l'action, ce n'est pas juste gueuler en manif
Les Gilets jaunes de Montpon, en Dordogne, sont sur tous les fronts : au marché et en débat public pour sensibiliser la population, à Bergerac pour rencontrer d'autres groupes et coordonner leurs actions. Ils ont même lancé un journal, « L'Éveil citoyen ».
Pour faire le point sur le mouvement des Gilets jaunes, Reporterre a décidé de retourner sur des ronds-points où il s'était rendu au début de la mobilisation. Aujourd'hui, il vous emmène à Ménesplet, en Dordogne, où les Gilets jaunes de Montpon-Ménestérol ont installé leur QG. Dans un premier article, nous vous racontions leur implication dans les manifestations du samedi. Dans celui-ci, il sera question de la manière dont ils agissent au quotidien.
- Montpon-Ménestérol (Dordogne), reportage
« Bien dormi ? Tu prends le café ? » À 7 h 30 du matin, le soleil radieux illumine déjà l'intérieur de la caravane. Cette nuit-là du mercredi 27 mars, ce sont Jean et Thibault qui ont dormi au QG des Gilets jaunes de Montpon-Ménestérol (Dordogne), devant le supermarché discount Netto de Ménesplet (Dordogne) un roulement, noté dans un cahier d'écolier, a été établi pour que les deux caravanes ne restent jamais vides. La réunion hebdomadaire de la veille s'est prolongée tard dans la nuit, mais Jean, rejoint entre-temps par Gilles, a déjà rallumé le feu et lancé la cafetière. « Avec Thibault, on s'est couché à l'aube. Ça pique un peu », avoue-t-il, en passant la main sur son menton couvert d'une ombre de barbe. La routine, ou presque, depuis qu'ils ont récupéré les caravanes et installé leur campement, le 5 janvier dernier.
À 9 h 30, c'est au tour de David, Nirvana et François de débarquer, à la recherche d'une table pour installer leur stand au marché de Montpon. « Les prochaines fois, on se donnera rendez-vous à 9 h ici pour être à 9 h 30 là-bas, indique François, en furetant sous l'auvent et dans la caravane rouge prêtée par Joël, le circassien. J'ai déjà des volontaires pour les prochains mercredis. On va essayer de faire en sorte que chaque personne ne fasse pas plus d'un jour par mois, pour éviter l'épuisement. »
Le campement des Gilets jaunes de Montpon, près du supermarché discount Netto.
Objectif : faire connaître leur mobilisation aux habitants, à rebours des images de casse relayées par certaines télévisions. « On doit convaincre qu'on n'est pas antisémite et homophobe. Les gens sont très influencés par les médias, ils ne vont pas au-delà de BFM et de CNews qui nous décrivent comme un peuple haineux, regrette Sarah. Une personne est déjà venue m'interpeller, elle pensait que nous étions tous au RSA [revenu de solidarité active] ! Il n'y a personne au RSA dans notre groupe, mais des gens qui travaillent, des chômeurs, des retraités et des personnes en invalidité. »
Débat public des Gilets jaunes de Montpon prévu le 18 avril
Les témoignages de soutien continuent néanmoins d'affluer. En se levant, Jean a découvert un pack de bières déposé devant la caravane. En milieu de matinée, un couple de retraités marseillais s'est aventuré sur le campement pour proposer son aide. « On n'a jamais rien fait, sauf partager des messages des Gilets jaunes sur les réseaux sociaux, a précisé Mireille. On aimerait savoir quoi faire de plus. » « Parce qu'on en a marre de ce gouvernement », a complété son mari, André. Le couple, qui souhaite être informé des prochains événements organisés par les Gilets jaunes, a finalement laissé son numéro de téléphone à David. « On va sans doute organiser un débat le 18 avril prochain », leur dit ce dernier.
En effet, la veille, la bonne quinzaine de Gilets jaunes présents à la réunion ont voté pour l'organisation d'une réunion publique avec les habitants de Montpon « tout se décide au vote à main levée, précise Christophe. À chaque fois que les flics sont venus pour nous expulser, on a voté à main levée devant eux pour savoir si on partait ou pas et où on se réinstallait, et on a appliqué la décision ». Plusieurs Gilets jaunes avaient participé aux trois réunions organisées par Montpon dans le cadre du « grand débat national » et en étaient sortis écœurés. « On nous a posé des questions et nous devions trouver les solutions, autrement dit, faire le travail de l'État, ironise Sarah. Lors de la réunion consacrée à l'écologie, quand nous avons revendiqué le principe du pollueur-payeur, l'animateur nous a répondu que c'était un slogan publicitaire ! À la troisième réunion, sur la citoyenneté, la démocratie, la laïcité et l'immigration, j'ai dû expliquer la différence entre vote blanc et abstention. À une autre réunion, à Port-de-Couze, Christophe a interpellé le député Michel Delpon sur le fait qu'il avait voté pour la loi "anticasseurs". »
Jean.
