02/07/2019 les-crises.fr  10min #158593

 Accord sur le nucléaire : l'Iran suspend certains de ses engagements

Fin des dérogations - Bolton obtient satisfaction. Par Alastair Crooke

Source :  Strategic Culture, Alastair Crooke, 29-04-2019

© Photo: Wikimedia

Il n'est pas certain que l'Iran cherchera l'escalade : parce que s'en sortir, c'est déjà remporter une victoire symbolique majeure. Mais s'il est poussé dans ses retranchements, l'Iran réagira probablement d'abord en ripostant dans la région et en Afghanistan contre les intérêts américains.

Avec la décision américaine de mettre fin le 2 mai aux huit dérogations accordées pour l'importation de pétrole et de gaz en provenance d'Iran, l'administration Trump fait véritablement les premiers pas sur la voie d'une guerre non déclarée à l'Iran : Une tentative de briser le moral du peuple iranien (en poussant une plus grande partie de la population vers la pauvreté extrême), et de se soumettre aux clauses (les 12 conditions de Pompeo), ce qui reviendrait à une abjecte (et improbable) capitulation iranienne. C'est un chemin étroit, bordé de tous côtés par des désastres imprévus et imprévisibles - des fourrés épineux, dans lesquels Bolton et Pompeo risquent de se retrouver douloureusement empêtrés. Ces mesures entraîneront-elles inévitablement une escalade sérieuse ? Cela se pourrait ; mais il est vrai aussi que l'Iran sait que s'il parvient à contourner ces obstacles redoutables et à rester debout, alors il en sortira vainqueur. Survivre, c'est gagner. Survivre, c'est passer de la souffrance de l'Iran à celle de l'Amérique.

Pourquoi devraient-ils prendre ces mesures ? Pourquoi prendre le risque ? Toute la politique étrangère américaine est en fin de compte de la politique intérieure. Lors de la conférence de Munich sur la sécurité qui s'est tenue plus tôt cette année, le vice-président Pence a fait l'éloge du processus décisionnel de Trump, déterminé et droit au but. Il a fait l'éloge d'un « gouvernement dur » comme étant une qualité que l'UE devrait elle aussi essayer d'imiter. Ce sera clairement la plate-forme de Trump pour 2020 : « Je suis l'homme qui prend les décisions difficiles et qui, ensuite, ne fait que "les mettre en pratique" ». L'entrepreneur converti en politique.

Mais ce n'est pas à cela que tient la politique américaine à l'égard de l'Iran. Il est peut-être vrai que Washington est déçu que ses pressions sur l'Iran n'aient donné jusqu'à présent aucun résultat - en termes de changement de la politique iranienne. Mais cette déclaration sur les dérogations est plutôt destinée à la base évangélique de Trump. C'est une base particulièrement loyale qui partage entièrement l'avis de la droite israélienne estimant que l'Iran révolutionnaire constitue un obstacle à l'avènement du « Grand Israël » prophétisé - et, parallèlement, au retour du Messie. Cette « base » (25 % des Américains sont évangélistes), a fermé les yeux sur tous les manquements moraux de Trump et a totalement dédaigné les allégations du Russiagate. Insensible aux uns comme aux autres, ils en sont venus à croire que Trump est l'instrument amoral, séculier, imparfait - et pourtant « choisi » - qui peut mener les chrétiens dans la guerre cosmique du bien contre le mal - l'Iran tenant le rôle du mal cosmique. Et derrière tout ça, dans l'ombre, on trouve le chef d'orchestre Sheldon Adelson avec ses milliards, fusionnant le projet (non évangélique) de Bolton avec le projet du Grand Israël de Netanyahou, le tout s'appuyant sur la base évangélique extrêmement fidèle de Trump, dont le maintien au pouvoir après 2020 pourrait un jour dépendre. Le fait est que cette base fait pression pour progresser vers l'Enlèvement [transport des croyants vers le paradis, NdT] ; la base néoconservatrice de Bolton fait pression pour régler de vieux comptes avec l'Iran révolutionnaire ; la droite israélienne fait pression pour profiter de la « sérendipidité » de la présidence Trump - et Trump veut projeter sa virilité politique musclée pour servir de plate-forme électorale.

