21/05/2021 arretsurinfo.ch  13min #189895

 Gaza la victorieuse

De Gaza à Jérusalem: Une révolte d'une telle ampleur n'est pas sortie de nulle part

Les tours al-Nada détruites dans le nord de la bande de Gaza, parmi les infrastructures civiles visées par Israël lors des 51 jours de son attaque en 2014. Crédit ActiveStills

Par David Hearst

Paru le 19 mai sur  Middle East Eye

Les contours de la nouvelle lutte sont déjà déterminés : Ils ont Jérusalem pour centre géographique, les citoyens palestiniens d'Israël comme fantassins, et les roquettes de Gaza pour garants.

« Je reçois beaucoup de messages de mes amis israéliens », a déclaré une citoyenne palestinienne d'Israël sur l'application Signal. Vraisemblablement parce qu'elle pensait que le Shin Bet ne pouvait pas intercepter l'appel. « Ils me disent de ne pas m'inquiéter, et que les choses reviendront bientôt à la normale. »

« Et je me dis alors : la normale pour vous est de retourner sur les plages. La normale pour nous est de retourner dans nos cages. À quoi ressemble la normalité pour un Palestinien à Gaza, de Cisjordanie et de Jaffa ? Sourire en vous servant du falafel et de l'humus, rire jaune en vous vendant nos légumes ou en réparant vos voitures moins cher que chez vous, ou encore travailler sur vos chantiers ?

« Nous avons peur de l'effusion de sang qui pourrait avoir lieu. Mais nous sommes heureux. Pour la première fois de ma vie, je vois quelque chose qui sommeille depuis des décennies, qui remue, qui prend vie.

« Je vois une nouvelle génération s'affirmer. Ils sont plus jeunes que moi. Ils ne reçoivent d'ordres de personne et ils se soulèvent. Je suis vraiment ravie de ne pas me considérer comme une « Arabe israélienne ». Je suis Palestinienne, et pour la première fois dans ma vie, je peux voir la lumière au bout de notre long tunnel. »

Alimenter la résistance

La personne qui s'exprime en ces termes a un passeport israélien, un bon travail, un appartement, en fait une maison qui a été autrefois saisie à une famille palestinienne à Jérusalem. Elle voyage régulièrement en Europe. Son hébreu est parfait, meilleur que de nombreux immigrants juifs. En fait, elle est souvent prise pour une juive.

Sa voix n'est qu'une voix parmi d'autres, dans une cacophonie de voix, et je ne la sélectionne pas car elle pense comme moi. Mais au fur et à mesure que les jours passent, les sentiments qu'elle a exprimés, et ceux d'autres Palestiniens comme elle qui ne le disent pas à haute voix, feront plus pour déterminer l'avenir de ce conflit que toute déclaration de contorsionniste du Président américain Joe Biden ou de son Secrétaire de État Antony Blinken.

En fait, chaque immeuble résidentiel que les bombardiers israéliens détruisent à Gaza, chaque famille expulsée de sa maison, chaque maison donnée par les tribunaux à un colon juif, est maintenant devenu un acte de guerre. Cela ne produira ni défaite ni résignation. Cela alimentera le feu de la résistance.

La gauche israélienne préfère voir le statu quo bouleversé par des « extrémistes des deux côtés », mettant les colons juifs et le Hamas dans le même panier. Le statu quo, si vous suivez la logique de la Palestinienne citée ci-dessus, est extrémiste et ne profite qu'à un seul camp dans cette lutte extrêmement inégale.

Onze jours ont changé le conflit d'une manière que la plupart des gens en dehors des villes mixtes de Haïfa, Lod, Ramle, Acre et Jérusalem-Est occupée n'ont pas encore réalisé.

Les réalités de la relation entre Israéliens et Palestiniens qui, il y a onze jours, semblaient gravées dans le béton -haut de 8 mètres et s'étendant sur plus de 650 kilomètres- se sont effondrées à une vitesse que personne (et l'oratrice citée ci-dessus moins que quiconque) n'aurait pu le prédire.

Ayez la patience de suivre mon raisonnement.

Unis nous restons debout, divisés nous tombons

Pendant des décennies, la stratégie d'Israël, sous un gouvernement de gauche ou de droite, a été de diviser pour régner.