Le groupe souhaite se réapproprier le dispositif pour concocter un débat à son image. « On veut expliquer aux gens pourquoi on est là, pour les éveiller, explique Christophe. Mettre en avant les problèmes de la privatisation des aéroports de Paris, de la réduction du personnel dans les hôpitaux... » « Les maternités qui ferment ! intervient Sarah, très sensibilisée en tant qu'ancienne aide-soignante en salle de naissance. Donc, pour les naissances, ça va être programmation-programmation-programmation. Ou alors, les femmes vont accoucher à la maison, avec tous les risques que ça entraîne. Un jour, j'en ai eu une qui a fait une rupture d'utérus : elle a énormément saigné, elle serait morte direct si l'on n'avait pas pu la transfuser ! »
L'après-midi, lectures militantes et peinture de banderoles
Après le déjeuner pris au soleil sur la table de jardin, Sarah enfile son gilet jaune customisé pour filer à la librairie chercher le roman 1984, de George Orwell, pour sa fille Louna, qui prépare son bac de français. « Comme il y a plein de trucs que les profs n'ont plus le droit de dire, le sien leur faire lire des livres, apprécie-t-elle. Il leur a fait étudier Discours de la servitude volontaire, d'Étienne de la Boétie, c'était très intéressant. » Son fils Thibault, qui a quitté les bancs de l'école depuis un moment déjà, en profite pour passer commande : « Tu peux me prendre La Stratégie du choc, de Naomi Klein s'il te plaît ? J'ai envie de le lire parce que je pense que c'est exactement ce qui est en train de se passer. »
Pour celles et ceux qui restent au QG, pas question de lambiner au soleil. Nadine arrive avec un grand sac rempli de bouteilles en plastique de récupération remplies d'eau du robinet. Pascale, écouteurs sur les oreilles, s'attaque à la vaisselle dans deux grandes bassines en métal ; Angélique « Angèle » et Julien s'emparent de torchons pour lui prêter main-forte. De retour de la librairie, Sarah poursuit la peinture de la banderole, sur laquelle les lettres forment un immense « Quand l'injustice devient loi, la résistance est un devoir » ; bientôt, Nadine attrape un pinceau elle aussi. « On entend beaucoup de gens dire que tout ça ne sert à rien, commente-t-elle en remplissant minutieusement une lettre de peinture verte. Mais si on n'essaie pas, si on baisse les bras, on n'aura jamais rien ! » Plus loin, Christophe et Julien entreprennent d'installer leur précédente réalisation une autre banderole proclamant que « Celui qui ne se rebelle pas n'a pas le droit de se lamenter ». Plus tard, des petites croix viendront orner le rond-point, « pour les onze personnes décédées depuis le début du mouvement », explique Sarah. « Pour Zineb Redouane, la vieille dame décédée après s'être pris une grenade lacrymo en plein visage, j'aimerais une croix noire avec des lettres jaunes, parce que c'est la police qui l'a tuée. Aucun mot de Macron là-dessus, d'ailleurs. Pas même un ''elle aurait dû avoir la sagesse de ne pas fermer ses volets'' ! » ironise-t-elle.
Sarah et Nadine confectionnent la banderole « Quand l'injustice devient loi, la résistance est un devoir ».
À 18 h, Thibault, Angèle et Pascale grimpent dans la voiture de Thibault, direction le tiers-lieu CéLA, à Bergerac. La lumière dorée embrase les petites routes, les vignes et les forêts, et le clip du rappeur D1st1 consacré aux Gilets jaunes tourne en boucle dans l'habitacle. La soirée s'annonce chargée, avec le lancement d'un journal inter-groupes de Gilets jaunes, L'Éveil citoyen, et une réunion pour la création d'une organisation départementale.
« L'Éveil citoyen », pour que les Gilets jaunes partagent leurs informations
François, membre du collectif de six personnes de différents ronds-points de Dordogne à l'origine du projet de journal, est déjà sur place et peaufine la maquette sur son ordinateur. « Cette soirée est importante parce que nous allons régler les derniers détails et envoyer le lien à nos 262 contacts mail et 100 contacts téléphoniques, dit-il. Notre objectif est d'assurer une parution par mois, le 28. » L'idée est d'offrir aux Gilets jaunes de Dordogne et au-delà une plate-forme pour partager leurs actualités, leurs annonces et leurs textes. Pour éviter tout phénomène de mainmise, la mise en ligne sera assurée par un Gilet jaune différent chaque mois. « Mais la personne la plus importante du collectif, c'est Régine, qui ne participe pas vraiment au mouvement des Gilets jaunes et nous apportera un regard extérieur, pour nous obliger à expliciter et éclaircir nos points de vue », précise François.
Nadine, François et Jean, de Bergerac, lors de la réunion de lancement du journal des Gilets jaunes.
