10/04/2018 entelekheia.fr  10 min #139968

Les 28 pays de l'Ue parviennent à s'accorder... sur la «très probable» culpabilité de la Russie

L'étrange affaire Skripal - vue d'ensemble



Par J.Hawk
Paru sur  Southfront sous le titre Skripal Case - The Big Picture

Introduction

Étant donnée l'émoi international déclenché par l'empoisonnement, dans une apparente tentative de meurtre, de l'ancien colonel du GRU Skripal et de sa fille, très peu d'informations publiques qui pourraient aider l'opinion publique à se faire une idée de ce qui s'est passé ont été publiées. Scotland Yard n'a pas de suspect. Dans un pays plein de caméras de surveillance, aucune image, aucun portrait-robot ou a fortiori photo n'ont été rendus publics, et aucun officiel consulaire russe n'a été autorisé à les voir, en violation des normes internationales. Le communiqué de presse initialement publié par Porton Down après l'enquête préliminaire déclarait seulement que l'agent était de « classe Novichok ou apparenté », ce qui pourrait désigner tous les agents innervants. Le gouvernement britannique a refusé l'offre d'assistance de la Russie dans l'enquête, et refusé de partager les pièces à conviction qu'il dit avoir collationnées.

Et pourtant, 20 pays, USA et Royaume-Uni en tête, ont décidé d'expulser des diplomates russes sur la seule base des affirmations de Theresa May selon lesquelles le gouvernement russe était « très probablement » responsable de cet acte, puisque le «briefing confidentiel » des Britanniques obtenu par le quotidien russe Kommersant ne contenait pas d'éléments impliquant la Russie. Bien que les gouvernements britannique et américain, aussi bien que tout un assortiment de néocons, aient applaudi cette décision comme une preuve d'unité contre la Russie, ce serait une erreur de la surestimer. Le cas Skripal n'a servi que de moyen de poursuivre leurs propres intérêts à des pays variés, avec les acteurs occidentaux les plus puissants comme les USA, le Royaume-Uni, l'Allemagne et la France cherchant à imposer leur volonté aux autres et le résultat final n'étant que le reflet des conflits d'intérêt et de l'équilibre des pouvoirs entre eux.

En ligne de mire : Corbyn

Bien que Boris Johnson puisse avoir précocement adopté la version « c'est la faute à la Russie » pour doubler Theresa May et augmenter ses chances de devenir le prochain Premier ministre (particulièrement en ce moment où le soutien de la communauté du renseignement semble de rigueur dans les « démocraties » occidentales), May, pour sa part, est confrontée à la menace de perdre les prochaines élections au profit d'un Labour résurgent et revigoré emmené par Jeremy Corbyn. Le cas Skripal a forcé Corbyn à choisir son camp, soit accompagner les affirmations de May, soit les réfuter. Il a choisi la seconde option et s'est instantanément retrouvé sous le feu d'une campagne de propagande menée par « l'impartiale » BBC, qui, pour faire bonne mesure, a été suivie par une deuxième campagne de propagande destinée à le faire paraître antisémite à cause de son soutien aux droits des Palestiniens. Cette campagne pour ramener le Labour aux jours de Tony Blair sera-t-elle fructueuse, impossible de le dire. Mais l'emploi grossier de cette tragédie à des fins électoralistes révèle la fragilité du système politique britannique.

« Vengeance » pour la Syrie

Le cas Skripal est remarquable à plus d'un titre. Quand il s'est produit, la Russie et ses alliés anticipaient de fait une utilisation d'armes chimiques sous fausse bannière, mais en Syrie. A ce moment, les offensives syriennes soutenues par la Russie dans la Goutha orientale avaient enfin réussi à démanteler l'une des dernières places fortes des djihadistes et à soulager Damas de la menace des tirs de l'artillerie rebelle qui tuaient invariablement des civils. La réaction prévisible de l'Occident a recyclé la bataille d'Alep, avec la propagande sur « le dernier hôpital », « les civils ciblés », « le régime sanguinaire Assad », et les leaders occidentaux se relayant pour annoncer gravement qu'ils n'auraient pas d'autre choix que de frapper la Syrie dans le cas d'une utilisation d'armes chimiques. [Update : vraie ou simulée, une attaque chimique sous fausse bannière en Syrie s'est effectivement produite depuis l'écriture de cet article à Douma, NdT].

