21/03/2019 reporterre.net  12 min #153689

Gilets jaunes : un acte 18 pour marquer une nouvelle phase de la mobilisation (En Continu)

L'État et les violences policières : « Une machine de guerre qui n'a ni remords, ni états d'âme, et où tous les coups sont permis »

Une machine de guerre qui n'a ni remords, ni états d'âme, et où tous les coups sont permis

Documenter les violences policières et juridiques : mercredi 20 mars, témoins, experts, journalistes, juristes ont fait ce travail essentiel dans une réunion publique à Paris. Soulignant la gravité de la rupture autoritaire qui est en train de se produire.

La grande salle de la Bourse du travail, à Paris, était pleine mercredi 20 mars au soir pour la présentation des premières conclusions de la « Commission d'enquête » sur la répression, la violence policière, la loi anti-manifestations, organisée à l'appel d'organisations syndicales [1]. Trois heures durant, les « enquêteurs » - le président et cofondateur de Mediapart Edwy Plenel, l'avocate et membre du syndicat des avocats de France (Saf) Judith Krivine et le journaliste à Radio France Antoine Chao - ont orchestré les prises de parole de nombreux témoins sur trois thèmes :  les blessés en manifestation, les politiques répressives et les perspectives.

Ian B., membre du collectif  Désarmons-les !, a ouvert la soirée avec le bilan provisoire établi par le collectif - 170 blessés graves depuis le début de la mobilisation des Gilets jaunes, en novembre 2018. Le collectif, qui émane de l'Assemblée des blessé.e.s constituée en novembre 2014 à Montreuil suite à la mort de Rémi Fraisse, s'est donné pour mission d'accompagner les personnes blessées et leurs familles dans leur parcours judiciaire et leur reconstruction psychologique, et d'informer sur le maintien de l'ordre en France - notamment les armes utilisées. « C'est une réalité à laquelle on ne s'attendait pas : on a recensé autant de blessés en trois mois que pendant les vingt années précédentes », a souligné Ian B.


Axelle Marquise, 28 ans, serveuse à Six-Fours (Var), a été blessée le samedi 8 décembre aux Champs-Elysées, à Paris. Elle souffre d'une brûlure au deuxième degré sur la joue droite, d'un hématome majeur et d'une double fracture de la mâchoire.

Le bilan du journaliste David Dufresne, diffusé sur  son fil Twitter et  Mediapart, précise le tableau : un décès - celui de Zineb Redouane, 80 ans, touchée au visage par une grenade lacrymogène alors qu'elle fermait ses volets, le 2 décembre à Marseille -, 222 blessés à la tête, 22 éborgnés et cinq mains arrachées. Depuis décembre, le journaliste indépendant interpelle le ministère de l'Intérieur sur les blessures causées par les armes de la police et les exactions commises par les forces de l'ordre, par la formule devenue rituelle « allo  @Place_Beauvau - c'est pour un signalement ». « Pendant plus d'un mois, j'ai travaillé seul. Au début régnait un grand silence médiatique, qui a contribué au déni politique. Cette semaine, on a encore pu entendre le ministre de l'Intérieur Christophe Castaner déplorer que les lanceurs de balle de défense [LBD 40] n'avaient pas été suffisamment sortis. C'est faux, un jeune homme a perdu son œil près du Fouquet's le 16 mars et personne n'en a parlé. »


Laurent Thines : « Un projectile de LBD 40 lancé à plus de 90 mètres par seconde a une force d'impact de 200 joules. C'est comme si on vous lâchait un parpaing de 20 kilos d'une hauteur d'un mètre sur le visage ».