À la veille de la première édition, les débats éditoriaux sont vifs. « Je vais vous lire à voix haute du texte sur l'éducation que je vous propose. On n'est pas obligé de le publier dans ce numéro », annonce François, avant de se lancer. « Pfff, c'est longuet », juge Pauline, 81 ans, qui voudrait plutôt parler de ce qui a été réalisé ou non dans le programme du Conseil national de la Résistance, dont elle a imprimé la page Wikipédia. « Je ne suis pas d'accord avec tout ce qui est dit, mais je veux bien que ce soit publié si c'est présenté comme la vision d'un lecteur. Dans ce cas, il faut que ce soit signé, au moins avec une initiale, pour qu'on comprenne que ce n'est pas la position de tous les Gilets jaunes », intervient Thibault. Arnaud, des Gilets jaunes de Bergerac, propose de rédiger « un article sur la permaculture et un autre sur [son] métier d'aide-soignant ». « Je nage un peu, ce n'est pas un média sur les Gilets jaunes ? Quel est le rapport avec la permaculture ? Il faudrait plutôt parler de la hausse des taxes, des galères que les gens vivent tous les jours », le coupe Régine. « C'est un média plus large que ça, qui doit intéresser tous les citoyens. Et on est citoyen avant d'être Gilet jaune », lui répond Pascale. Finalement, un compromis est trouvé par Jean, qui propose de consacrer une rubrique mensuelle à l'analyse d'une revendication des Gilets jaunes.
« Angèle », dans le coin cuisine.
À peine le temps de trinquer au muscat apporté par François pour arroser le lancement du journal, qu'une nouvelle réunion commence sur la structuration départementale des Gilets jaunes. Paper-board à l'appui, Jean fait le bilan de la situation : « Le groupe de Bergerac a explosé, le groupe départemental n'en est pas loin. Il reste quatre ronds-points, ou groupes locaux : Creysse, Blason-d'Or, Eymet, et Port-de-Couze. Ajoutons celui de Montpon. Au-dessus, on a deux assemblées, trois si l'on ajoute celle de Montpon. Évidemment, les gens peuvent aller où ils veulent. Mais on voudrait s'assurer que l'info descende bien des assemblées vers les ronds-points et créer quelque chose de structuré. » Rapidement, l'idée de renforcer la cohésion entre les groupes en créant des cellules spécialisées émerge. « La cellule juridique, on l'a déjà fait », rappelle Arnaud. « Jusqu'à présent, on n'a pas travaillé sur les mêmes sujets. Par exemple, nous, on n'a jamais travaillé sur le référendum d'initiative populaire », dit Nadine. Se pose ensuite la question de la circulation de l'information entre les cellules : pour cela, la création d'un conseil départemental est envisagée. « Si c'est la même personne qui transmet l'information entre la cellule, les ronds-points, les assemblées et le conseil, elle risque de finir par se prendre pour le chef et ça n'ira pas », intervient Jérôme. « Ce qui a foutu en l'air Bergerac, c'est de faire des départementales tous les quinze jours qui ne marchent pas », rappelle Arnaud.
« Si on fait ça, on entre dans le système »
Depuis des semaines, la question de la structuration du mouvement est dans toutes les bouches. La veille encore, à la réunion hebdomadaire du QG, Christophe a proposé de rendre visite à David Poulain, à Ambarès, en Gironde. « C'est un économiste qui connaît plus de choses que nous et qui aimerait créer une cellule forte pour contrer le gouvernement », a-t-il plaidé. Mais l'idée était loin de faire l'unanimité. « Si on fait ça, on entre dans le système », a prévenu Thibault. « Penser qu'une personne va nous apporter le salut, c'est retomber dans les vieux travers comme le présidentialisme », a jugé Nathalie. Pour Sarah, « pas question de retomber dans le modèle associatif, avec le président et le trésorier ». Finalement, après une recherche internet, les Gilets jaunes ont découvert que M. Poulain avait créé l'union syndicale des Gilets jaunes, appelée « les Constructifs », et qu'il de demandait pas la démission de Macron. « Pour moi, c'est réglé, il ne m'intéresse pas », a jugé François.
Julien et Pascale.
De retour de Bergerac, Thibault, Angèle et Pascale racontent la soirée à Christophe et Sarah, tout en dégustant une assiette fumante de riz aux légumes.« Rencontrer des Gilets jaunes d'ailleurs permet de se sentir moins seul, ça permet d'échanger les idées », apprécie Christophe. « Cela permettrait d'organiser des actions différentes avec plus de monde », poursuit Angèle. Pour qui la diversification des activités pourrait être une autre clé : « La permaculture, c'est intéressant, ça peut motiver des gens qui ne peuvent pas forcément aller en manifestation et ça permettrait de nourrir la lutte. »« Ce qui est bien avec les Gilets jaunes, c'est que tout le monde peut trouver sa place, conclut Sarah. Rien que l'occupation du QG, c'est énorme, parce que ça montre que la personne est entrée en résistance. L'action, ce n'est pas seulement aller gueuler en manif. »