Le taillis le plus dense qui pourrait faire trébucher les manœuvriers c'est qu'en mettant fin aux dérogations accordées aux principaux importateurs actuels d'environ un million de barils de pétrole iranien par jour - la Chine en prenant environ un demi-million, et l'Inde et la Turquie la majeure partie du solde - les États-Unis s'engagent dans des relations bilatérales extrêmement troublées avec des états clés : des états avec qui les États-Unis entretiennent déjà des rapports tendus et dont l'équilibre est fragile. L'Inde pourrait céder aux pressions américaines, mais la Chine et la Turquie le feront-elles ? L'Iran dit que d'autres acheteurs sont déjà sur les rangs en coulisses.

Que feront les États-Unis si la Chine passe outre les sanctions ? En vertu du National Defense Authorization Act de 2012, les transactions non américaines « importantes » avec la Banque centrale iranienne sont passibles de sanctions (les transactions américaines étant elles criminelles). Le fait est que c'est la Banque centrale iranienne qui reçoit toutes les recettes monétaires provenant du pétrole et du gaz. Les États-Unis essaieront-ils de sanctionner la Banque centrale chinoise ? Ou fermeront-ils les yeux alors que la Chine met en place des contournements dans des transactions qui ne se font pas en dollars et qui défient les sanctions américaines ? Comment cela s'intégrera-t-il dans les négociations commerciales entre les États-Unis et la Chine ? Quelle influence ces questions auront-elles également sur les relations bilatérales entre les États-Unis et la Turquie, l'Inde ?

En fait, les enjeux sont bien plus vastes : l'Iran est le pivot tant de la stratégie énergétique russe que de la nouvelle route de la soie chinoise. Pourquoi ces états devraient-ils silencieusement acquiescer alors que Washington essaie de démolir la « pierre angulaire » de leur architecture économique ? La Chine a besoin d'une sécurité d'approvisionnement énergétique et est parfaitement consciente de sa vulnérabilité en cas de blocus naval via le détroit de Malacca. La Russie et la Chine viennent, conjointement, de mettre un bâton dans les roues du projet américain de changement de régime au Venezuela, un obstacle peu important mais psychologiquement significatif, comme pour dire : « Nous en avons assez de ces jeux américains ». Il est alors difficile d'imaginer qu'ils laisseraient l'Iran, trophée stratégique, être renversé par des forces similaires de chaos. Nous verrons bien.

Et il y a encore d'autres « inconnues imprévisibles » importantes au bord du chemin, qui attendent Messieurs Bolton et Pompeo. Même s'ils réussissent - et retirent du marché environ 1 million de barils par jour - ces barils seront-ils remplacés ? La légendaire capacité de réserve de 2,2 millions de barils de pétrole par jour est-elle réelle et disponible dans des délais courts ? Qu'advient-il des réductions de production de l'OPEP ? Qu'advient-il des prix ? Les prix de l'essence aux États-Unis ont augmenté régulièrement au cours des derniers mois (même si les stocks du marché sont toujours intacts). Le prix d'un gallon d'essence en Californie se situe maintenant près de la ligne rouge de la sensibilité politique à 4,30 $ [1 €/litre, NdT]. Mal géré, cela pourrait se terminer par le « facteur de risque » de la flambée des prix du pétrole, et nous précipiter tous dans la récession.

Bien que Pompeo ait déclaré que les dérogations sont « terminées » et « pour toujours », c'est en fait la structure même de l'attrition économique qui est en mutation. Au lieu de « dérogations » spécifiques annoncées publiquement, le département d'État adopte une nouvelle forme de guerre économique : Désormais, ils ne délivreront plus que des licences. Chacune d'entre elles ne sera délivrée que sur une base individuelle, demande par demande. Il n'y aura aucun cadre pour les autorisations, aucune directive ; ce n'est qu'en faisant la demande que le demandeur saura si elle sera accordée - ou pas. Les résultats ne seront pas rendus publics.

