la question est : pourquoi maintenant, et de cette façon ? L'Europe de la France et de l'Allemagne semble s'être réveillée maintenant après avoir accepté en 2014 presque toutes les manoeuvres des USA. Sous la pression, certes, mais ils les ont acceptées.
Pourquoi maintenant ?
Je pense que c'est lié à la décision américaine d'allouer immédiatement un milliard de dollars pour réarmer l'Ukraine, suivi de deux autres, en 2016 et en 2017. Une décision qui a dû inquiéter considérablement l'Europe. Et donc, Merkel et Hollande ont fait ce voyage pour signifier aux USA leur désaccord. Chacun à sa manière a d'ailleurs dit, à demi-mot, que ce serait un pas de plus vers la guerre contre la Russie. Et prononcer cette phrase équivaut à condamner l'idée d'un armement de l'Ukraine en cette période. D'ailleurs, Mme Mogherini, interviewée par La Repubblica, a dit exactement ceci : "donner des armes à l'Ukraine maintenant équivaudrait à aller vers la guerre." C'est très clair. Je n'accorde pas plus d'importance que cela aux déclarations de Mme Mogherini, mais si elle l'a dit, c'est qu'elle pouvait le faire, qu'elle était autorisée à le faire. Nous savons que Mme Mogherini n'était ni à Moscou, ni à Munich, ni à Kiev, c'est dire combien elle compte peu dans cette affaire, mais le fait est qu'elle l'a dit.
Mais ce qui confirme indubitablement que quelque chose s'est produit, c'est que Associated Press, et d'autres sources américaines, ont laissé filtrer et nous savons bien que tout cela a une signification, ont laissé filtrer que Hollande et Merkel avaient fait cela sans avertir Washington. C'est un signal, et venant de sources américaines, je pense qu'on peut le croire.
Une brèche s'est donc ouverte. Hollande et Merkel ont signifié à Obama qu'ils ne veulent pas d'une escalade militaire. Même John Kerry confirme tout cela : à Munich, il a déclaré que les USA et l'Europe sont d'accord sur tout. Quand on dit ce genre de chose, c'est qu'en réalité c'est le contraire. Quand on affirme une telle unité, c'est que l'unité n'est en réalité pas aussi forte que ça.
Notons que certains pays sont laissés de côté, comme l'Italie, qui compte pour rien, l'Angleterre, la Pologne, et les trois républiques baltes pourtant très présentes dans cette affaire. L'Europe est divisée.
De l'autre côté, on a Poroshenko, qui s'est exprimé aussi, mais comme le ventriloque de Washington, en demandant des armes.
L'autre information que nous savons, qui nous vient non pas de ces rencontres, mais directement du terrain, est que l'Ukraine est à genoux militairement. Un milliard de dollars de matériel militaire américain va arriver sous différentes formes. On essaie de différencier les armes létales et celles non létales, mais après le rapport de la Brookins Institution qui demandait la livraison des armes, et connaissant la position du parti républicain, et l'absence de position d'Obama,il est clair qu'ils les livreront.
La question n'est pas seulement celle des armes, mais aussi de qui combattra. Selon des sources "prudentes" du Donbass, il semble que les rebelles indépendantistes sont en mesure d'avancer. Et Merkel et Hollande seraient allés à Moscou peut-être pour demander à Poutine pour qu'il tente de convaincre les rebelles de ne pas gagner trop "haut la main". Peut-être. Difficile de savoir précisément.
Mais le bruit circule, dans les agences de presse aussi, que l'un des secrets des tractations, qui a provoqué toute cette frénésie à Paris et Berlin, est que lors de la visite à Moscou, il a été demandé à Poutine d'intercéder auprès des rebelles pour qu'ils relâchent leur étreinte sur Debaltsevo, car dans ce cul-de-sac, seraient coincés 2000 hommes et pas seulement des soldats ukrainiens, il y aurait aussi beaucoup de soldats, disons, d'un contingent de l'OTAN "sous faux drapeau". Environ 700 hommes, américains, français, de la Légion étrangère, des services secrets allemands, des forces spéciales polonaises, et aussi un certain nombre de soldats, de volontaires ou plutôt de mercenaires provenant des 3 Républiques baltes.
Et donc, l'histoire cachée est peut-être qu'on est accouru à Moscou pour demander une faveur à Poutine, afin qu'il garantisse qu'on évite le massacre de tous ces militaires. Avec en échange la promesse que l'Europe s'opposera à l'envoi d'autres armes et d'autres mercenaires de l'OTAN sur le territoire de l'Ukraine. Hollande a immédiatement parlé d'une trêve, évoquant même un retrait de 50 à 60 km des troupes ukrainiennes, avec en plus une force d'interposition contrôlée également par la Russie, et a parlé de la concession d'une certaine autonomie au Donbass, qui accompagnerait le cessez-le-feu. Il faudra vérifier toutes ces informations.
Tout cela n'est pas du goût de l'Ukraine, mais le problème fondamental est que dans cette partie d'échecs, secrète, chacun des joueurs joue une partie différente de celle qui plairait aux autres. Il y a plusieurs parties en même temps, et certaines sont mortelles. Si quelqu'un se trompe de coup, l'Europe pourrait se retrouver en guerre. Ceux qui ont écouté mes commentaires ces derniers mois savent que j'appréhendais une telle situation depuis longtemps. Nous y sommes.
Il est probable que cette année se poursuivra au milieu des incendies et des bombes, et de nombreux morts, civils et militaires, dans chacun des deux camps. Je pourrais dire "que Dieu nous protège". Essayons quand même de rester optimistes, tout en sachant que nous sommes "sur le fil du rasoir".
Bonne chance à tous.
Giulietto Chiesa
Traduction et sous-titrage : Christophe pour ilfattoquotidiano.fr