Comme de nombreux photographes, je couvre les manifestations du samedi à Paris. En décembre il ne fallait pas rater les grands boulevards déserts, les magasins barricadés, les abords de la gare Saint Lazare envahis par le feu et les gaz, les casseurs, les curieux, des groupes de gilets jaunes qui arpentaient Paris, les parisiens qui les observaient comme des phénomènes étranges.
Le 5 janvier, tout a changé. Manifestation déclarée à la préfecture. Me voilà partie sans gilet mais très motivée pour aller au delà des à-priori et des fake news colportées à leur sujet. Éteindre la TV et descendre dans la rue. Marcher ensemble. Je suis enfin entrée dans le vif du sujet. J'ai senti des frissons de colère et des élans de bonheur. On aurait dit qu'après des années de solitude, le peuple se retrouvait enfin, à la fois colère et émerveillé d'exister tous ensemble unis contre les injustices. Le parcours allait ce jour là de l'Hôtel de ville à l'Assemblée Nationale. L'arrivée ayant été bouclée par les CRS bien avant l'Assemblée, il a fallu refaire la manifestation à l'envers sous les gaz acrimo. Mais cela n'a découragé personne car le samedi suivant nous étions encore plus nombreux sur un parcours bien plus long.
Samedi après samedi, les manifestations sont différentes. A chaque fois, je les vis comme une histoire avec un début le rassemblement, un développement la marche et une fin plus ou moins chaotique. Les premières fois, j'ai eu des pincements au cœur en remarquant la présence de quelques bérets d'extrême droite infiltrés dans le service d'ordre et quelques maillots « quenelles ». La LCR fut molesté par eux. Les camarades de la CGT venus avec la banderole éjectés. Mais au final, l'extrême droite représentait peu de monde comparé au nombreux manifestants venus de banlieue ou de province. Des mères, des filles et des petites filles, des aides soignantes, des prof, des jeunes, des mamies parisiennes, des personnes en fauteuil roulant, Jennifer et sa « famille », les amis de Gisors...
Le 2 février rassemblement à Dausmenil pour la manifestation en l'honneur des blesses. Les anti fascistes chassent les éléments d'extrême droite sous l'œil interloqué des passants. Il n'y a plus de service d'ordre et la manifestation fonctionne tout aussi bien. La police n'assure pas la sécurité du cortège mais il y a toujours quelqu'un pour empêcher les voitures de traverser le cortège. Cela se passe dans la joie et la bonne humeur. En revanche à l'arrivée, c'est plus compliqué. Nassés, gazés, la tension monte vite. Les black bloc en rajoutent en provoquant les CRS. J'ai vu de nombreuses personnes tenter le dialogue avec eux sur la fin du parcours mais au final c'est la violence qui a pris le dessus.
Le samedi suivant, le 9, retour aux Champs Élysées pour le rassemblement de départ. Belle ambiance, musique et mimosas. Je ne sais pas quel fonctionnaire de la préfecture avait eu cette idée saugrenue de positionner les CRS en marche arrière face à face avec le cortège. Les manifestations de Gilets jaunes ne traînent pas, on marche vite et très longtemps. Résultat les CRS se sont rapidement fatigués et ils nous ont gazés dès qu'ils étaient débordés... Peu importe le cortège avance quand même. Plus tard, nassés devant l'assemblé, le gros de la troupe a attendu tranquillement pendant que les médias de voyeurs ne filmaient que les casseurs. Impossible d'avancer de reculer ou de passer le pont.
Le samedi 16 février, Pendant le rassemblement sur les Champs-Élysées, la personne qui vient toutes les semaines avec une sono avait passé vie en rose. Atmosphère surréaliste, nouvelles tentatives de dialogue avec la police.
Cette fois les CRS ont marché sur le trottoir. Étrange impression de manifester avec eux.
16 mars, nouveau rassemblement sur les Champs-Élysées mais la manifestation, cette fois, n'est pas autorisée. La tension monte de plusieurs cran d'un coup. Alors que je commence mes habituels portraits d'avant manif, le gaz se propage déjà. Une centaine de casseurs vont et viennent en rangs serrés entre les policiers situés en haut sous l'arc et ceux placés en bas au niveau de Fouquets. Vous connaissez la suite.
Le 30 mars, rassemblement gare de l'est. Je remarque une femme que j'ai photographiée il y a longtemps dans une soirée littéraire, une écrivaine. Enfin les parisiens et les parisiennes s'en mêlent. Sur les quais de Seine, le cortège a convergé avec le DAL. Un moment magnifique d'unité et de joie suspendue que personne ni Macron ni les rabats joie de tout poil ne pourront nous voler.
Le 6 avril, la manifestation déclarée allait de la place de la République à la grande Arche de la Défense. Manif au pas de charge. Manif de plus en plus mélangée, diverses et toujours aussi joyeuse.
Les Gilets Jaunes ne sont pas fatigués. J'ai photographié certaines personnes toutes les semaines depuis le début. Tenir encore un an est une option envisagée. En tous cas, les personnes présentes ne semblent jamais le regretter. La stratégie du choc n'a pas fonctionné. Le pacifisme a pris le dessus pour l'instant. Les manifestants du samedi ne se laisseront récupérer par aucun partis, persuadés que la politique politicienne les diviserait. L'Union fait la force. Le Nombre fait la force aussi.
L'Humain a pris le dessus pour de bon. L'Humain avec ses qualités et ses imperfections. Mais l'Humain d'abord.
Je ne prétends pas comprendre mieux que d'autres ce qu'il se passe dans ces manifestations mais au moins en y participant, je parviens à capter de précieuses bribes de vie. Et rien que pour cela, je remercie les Gilets Jaunes.