Les Palestiniens ont vécu des vies séparées dans des enclaves sous différents régimes, bénéficiant de différents privilèges : Gaza en tant qu'État ennemi assiégé  avec juste assez de calories et d'électricité pour survivre ; la Cisjordanie occupée sous le régime nominal d'une direction palestinienne non élue ; les Palestiniens à Jérusalem, qui ont des permis de résidence ; les citoyens palestiniens d'Israël qui ont des passeports. Les Palestiniens de la diaspora ne semblent pas exister, selon Israël.

Chacun avait des problèmes différents. Pour Gaza, c'était l'électricité, l'eau et le béton. Pour la Cisjordanie, c'était les salaires et les emplois. Pour Jérusalem, c'étaient les maisons ; pour les citoyens palestiniens d'Israël, c'était l'égalité et le maintien de l'ordre. Mais chacun dépendait d'Israël, pour ouvrir et fermer les portes du mur de séparation, pour avoir accès aux salaires, pensions ou aux soins médicaux. L'appareil de sécurité de l'Autorité palestinienne (AP) a été conçu et formé comme une extension de la sécurité d'Israël.

De cette façon, les Palestiniens ont été tenus en laisse, offrant à Israël l'occupation la moins chère jamais réalisée.

La séparation est devenue si dominante que, pendant des années, elle a été internalisée par les Palestiniens. Ils avaient du mal à penser qu'il pouvait en être autrement. Lorsque les combats ont éclaté entre Israël et Gaza en 2009, 2012, 2014, les Palestiniens de Cisjordanie étaient, pour la plupart, des spectateurs passifs. Les voitures n'ont pas été incendiées à Lod. Il n'y a pas eu de grève générale. Les habitants des zones menacées d'expulsion comme Sheikh Jarrah ont mené leurs propres batailles solitaires et locales pendant des décennies.

Pendant onze jours, l'unité a parcouru et galvanisé les veines palestiniennes. Elle a été diffusée en direct notamment sur Al Jazeera, qui, il y a une semaine, a diffusé un écran partagé de scènes à la porte de Damas où les Palestiniens arrivaient pour entrer dans la vieille ville, et à la porte d'Hébron, où les colons juifs arrivaient avec des drapeaux israéliens.

Au début, je ne réalisais pas ce que je voyais. Une roquette de Gaza a volé au-dessus de la scène. Les colons ont fui dans la panique. Les Palestiniens sont restés là où ils étaient, saluant et applaudissant. Les Palestiniens de Jérusalem avaient appelé Gaza à l'aide et ont chanté des slogans pour que Mohammed ad-Deif, le chef des Brigades al-Qassam du Hamas, vienne à leur secours.

L'amère vérité

L'establishment israélien de la sécurité a déclaré que c'était parce que les organisateurs de la manifestation Al-Aqsa étaient des membres du Hamas.

Ils ont accordé trop de crédit au mouvement militant. Il n'y avait pas que des membres du Hamas scandant le nom de « Mohamed ad-Deif ». C'était une nouvelle génération de Palestiniens à la recherche de leur Saladin. La vérité désagréable est que le Hamas ne semble pas avoir commis d'erreur en tirant ces missiles sur Jérusalem lorsque Israël a refusé de se retirer du complexe de la mosquée d'Al-Aqsa, 3e lieu saint de l'Islam.

En tirant des missiles non pas pour défendre Gaza, mais Al-Aqsa, le Hamas a fait basculer le conflit, déclenchant la révolte des Palestiniens de 1948 ainsi que de la Cisjordanie. Si des roquettes n'avaient pas été tirées, la situation aurait pu revenir au calme, après la fin du Ramadan, et c'est ce à quoi s'attendaient les médias israéliens. Après le Ramadan, les autorités israéliennes auraient pu reprendre leurs expulsions des résidents palestiniens de Sheikh Jarrah en particulier et des résidents palestiniens de Jérusalem en général.

En conséquence, les événements qui ont suivi ont créé un large front palestinien, un phénomène jamais vu depuis 1948.

Une révolte d'une telle ampleur n'est pas sortie de nulle part. Elle couve depuis des décennies. Elle a surgi précisément au moment où la droite israélienne se vantait que le conflit était terminé. Ils l'ont dit ouvertement dans les médias américains et à l'ONU. Lundi, on a vu des drapeaux du Fatah flotter aux côtés des drapeaux du Hamas lors de manifestations à Naplouse, et cela fait longtemps que cela n'avait pas été vu. Le Fatah doit montrer qu'il répond à l'humeur dominante.