Laurent Thines, neurochirurgien et chef de service au CHRU de Besançon, a lancé en janvier  une pétition demandant « un moratoire sur l'utilisation des armes dites moins létales ». Tout en faisant défiler des images insoutenables de mâchoires déchiquetées, de mains arrachées et d'orbites énucléées, il a alerté sur les dégâts causés par les armes de force intermédiaire - LBD 40, grenades lacrymogènes instantanées GLI-F4, grenades de désencerclement - sur les corps humains. « Un projectile de LBD 40 lancé à plus de 90 mètres par seconde, soit 324 kilomètres par heure, a une force d'impact de 200 joules. C'est comme si on vous lâchait un parpaing de 20 kilos d'une hauteur d'un mètre sur le visage ou la tête ! » Devant la radio d'un Gilet jaune s'étant pris un tir de LBD dans la tempe, il a dénoncé une blessure similaire à celles causées par des accidents de voiture ou des coups de batte de base-ball : « Le crâne est enfoncé et, pire de mon point de vue de neurochirurgien, le cerveau en-dessous est abîmé. Or, le cerveau, on n'en a qu'un seul et une fois qu'il est abîmé, on ne s'en remet jamais vraiment. Celles et ceux qui ont un proche qui ont fait un accident vasculaire cérébral le savent. »

Pour protester contre la fabrication et la commercialisation de ces armes, Ian B. a relayé un appel à bloquer les usines de fabrication de ces armes à partir du vendredi 29 mars : le siège social d'Alsetex à Muret (Haute-Garonne) et son usine à Mazères (Ariège), la fabrique de Flash Ball et de grenades de désencerclement Verney Carron à Saint-Étienne (Loire), la fabrique de grenades lacrymogènes Nobel à Pont-de-Buis-lès-Quimerch (Finistère), etc.

Ces blessures s'inscrivent dans un contexte de politiques répressives, ont observé et analysé les témoins du débat suivant. Globalement, « les gouvernements qui se succèdent privent les salariés de leurs droits et leur rendent l'accès au juge plus difficile, ce qui rend les recours de plus en plus décourageants. Bientôt, ils ne pourront plus recourir qu'à la violence pour se faire entendre, comme le montre très bien le film 'En guerre' de Stéphane Brizé », a alerté Mme Krivine.


Le ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner, et son secrétaire d'État, Laurent Nunez (à sa droite), le 5 janvier 2019.

En parallèle, la répression des mouvements sociaux s'intensifie. Christian Mouhanna, sociologue et directeur du Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales (Cesdip), observe une « fuite en avant répressive », que les gouvernements successifs tentent de justifier en faisant un « amalgame entre populations de banlieues assimilées à des terroristes et manifestants ». Cette stratégie, amorcée par la loi sur la sécurité quotidienne de novembre 2001, s'est poursuivie pendant les manifestations pour le climat de fin 2015 et celles contre la loi Travail de 2016. En outre, « on assiste à une remise en cause du maintien de l'ordre à la française qui consistait à créer des troupes spécialisées pour tendre vers le zéro mort et le moins de blessés possible », signale le sociologue, en pointant la présence récente en manifestation de la brigade anti-criminalité (Bac), « la plus bêtement répressive », et sa militarisation.

Anne-Sophie Wallach, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature, dénonce de son côté une instrumentalisation du droit « non plus pour punir les personnes qui ont commis des délits, mais à des fins de maintien de l'ordre ». « Le 8 décembre, pour plus de 900 placements en garde à vue, on a eu plus de 500 classements sans suite, faute d'éléments contre les personnes », a-t-elle calculé. Derrière ces interpellations massives,  le délit de participation à un groupement ayant l'intention de commettre des violences, introduit dans le droit en 2010 pour lutter contre les « bandes » des quartiers populaires - « une qualification floue, en tout cas extensive, qui permet le placement en garde à vue car ce délit est passible d'emprisonnement. » Autre levier, la réquisition particulière « qui permet aux forces de l'ordre de relever l'identité des manifestants dans les gares, au niveau des péages, sans recourir aux critères classiques ». Enfin, la magistrate dénonce les pressions exercées sur la justice notamment par la Garde des sceaux : « Le 8 décembre, la ministre s'est rendue à la permanence du parquet de Paris, où les magistrats reçoivent les appels concernant les garde à vue, pour annoncer que la fermeté était de mise. Ces pressions ne sont pas acceptables. Pourtant, elles sont confortées par le procureur de Paris, qui a livré comme instruction aux magistrats de, les week-end de mobilisation, ne lever les garde à vue que le samedi soir ou le dimanche matin, même en cas de classement sans suite. C'est une volonté d'entraver le droit de manifester écrite noire sur blanc ! »

