27 Mar 2019
Article de : Gabriel Rockhill
La violence est une arme spectaculaire utilisée par la classe dirigeante pour discréditer les mouvements venus d'en bas et justifier leur répression. Elle est spectaculaire dans la mesure où elle est un puissant outil politique pour gouverner les masses et les garder à leur place. Pour y parvenir, cette arme de la violence doit être spectaculaire au double sens du terme : créer une mise en scène soigneusement orchestrée qui cherche à dissimuler l'action des classes dirigeantes tout en maquillant les actes de résistance en spectaculaires violences criminelles.
C'est ainsi que l'acte 18 des Gilets Jaunes est actuellement présenté par les médias : au moment même où le gouvernement s'apprête à conclure sa consultation démocratique du peuple menée par le biais du "Grand débat" d'Emmanuel Macron, les Gilets Jaunes ont étalé une quantité inhabituelle de violence qui doit maintenant être réprimée de la manière la plus ferme. Le président du comité des Champs- Elysées, Jean-Noël Reinhardt, a Acte 18 : "Ce ne sont plus les gilets jaunes mais les gilets noirs" au cours duquel il était entouré par les micros de la plupart des grandes agences de presse, que le mouvement n'est plus celui des Gilets Jaunes mais plutôt celui des Gilets noirs qui n'expriment que « la haine et la volonté de détruire ». Déclarant que cette situation ne peut se poursuivre à cause de son impact sur les activités commerciales et touristiques ainsi que sur l'image négative qu'elle donne d'un symbole global comme les Champs- Elysées. Sa déclaration pathétique ressemblait à s'y méprendre à celle du Premier ministre Edouard Philippe : « De nouvelles mesures vont être prises qui devraient confiner les protestations en certains endroits et permettre une répression policière plus sévère ailleurs ».
En cette période de mise en spectacle des dégâts provoqués aux biens assurés des centres commerciaux et des industries de luxe qualifiés comme quintessence de « la violence », il convient de noter que Philippe Capon, secrétaire général du syndicat de la police -UNSA- a publiquement expliqué que la police avait reçu l'ordre de ne pas intervenir le samedi parce qu'il y avait un certain consensus pour « laisser casser un certain nombre de choses ». Ce timing ne pouvait être mieux choisi, le gouvernement ayant en effet alors les mains liées. Après quelques concessions obtenues sous la pression en décembre ainsi que les prestations discursives et théâtrales du « Grand débat », les Gilets Jaunes n'étaient toujours pas rentrés chez eux tout en résistant à l'hiver et à toute une série de violences extrêmes déployées contre eux.
Cette banalisation des spectacles de violence poursuivait deux objectifs. D'abord et surtout, il dissimulait la violence structurelle du capitalisme et de l'oligarchie ploutocratique, causes premières des soulèvements. Les conditions de vie des masses populaires deviennent inacceptables tandis que le jeu traditionnel des partis et des syndicats ne fonctionne plus. Un des cris de protestation qui va droit au cœur du problème dit simplement : « La violence, c'est la pauvreté ». Plutôt que de prendre au sérieux la nature et le caractère ubiquitaire de cette violence-là qui n'est que la violence de l'inégalité capitaliste, on construit plus précisément une violence spectacle pour distraire de la destruction au quotidien de vies sous l'autorité capitaliste. Tout cela doit être compris comme une perturbation temporaire et ennuyeuse qui doit être éradiquée. C'est bien la « violence » de brûler une banque plutôt que celle d'en fonder une ou, plus généralement, la violence du système bancaire dans sa fonction quotidienne de sécurisation de l'hégémonie des classes dirigeantes.
Ensuite, il y a le spectacle de la violence orchestrée par l'Etat et manipulé par les médias pour associer le symbole de la violence aux Gilets Jaunes afin de les criminaliser et de justifier tout à la fois leur répression brutale. Il y a de nombreux cas où la police a été surprise par des caméras en train de s'en prendre à des bâtiments pour en imputer les dégradations à des manifestants et beaucoup d'officiers ont été filmés et photographiés portant des marteaux pour commettre les mêmes dégâts. Au moins un membre de la police anti-émeutes s'est exprimé contre la violence exercée contre des manifestants non violents et encouragée par le ministre de l'Intérieur, de même que les efforts déployés pour susciter la violence parmi les protestataires.
Les cercles d'élites en France n'ont pourtant pas pleinement réussi cette campagne de propagande, car même des organismes libéraux comme les Nations-Unies, le Conseil de l'Europe, le Parlement Européen et Amnesty International ont perçu cette volonté de dissimuler la violence d'Etat ou à tout le moins de la justifier. Le Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, Dunja Mijatovic a préparé le 26 février un mémorandum qui résume certaines des violences tout en critiquant le manque de précision et de rigueur des statistiques tenues par l'Etat et les médias : « selon les chiffres du ministère de l'Intérieur, 12.122 LDB, 1428 grenades à gaz lacrymogène et 4942 grenades à main ont été tirées et lancées entre le commencement du mouvement des gilets jaunes et le 4 février 2019. » Sur base des calculs d'un journaliste indépendant cité dans ce rapport, il y aurait eu : « 38 blessures aux membres supérieurs, y compris 5 mains perdues, 52 blessures aux membres inférieurs, 3 blessures aux organes génitaux et 189 blessures à la tête en ce compris 20 personnes qui ont perdu un œil. » Médecins, paramédicaux et journalistes ont été régulièrement attaqués au cours d'assauts brutaux et un nombre record de protestataires ont été arrêtés.
Néanmoins, une part importante des secteurs de l'Etat, des médias et des experts sont allés très loin pour étouffer ce déploiement systématique de la violence d'Etat contre des protestataires non violents, des médecins, infirmiers et journalistes ou observateurs et témoins. Emmanuel Macron a distillé la quintessence de l'idéologie libérale d'Etat en déclarant platement ne pas pouvoir parler de répression, encore moins de violence policière en France aujourd'hui parce que ces termes sont inacceptables dans un Etat de droit. A proprement parler, il ne peut y avoir de « violence d'Etat » dans la mesure où l'Etat est opposé à la violence, cette violence ne pouvant dès lors émaner que de forces sauvages et anarchiques qui lui sont étrangères.
Nous percevons ici le double mouvement du spectacle de la violence en pleine action. D'un côté, l'Etat s'efforce de dissimuler son exploitation spectaculaire par la voie capitaliste et sa répression également spectaculaire de toute résistance à cette voie. De l'autre, il cherche à susciter ou créer une violence spectacle dans les mouvements de protestation afin de mieux les discréditer et d'en récupérer les images pour justifier ses propres excès et répressions. Aujourd'hui se déploient en France deux formes de violence également spectaculaires.
Il importe d'identifier cette tactique pour ce qu'elle est et de mettre au point de nouvelles stratégies pour la combattre dans ses effets les plus pernicieux. Sans cela nous risquons de tomber dans une forme d'inversion idéologique diagnostiquée avec beaucoup de préscience par Malcolm X lors d'une conférence donnée le 13 décembre 1964, où il expliquait que la presse était devenue si puissante dans son rôle de producteur d'images qu'elle pouvait présenter un criminel comme une victime ou l'inverse.
Source originale: Radical Education Department
Traduit de l'anglais par Oscar GROSJEAN pour Investig'Action.
Source: Investig'Action