Une unité similaire a été exprimée au début de la Seconde Intifada, mais dès que Yasser Arafat est mort, le Fatah est revenu à la coopération sécuritaire avec ses employeurs en Israël. Il est révélateur qu'une grève générale ait été déclenchée pour la première fois par les dirigeants des Palestiniens de 1948, pour être approuvée par les Palestiniens en Cisjordanie. Cela a conduit à  la plus grande grève générale depuis 1936.

Il y a des raisons d'être sceptique quant à cette nouvelle unité. Les dirigeants palestiniens sont passés maîtres dans l'art de se débarrasser de leur peau politique et de retourner dans le camp opposé. Mais ils ne sont pas les moteurs de ce mouvement. Ils sont poussés par lui.

Palestiniens et Arabes

La deuxième grande stratégie à avoir été entravée, sinon sapée, au cours des onze derniers jours, a été la tentative soutenue de séparer les Palestiniens de leurs soutiens arabes. Cela a abouti aux accords d'Abraham à Washington l'année dernière, mais a commencé avec les traités de paix de l'Égypte et de la Jordanie avec Israël.

Il y a quelques semaines à peine, il semblait que l'Arabie saoudite se rallierait à la caravane des normalisateurs, suivie peu après par Oman et le Qatar. En quelques mois, le boycott d'Israël par les grandes puissances du Conseil de Coopération du Golfe aurait été annulé, l'Initiative de paix arabe (la dernière offre majeure pour régler ce conflit) aurait pris fin et les Palestiniens seraient effectivement devenus une main-d'œuvre migrante sans État, relégués au statut des Kurdes.

Bien que ce scénario n'ait pas disparu, et tandis que les  influenceurs et bots saoudiens et émiratis continuent de diffuser le récit d'Israël, cette stratégie est submergée par des manifestations massives en Jordanie qui tentent de traverser la frontière avec Israël ; des incursions du sud du Liban vers Israël ; et l'Égypte qui se voit forcée d'ouvrir sa frontière à Rafah et d'accueillir des Palestiniens blessés de Gaza.

Le Président Abdel Fattah el-Sissi n'est pas fan du Hamas ou des Frères musulmans. Il a détruit une ville entière, le côté égyptien de Rafah, et a chassé de force ses habitants afin que les tunnels passant sous la frontière puissent être inondés et détruits.

Si un dirigeant arabe a imposé le siège de Gaza avec plus de zèle que les Israéliens, c'est bien Sissi. Et pourtant, il a été contraint maintenant d'ouvrir la frontière qu'il a dépensé tant d'énergie à fermer. Bien sûr, des messages politiques sont envoyés. Après le choc désagréable d'une  tentative de coup d'État de palais parrainée par l'Arabie saoudite, le roi Abdallah de Jordanie utilise sans aucun doute la tourmente pour rappeler à Netanyahou qu'Israël a sa frontière la plus longue et la plus vulnérable avec la Jordanie.

Peu de choses se passent dans le royaume sans l'autorisation des services secrets jordaniens, et en particulier pas dans la zone frontalière sensible, de sorte que les images de foules de Jordaniens marchant à la frontière israélienne ne se seraient pas produites sans autorisation de l'État. Il est révélateur à quel point les Jordaniens de l'Est étaient à l'avant-garde de cette manifestation. C'est un autre signe que les divisions, qui ont maintenu le statu quo, se dissolvent.

L'identité exacte du groupe responsable du lancement de missiles depuis le sud du Liban sur Israël n'a pas encore été déterminée et vérifiée. Jusqu'à présent, il sied au Hezbollah d'autoriser les lancements de missiles plutôt que de lancer son propre arsenal de roquettes beaucoup plus meurtrier sur Israël.

Diaspora palestinienne

Le troisième volet du statu quo était d'isoler les Palestiniens dans le monde entier. Tout un ministère, le ministère des Affaires stratégiques, a été créé par Israël pour lutter contre le BDS, la délégitimation et  s'occuper des politiciens occidentaux qui ne régurgiteraient pas docilement leur récit.

