29/05/2015 cetri.be  6min #98377

 Après l'invasion de Palmyre, Washington a-t-il fini par comprendre qu'il n'y a pas d'alternative à Al-Assad ?

Palmyre : sous les palmiers, la rage

L'émotion avec laquelle la « communauté internationale » est en train de réagir à la prise de Palmyre par l'État islamique relève d'un ethnocentrisme pavlovien éprouvé. Quand il s'agit du Moyen-Orient, dans leur grande majorité, les dirigeants politiques, les intellectuels autoproclamés et les militants européens, de gauche comme de droite, n'ont que faire des « musulmans » ou des « Arabes » de chair et de sang. Ce qui parvient à les mobiliser comme un seul homme, c'est la préservation du patrimoine antique et, surtout, anté-islamique et pré-arabe. « Leur » sang, « leurs » pierres, ils peuvent se les garder. Du moment qu'on ne touche pas à « notre » sang et à « nos » pierres.

Ce 21 mai 2015, en s'emparant de la cité syrienne millénaire de Palmyre, l'État islamique a sorti de leur lassitude tout ce que l'Occident chrétien compte de faiseurs d'opinion, de pleureuses professionnelles et d'archéologues, pour certains patentés par le régime baasiste syrien. Diable, c'est qu'il est question d'une ville non seulement stratégique, mais aussi d'un site archéologique témoignant des civilisations pré-islamiques qui s'y sont succédé : les Cananéens, les Araméens, les Assyriens, les Grecs séleucides, les Romains, les Perses sassanides et enfin les Byzantins.

Comment ne pas être frappé par le fait que, dans les comptes rendus et reportages consacrés à cette nouvelle et dramatique conquête de l'État islamique, le legs archéologique arabo-islamique de Palmyre n'est que très rarement évoqué. Près de quatorze siècles de civilisations ommeyade, abbasside, ayyoubide, mamlouke et ottomane sont passés par pertes et profits. Il ne faut dès lors pas s'étonner que quasiment personne sous nos latitudes ne connaisse que le nom grec de Palmyre et non sa dénomination autochtone, une dénomination sémitique restée pratiquement inchangée durant quatre millénaires : Tadmôr en cananéen, Tadmôrtâ en araméen et Tadmor en arabe.

« Tadmor... Tadmor... » Pour des millions de Syriens, la seule évocation de ce nom fait frémir. Depuis l'arrivée au pouvoir du parti Baas en 1963 et depuis la mainmise du clan Assad sur le régime en 1971, Tadmor est synonyme d'enfer sur terre. Située en plein désert, à l'écart des zones peuplées de la plaine côtière, du rift syro-palestinien et de la frontière turque, Tadmor abrite depuis un siècle une prison à l'origine construite par l'occupant français. Cette prison est devenue sous le régime baasiste un  complexe concentrationnaire où, depuis un demi-siècle, des dizaines de milliers de prisonniers politiques ou supposés tels (communistes, islamistes, nationalistes, militants des droits de l'homme, etc.) ont été torturés, parfois jusqu'à ce que mort s'ensuive, ou exécutés, individuellement ou massivement. Tout cela à quelques encablures des sites archéologiques de « Palmyre », destination touristique occidentale de choix et divine manne de devises pour le régime.

L'apothéose de l'horreur fut atteinte le 27 juin 1980, au lendemain d'une tentative manquée d'assassinat contre le président Hafez el-Assad. Des membres des unités des « Brigades de défense [1] » de Rifaat el-Assad, oncle de l'actuel président, investirent le centre pénitentiaire et y exécutèrent sans autre forme de procès près d'un millier de détenus. Fermé lors de l'accession au pouvoir de Bachar el-Assad en 2001, le camp de Tadmor a été remis en ordre de marche après le déclenchement de la révolte syrienne en février 2011.