C'est faire de l'ambiguïté une arme - et rappelons que les sanctions suivantes s'appliquent toujours à l'Iran : Toutes les lois américaines relatives aux sanctions contre l'Iran autorisent des dérogations concernant la sécurité nationale, généralement temporaires ; certaines lois autorisent des exemptions permanentes et, bien entendu, le président des États-unis peut modifier tout décret exécutif. Pendant le mandat du président Trump, le département d'État semble avoir accordé des dérogations pour les sanctions suivantes :

La loi de 2012 sur la liberté et la lutte contre la prolifération en Iran, en particulier les articles 1244 (couvrant l'énergie, le transport maritime, la construction navale et les ports), 1245 (ajoutant les ressortissants particulièrement désignés et tout secteur de l'économie iranienne jugé « contrôlé directement ou indirectement par le Corps des gardiens de la révolution islamique »), 1246 (articles relatifs au nucléaire, à l'armée, aux missiles balistiques et métaux précieux) et 1247 (assurances concernant les activités précédemment citées). Ces sanctions peuvent être appliquées pendant une période allant jusqu'à 180 jours.

La loi de 2012 sur la réduction de la menace iranienne et les droits de l'homme en Syrie, articles 212(a) (au sujet de l'assurance des livraisons de pétrole iranien) et 213(a) (emprunt gouvernemental), qui peuvent faire l'objet d'une dérogation pour une période maximale de 180 jours.

La loi de 1996 sur les sanctions contre l'Iran, section 5(a) (concernant les investissements pétroliers et gaziers), qui peuvent faire l'objet d'une dérogation pour une période maximale de 180 jours.

La Loi d'autorisation de la Défense nationale pour l'exercice 2012, article 1245(d)(1) (ayant trait aux banques étrangères impliquées dans le commerce du pétrole iranien), qui peut faire l'objet d'une dérogation pour une période maximale de 120 jours.

Avec l'abandon des « dérogations » au profit de « licences » spécifiques et non publiques, les États-Unis s'érigent en véritable autorité de gouvernance du commerce mondial, arbitrant sur un large éventail d'échanges - si l'on inclut toutes les sanctions contre la Russie, la législation CAATSA [loi sur les sanctions contre les adversaires de l'Amérique, NdT] et tout un univers de sanctions américaines mondiales. Désormais, le Trésor américain façonnera de plus en plus le commerce mondial en faveur des intérêts américains, dans l'opacité et sans annonce publique. Il semble difficile de voir comment les grandes nations du commerce international peuvent accepter passivement une telle « architecture de sanctions ». La Chine, en particulier, doit s'attendre à être un jour une cible des sanctions américaines (au-delà de l'Iran).

Alors, comment l'Iran pourrait-il réagir ? Comme indiqué précédemment, l'Iran ne cherchera pas nécessairement l'escalade : s'en sortir, c'est remporter une victoire symbolique majeure. Mais s'il est poussé dans ses retranchements, l'Iran réagira probablement dans un premier temps en ripostant dans la région et en Afghanistan contre les intérêts américains. Fermer le détroit d'Hormuz représente « l'option nucléaire » - un dernier recours. Actuellement, l'Iran bénéficie d'un large soutien international (contrairement à 2012). Il est peu vraisemblable qu'il compromettra ce soutien sans y penser à deux fois.

Le joker dans cette attelage Bolton-Pompeo-Adelson est de savoir dans quelle mesure Netanyahou cherche à profiter de la situation ? Pour exacerber à ses propres fins une région déjà très tendue (c'est-à-dire augmenter les attaques contre les structures « iraniennes » en Syrie, et aussi au Liban) ? Va-t-il voir dans l'empêtrement de l'Iran le moment d'essayer à nouveau d'éliminer le Hezbollah ? Si c'est le cas, la voie Pompeo-Bolton peut surprendre - désagréablement - ses auteurs en ne leur laissant comme recours que la Russie pour les aider à descendre de l'arbre. Comme c'est ironique.

Source :  Strategic Culture, Alastair Crooke, 29-04-2019

Traduit par les lecteurs du site  www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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