Les militants sont nombreux à avoir fait les frais de ces politiques. Parmi eux, le secrétaire départemental de SUD PTT, Gaël Quirante, qui a dénoncé 13 interventions policières dans son centre postal et quatre convocations au commissariat pour violation de domicile, contre des postiers grévistes en Île-de-France. Dans la salle, un Gilet jaune a raconté la répression policière contre la première « Nuit jaune », le 26 janvier place de la République à Paris : « Jusqu'à 19 h, l'ambiance était très festive. Puis, sans crier gare, la police a inondé la place de lacrymos et a chargé pour nous pousser contre les canons à eau. On n'avait nulle part où aller, on s'est pris des gaz, c'était très violent. »


Un policier à Toulouse, le 12 janvier.

Les perspectives pour les mobilisations ont été abordées en troisième partie de soirée. « Le gouvernement s'apprête à interdire la lutte par ce qu'il appelle la loi anti-casseurs, mais qu'au syndicat nous appelons  la loi anti-manifestants », a averti Laurence Roques, présidente du Saf. La proposition de loi, déposée à l'origine par le sénateur Les Républicains Bruno Retailleau, est d'abord tombée aux oubliettes avant d'être ressuscitée par le gouvernement qui a manœuvré pour la faire adopter le 12 mars, malgré des réticences jusque dans la majorité. « Toute personne pourra faire l'objet d'une interdiction a priori de manifester, dès lors que son comportement laisse entendre qu'il peut causer un trouble à l'ordre public, a expliqué l'avocate. Seul un juge administratif des référés pourra invalider cette décision, mais la manifestation sera finie avant même qu'il ait le temps de statuer. » Autres mesures liberticides aux yeux de Me Roques, le délit de dissimulation du visage - « la loi ne précise pas si des lunettes de soleil ou un foulard constituent des dissimulations » - et le fichage de personnes qui ont troublé l'ordre public ou « exprimé leur opinion » - « une mesure qui va à l'encontre de la loi de 1978, qui interdit le fichage pour opinion politique ou action syndicale ».

Sophie Chapelle, journaliste à Bastamag, s'est inquiétée de dix années de régression du droit de manifester, à raison d'une nouvelle loi sécuritaire tous les deux ans : « La loi de programmation militaire de 2013 qui étend la possibilité de surveillance au-delà du contrôle judiciaire, la loi de 2015 sur le renseignement, celle de 2016 contre le crime organisé qui intègre des mesures de l'état d'urgence, et la loi sur la sécurité intérieure et le terrorisme de 2017 qui autorise la mise en place de périmètres de protection avec fouille systématique. » « La loi anti-manifestants a été adoptée le 12 mars ; de nouvelles mobilisations ont eu lieu le 16, et le 18, le Premier ministre Édouard Philippe n'a fait que des déclarations sécuritaires et annoncé un renforcement du maintien de l'ordre », déplore-t-elle.

Assa Traoré, dont le frère est mort en juillet 2016 sur le sol de la gendarmerie de Persan (Val-d'Oise), a dénoncé un « État antidémocratique, répressif, violent, une machine de guerre qui n'a ni ni remords, ni états d'âme, où tous les coups sont permis ». « Le pouvoir est violent, mutile et continue de tuer. Mais nous pouvons renverser ensemble cette machine de guerre », a-t-elle assuré.

Que faire à présent, au-delà de l'information toujours essentielle sur la brutalité croissante de l'État, et alors que, comme l'a rappelé Edwy Plenel, « le droit de manifester est un droit fondamental » ? L'idée d'une Coordination nationale contre la répression a été avancée.

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