Ce n'est pas la première fois que, depuis le déclenchement de la révolte syrienne, sa répression indiscriminée par le régime baasiste et la montée en puissance de l'État islamique, les opinions occidentales communient collectivement et médiatiquement autour d'un lapsus morbide : « Leur sang (arabe) ne vaut pas nos pierres. »

Le 24 juillet 2014, immédiatement après avoir pris le contrôle de Mossoul (l'antique Ninive), des miliciens de l'État islamique dynamitaient le tombeau du prophète Jonas. Depuis des siècles, ce sanctuaire islamique - comme beaucoup d'autres sanctuaires prophétiques du Croissant fertile, était considéré comme le lieu de sépulture de l'un des douze Prophètes « mineurs » reconnus conjointement par les trois monothéismes abrahamiques : la Miqra (juive), le Nouveau Testament (chrétien) et le Coran (islamique). Jusqu'à sa destruction par Daëch, le tombeau de Jonas fut ainsi une destination de pèlerinage pour tout ce que le Moyen-Orient compte de groupes ethno-confessionnels : les Arabes (sunnites, chiites et chrétiens), les Kurdes (sunnites et chiites), les Araméens (chrétiens), les Turkmènes ou Azéris (sunnites et chiites) et enfin les Juifs (orientaux et « kurdes »).

Mais, jusqu'à présent, les Européens semblent davantage concernés et choqués par une violence « daëchiste » méthodiquement, cyniquement et lucrativement mise en scène à l'encontre des antiquités et des minorités orientales (non arabes et non musulmanes) que par la violence froide, massive, mais ô combien discrète et propre-sur-soi déployée par le régime baasiste syrien à l'encontre de ses opposants, quels qu'ils soient.

Depuis plus de quatre ans, la « machine de mort industrielle » du régime des Assad s'est pleinement mobilisée contre ses propres citoyens, mais aussi contre leur héritage culturel (que l'on songe au sort de villes patrimoniales comme Alep, Hama et Homs) arabe et non arabe, islamique et non islamique, etc.

En Syrie, après quatre années d'un cycle de révolte populaire non armée, de répression indiscriminée et massive, d'insurrection armée, de guerre civile et d'ingérence étrangère (Hezbollah, Iran, jihadistes sunnites, pétromonarques du Golfe, etc.), le bilan est glaçant : 210.000 morts (dont 75.000 civils), 130.000 « disparus » (engloutis dans les fosses baasistes), 5 millions de déplacés à l'intérieur de la Syrie et 3,5 millions de réfugiés hors des frontières syriennes... Pour rappel, en 2011, la population syrienne était estimée à quelque 23 millions de personnes.

Les Arabes et les musulmans ne sont pas les derniers à vivre un calvaire sous le joug du régime baasiste et de l'État islamique. Mais en outre, main dans la main, ces « machines de guerre » conjuguent leurs efforts pour annihiler ce qu'il reste encore d'un Moyen-Orient multiséculaire, multiethnique et multiconfessionnel. Certes, ce Moyen-Orient était loin d'être idyllique, mais il avait au moins le mérite d'être une réalité culturelle. Le mérite d'exister. Tout simplement.

En arasant des sites historiques immémoriaux, en détruisant toute trace d'un passé pluriel (bien que souvent conflictuel) et en assassinant quiconque incarne le pluralisme, la mémoire, les droits civiques et la justice, ces deux monstruosités « politiques » sont en passe d'éradiquer tout germe d'avenir pour le monde arabo-musulman et ses minorités.

L'Europe a connu un processus suicidaire similaire durant les Croisades, les guerres confessionnelles (1566-1648), les deux guerres mondiales et les guerres yougoslaves. Mais, nos sociétés « éclairées » et « post-modernes », souffrant manifestement d'un problème de surdité, font rimer Histoire avec amnésie plutôt qu'avec Mémoire.

La grande majorité de nos dirigeants européens, de nos « intellectuels » et de nos militants « anti-impérialistes » (d'extrême-droite comme d'extrême-gauche) n'ont que faire de « musulmans » et d'« Arabes » de chair et de sang. Sauf quand il s'agit de Palestiniens éreintés par quarante-huit ans d'occupation et de colonisation israéliennes ou entassés dans des camps de réfugiés surpeuplés dans les territoires palestiniens occupés par Israël ou dans des pays voisins comme... la Syrie.

Pourquoi donc l'opinion publique occidentale devrait-elle alors se soucier de vieilles pierres « islamiques » ou « arabes » ? Poser la question, c'est y répondre.

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