Ce ministère a réussi sa bataille tactique pour confondre l'opposition au sionisme et l'opposition à Israël avec l'antisémitisme. Il a réussi à intimider et à terrifier une génération de politiciens des deux côtés de l'Atlantique, faisant de l'ancien dirigeant travailliste Jeremy Corbyn un exemple de ce qui arrive à un politicien lorsqu'il refuse de se soumettre à Israël.

Mais c'étaient des victoires tactiques et non stratégiques. Indépendamment des déclarations de soutien désormais rituelles de l'élite politique, le sentiment d'indignation populaire et de soutien à Gaza est écrasant. De grandes manifestations ont eu lieu à Londres, New York, Berlin et Paris.

Israël a perdu une bataille qui se joue sur un territoire inconnu : Tiktok et Instagram. Les comptes de réseaux sociaux de Tsahal sont une blague.

Lorsque Paris Hilton a retweeté l'interview de Middle East Eye avec une fillette de 10 ans à Gaza exprimant dans un anglais courant son incompréhension face à l'attentat à la bombe (« Je n'ai que dix ans. Pourquoi méritons-nous cela ? ») son appel angoissé de douleur a fait plusieurs fois le tour du monde.

L'armée israélienne est passée maître dans l'art de la manipulation de la vérité. Elle trompe les médias occidentaux traditionnels en leur faisant croire qu'une incursion terrestre à Gaza a commencé (prétextant ensuite avoir utilisé une ruse pour débusquer les combattants du Hamas entrant dans leurs tunnels, et niant enfin ses deux premières versions en parlant d'une simple erreur de communication). Son armée de l'air a bombardé le bâtiment abritant AP et Al Jazeera.

Mais le conflit des onze derniers jours ne s'est pas joué dans les médias grand public, qui ont mis du temps à démarrer et qui ont hésité à le rapporter de près. Il s'est déroulé sur les réseaux sociaux, où Israël ne peut pas empêcher les vidéos d'enfants de Gaza angoissés de se répandre comme une traînée de poudre. De plus, les Palestiniens peuvent désormais s'exprimer dans un bon anglais.

Hilton a  supprimé son tweet. Bella Hadid n'a pas supprimé le sien, mais a posté un message tiède appelant à la paix qu'elle a ensuite supprimé. Indépendamment de la pression exercée sur le people pour qu'ils se conforment au statu quo, le mal a été fait.

Une nouvelle aube

Il appartiendra à l'histoire de juger si les événements auxquels nous assistons se transforment en une Intifada à part entière, ou en une Intifada d'Al-Quds (Jérusalem). Le débat maintenant parmi les Palestiniens est de savoir comment une troisième Intifada pourrait se poursuivre après le cessez-le-feu inévitable.

Mais disons qu'un calme épuisé s'abat sur la région après la négociation d'un cessez-le-feu entre Israël et le Hamas. Est-ce que tout va revenir à la normale ?

J'en doute. Les contours de la nouvelle lutte sont déjà déterminés : elle a AL-Quds (Jérusalem) pour centre géographique et les citoyens palestiniens d'Israël comme fantassins.

Ils seront soutenus par une génération qui n'a rien à perdre. Ils n'ont pas de dirigeants, pas d'État, pas de pays arabes qui les soutiennent, pas de droits, pas d'armes [oh que si : l'Iran, la Syrie et le Hezbollah en ont fourni sans compter]. Après les avoir privés de leur propre État et déclaré dans la loi sur l'État-nation que l'État d'Israël est l'expression de l'autodétermination pour ses citoyens juifs uniquement, une révolte ne peut pas surprendre.

Les seigneurs de la terre ivres de pouvoir ont laissé cette génération de Palestiniens avec peu d'alternatives viables. Cette lutte a été caractérisée par de longues périodes de calme et de soumission. Chaque fois que cela se produit, Israël prend le calme pour de l'acquiescement. Il se leurre en pensant que le conflit est terminé.

Mais à chaque fois, un nouveau leadership émerge de bas en haut. C'est ainsi que Yasser Arafat est apparu. Cela se reproduit et le monde devrait se réveiller à cette réalité.

 David Hearst

He was The Guardian's foreign leader writer, and was correspondent in Russia, Europe, and Belfast. He joined the Guardian from The Scotsman, where he was education correspondent

Source :  Middle East Eye

Traduction :  lecridespeuples.fr

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