Après les frappes de missiles de l'administration Trump à la suite de Khan Cheikhoun, toutefois, ces menaces ne sont plus prises à la légère, et la Russie a pris des mesures diplomatiques et militaires pour dissuader l'Occident d'envenimer la situation. Outre l'envoi de forces navales et aériennes supplémentaires en Syrie, Vladimir Poutine a délivré son discours désormais célèbre sur les nouvelles armes de l'arsenal des forces armées russes. Les officiers supérieurs russes sont allés encore plus loin en prévenant que toute frappe sur la Syrie qui mettrait des soldats russes en danger ne déclencherait pas seulement des mesures défensives, mais aussi des efforts pour détruire les plate-formes de lancement. Ces avertissements ont semblé porter leurs fruits un moment : les tensions autour de la Syrie ont baissé, pour mieux réapparaître avec le cas Skripal où - surprise ! - la Russie a été précipitamment accusée d'utiliser ou de permettre l'usage d'agents neurotoxiques, tout comme elle l'aurait fait en Syrie. [Les tensions sont en ce moment au plus haut, NdT].

Le fait que le Département d'Etat se soit attribué le « mérite » de la coordination de l'effort d'expulsion, et que les USA aient expulsé le plus grand nombre de diplomates russes, suggère que les enjeux du cas Skripal étaient les plus élevés pour eux, et qu'ils sont déterminés à en tirer tout le profit politique possible. Le rôle personnel de Donald Trump dans l'affaire reste ambigu, puisqu'il n'a ni commenté le sujet, ni tweeté comme il le fait d'habitude. De plus, les actions des USA sont intervenues après une conversation téléphonique entre Poutine et Trump, ce qui suggère que ce sont les nouveaux arrivants venus de l'État profond dans l'administration Trump comme Pompeo et Bolton, en accord avec ceux qui restent de l'administration précédente, qui sont derrière cette démarche et qu'ils ont pris le contrôle de la politique étrangère des USA.

La troupe des suivistes

Quelques-uns des pays qui ont expulsé des diplomates russes n'avaient pas besoin d'encouragements. La Pologne, l'Ukraine, les Pays baltes, le Canada, l'Australie, la Croatie, la Roumanie, la Suède, la Hollande, ont tous opté pour le conflit avec la Russie depuis des années, dans des buts variés d'intérêts économiques ou géopolitiques. Qu'ils aient saisi le prétexte pour attiser les tensions n'est pas étonnant. C'est le contraire qui l'aurait été.

Maintenir l'illusion de l'unité

La catégorie suivante de pays se sont joints au cirque pour éviter de rompre l'image officielle d'unité européenne/occidentale/transatlantique, si illusoire soit-elle à une époque de crise des migrants et d'Amérique d'abord. Ces pays comptent l'Italie, l'Espagne, la Hongrie, la Macédoine, la Belgique, le Monténégro, le Danemark, la République Tchèque et la Finlande. Aucun d'entre eux ne s'était signalé auparavant pour une russophobie particulière, et cette action ne semble pas signaler un grand changement. Mais ces pays comprennent de nombreux pays trop petits et/ou économiquement vulnérables qui ne sont pas en position de défier leurs voisins plus puissants. De fait, les déclarations qui ont accompagné les expulsions étaient presque contrites - la démarche ne portait pas « contre la Russie », mais constituait plutôt « une expression de solidarité européenne ».

L'ombre du Brexit

L'un des développements les plus remarquables de l'affaire Skripal est le revirement abrupt de la France. Alors que la réaction initiale française était clairement méprisantes envers les affirmations britanniques, qui ont été littéralement décrites comme « de la politique-fiction », en une journée, la ligne française s'est durcie, et Macron a été l'un des premiers leaders de l'UE a s'aligner avec May. De la même façon, alors que l'Irlande ne s'était jamais trouvée en conflit avec la Russie et n'est pas membre de l'OTAN, elle a également adhéré à la version officielle, avec des déclarations de ses officiels selon lesquelles la neutralité de l'Irlande ne s'étendait pas aux assassinats politiques et à l'usage d'armes chimiques. Étant donnée l'importance de cette question pour le Royaume-Uni et les dommages qu'elle aurait occasionnée si ses plus proches voisines avaient refusé de cautionner les politiques de May, le revirement inattendu de la France et de l'Irlande est probablement lié à des des concessions britanniques sur le Brexit, qui ont également coïncidé avec le début de l'affaire Skripal. La France et l'Irlande sont, après tout, les deux pays qui seront les plus affectés par le Brexit, et le besoin urgent d'un soutien extérieur pour Theresa May leur a donné des leviers de négociations supplémentaires.

Le North Stream-2 dans le collimateur

Bien que l'Allemagne se soit également jointe à la curée en expulsant quatre diplomates russes, ses actions tombent dans une catégorie à part. Elle n'est pas aussi intéressée par les affres du Brexit que la France ou l'Irlande, son intérêt dans le dénouement de la guerre de Syrie est également moindre que celui des USA ou de la France. Ce qui compte pour l'Allemagne est le sort du North Stream-2, qui est depuis longtemps la cible des USA et de leurs satellites européens (le Royaume-Uni et les pays à souveraineté limitée de l'Europe de l'Est) parce qu'il pose un obstacle à la transformation de l'UE en protectorat politiquement, militairement et économiquement subordonné aux États-Unis.

Nous ne savons pas dans quelle mesure le North Stream-2 a figuré dans les négociations du sommet européen qui a précédé les annonces d'expulsions par l'UE. Quand on lui a posé la question, Theresa May a répondu qu'elle n'avait pas soulevé la question mais qu'elle prévoyait de le faire à l'avenir. Cette explication, comme d'habitude, n'est presque certainement pas vraie. Le North Stream-2 est en ce moment la plus grande entreprise commune entre la Russie et l'UE, ce qui rend invraisemblables les affirmations selon lesquelles elle n'a pas été débattue dans ce contexte. Il semble plus probable que les efforts de Theresa May pour utiliser l'affaire Skripal pour enterrer le pipeline aient été rejetés par l'Allemagne et ses alliés, quelque chose qu'elle n'a pas voulu admettre. L'expulsion de diplomates russes par l'Allemagne pourrait donc avoir été une solution de compromis destinée à la protéger contre des pressions plus intenses pour qu'elle adopte une ligne plus dure envers la Russie au prix de ses intérêts économiques, et à éviter de perdre sa position de leader de l'UE en rompant les rangs avec le reste de l'Union.

Notons que le ministre des affaires étrangères allemand a cherché à amortir le coup en annonçant que les diplomates russes expulsés pouvaient être remplacés par d'autres. Il est possible que d'autres pays participants aux expulsions aient discrètement fait savoir à la Russie que les mesures d'expulsions n'étaient pas prises à titre permanent ; que l'Allemagne l'ait publiquement fait savoir est une indication de ses efforts de conciliation entre son désir de continuation de sa coopération économique avec la Russie et son besoin d'éviter d'être politiquement isolée à l'intérieur de l'UE et de l'OTAN.

Les réfractaires

La réfractaire la plus notable a été l'Autriche, qui a cité sa longue tradition de neutralité pour résister aux pressions, bien que le pays ait également un intérêt à la continuation des projets gaziers Russie-UE, de sorte que son abstention est un reflet de la position allemande renforcée par le fait que l'Autriche n'est pas un pays-leader de l'UE et que partant, son abstention ne menace pas la précieuse image de l'unité de l'Union.

D'autres pays qui peuvent raisonnablement être décrits comme des satellites des USA ont choisi de ne pas se joindre à l'hystérie de l'affaire Skripal, dont la Turquie, la République de Corée, le Japon et la Nouvelle-Zélande. Ces pays se trouvent avoir de bonnes relations commerciales avec la Russie, et dans le cas de la République de Corée, des espoirs d'une assistance russe dans le règlement de son problème de sécurité. L'abstention de la Turquie doit être vue comme inscrite dans la droite ligne des efforts d'émancipation de sa politique étrangère et intérieure, à cause de conflits d'intérêts irréconciliables entre elle et les USA, et possiblement l'UE aussi.

Conclusion

La guerre hybride de l'Occident contre la Russie continue, mais ce que les derniers temps nous ont apporté est une meilleure vision de la géographie des adversaires de la Russie, et une meilleure compréhension de leurs motivations.

Traduction Entelekheia

 entelekheia.fr

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