Victor Sarkis
« Ils pensaient que j'allais arriver avec une carte leur indiquant qui étaient les bons et les méchants », déclare un ancien conseiller anonyme d'une équipe des forces spéciales [américaines] à l'agence Sigar en 2017. « Il leur a fallu du temps pour comprendre que je n'avais pas ces informations entre les mains.
Au début, ils n'arrêtaient pas de me demander : "Mais qui sont les méchants ? Où sont-ils ?[1]" ».
« Ils se sont délivrés du Malin, mais les méchants sont restés, et le Mal est désormais neuf fois pire[2] ».
En matière de géopolitique, il est bon de partir du fait que le Mal n'existe pas. C'est une catégorie théologique, qui ravira peut-être les philosophes et les moralistes, mais qui n'est d'aucune utilité en la matière. La géopolitique est avant tout constituée de rapports de forces concrets et objectifs - eux-mêmes très souvent directement déterminés par des rapports sociaux de production -, mais certainement pas d'idées abstraites, et encore moins de grands principes.
On s'est beaucoup gaussé de De Gaulle pour sa petite phrase sur « l'Orient compliqué », voulant y voir là une marque de xénophobie quelque peu décomplexée, mais on a beaucoup oublié l'autre partie de la phrase : « Vers l'Orient compliqué, je volais avec des idées simples ». Délaissant quelque peu l'émotion - tout à fait légitime par ailleurs, mais on ne fait pas de géopolitique avec des émotions - qu'a pu causer le retour au pouvoir des Talibans en Afghanistan, le 15 août 2021, nous aimerions analyser de façon « inactuelle », et pour ainsi dire presque « hégélienne », cet événement géopolitique important. En citant ici De Gaulle, loin de nous l'idée de vouloir nous placer sous le patronage d'un quelconque relativisme culturel qu'en tant que marxistes orthodoxes nous ne goûtons point (à l'Europe la simplicité, à l'Orient la complexité), encore moins sous celui d'un souverainisme de droite idéaliste (aussi respectable soit-il par les temps qui courent), mais au contraire pour montrer que cet « Orient compliqué », avec tous ses détours, se laisse très bien appréhender par une analyse matérialiste des rapports de forces. Tant et si bien que les « idées simples » dont il faudrait se départir ne seraient pas tellement un certain ethnocentrisme occidental (quoi que cela ne ferait pas de mal à nos politiques, et aux plumitifs qui leur servent de valets de chambre), qu'une répugnance, devenue profession de foi dans nos contrées, envers les idées du matérialisme dialectique.
Pour comprendre la situation afghane, il faut toujours se souvenir que l'Histoire fonctionne par alternances de tunnels, et d'embranchements, un peu comme les échecs par ailleurs : certains coups sont tellement importants qu'ils surdéterminent les suivants, qui se voient pour ainsi dire privés de toute autonomie véritable. Ainsi, la Commune de 1871 fut incontestablement un évènement ouvert, donnant lieu à un véritable embranchement, et laissant aux contemporains des choix profonds à faire, de portée universelle. A l'inverse, la période qui suivit l'écrasement de la Commune fut incontestablement, en Europe, et particulièrement en France, une sorte de tunnel historique interminable, auquel seul ce choc gigantesque que fût la première guerre mondiale donna fin. Ce fut la période du compromis, de la médiocrité politique et intellectuelle, dont la IIIe République fut le symbole éclatant. Pour les contemporains de ces périodes de tunnels, les choses sont dures, car ils doivent payer des choix qui ont été faits avant eux, le temps que l'Histoire en purge toutes les conséquences, en attendant qu'un nouvel embranchement historique se présente devant eux.
Il est évident que nous traversons aujourd'hui (plus pour longtemps nous l'espérons) une période de tunnel historique qui nous réduit, peu ou prou, à l'impuissance, et que nous payons cher les conséquences du désossage en règle du mouvement ouvrier dont les années 80 et 90 ont été les témoins. Pour pouvoir comprendre la tragédie afghane actuelle, il faut donc comprendre qu'elle est la fille de la réaction anti-communiste internationale qui a frappé l'Afghanistan au début des années 80.
L'Afghanistan, une nation à l'unité difficile
Les difficultés actuelles et passées de l'Afghanistan viennent en partie du fait que son existence en tant que nation unifiée a toujours été problématique, et n'a en réalité jamais été vraiment faite, même durant la période communiste.
En effet, l'Afghanistan est une mosaïque de peuples, qui parlent des langues différentes - il est d'ailleurs presque impossible de savoir aujourd'hui quel est le poids démographique exact de chaque ethnie, car aucun recensement officiel n'a jamais été fait. On peut sommairement distinguer 4 grands groupes. Premièrement les Pachtounes, qui vivent plutôt au sud (leur ethnie se partagent à cheval sur le Pakistan), et qui sont des sunnites dont la langue appartient au groupe des langues iraniennes au sens large. Les Pachtounes sont généralement plus ruraux que les autres ethnies. Deuxièmement, les Tadjiks, qui vivent plutôt au nord, et qui sont des sunnites qui parlent une variante de persan, et qui forment une élite plus urbanisée et cultivée. Troisièmement, les Hazaras, une minorité chiite persanophone, qui vivent au centre du pays, et qui sont généralement considérés comme étant plus pauvres que les autres ethnies. Ces deux derniers groupes, les Tadjiks et les Hazaras, bien que d'origine, de religion et de situation sociale souvent différents, partagent la même langue de communication, le dari, sorte de persan médiévalisant, et langue de culture en Afghanistan. Enfin, quatrièmement, les divers groupes turcophones qui vivent au nord (Ouzbeks, Turkmens, et autres), au poids démographique, et donc politique, moindre, mais pas nul.
On voit donc que le tableau national manque d'unité, et que les frontières actuelles de l'Afghanistan doivent beaucoup aux impérialismes passés, et aux hasards de l'Histoire : la seule raison par exemple pour laquelle les Pachtounes sont séparés entre le Pakistan et l'Afghanistan fut que l'Empire britannique a pu conquérir au XIXe siècle une partie des territoires sur lesquels vivaient les Pachtounes, et qui feront partie du Raj britannique, puis du Pakistan, mais pas tous, qui feront quant à eux partie de l'Afghanistan. Même chose pour le nord : certaines ethnies sont à cheval sur deux États (Tadjiks, Turkmens, Ouzbeks), car l'Empire tsariste n'a pas pu aller plus loin militairement au XIXe siècle. Culturellement, l'Afghanistan est pratiquement une extension de l'Iran, mais sans que cette influence culturelle très forte n'ait pu déboucher sur une assimilation politique. L'Afghanistan moderne est donc historiquement d'abord un État-tampon, qu'aucun empire n'a pu assimiler au XIXe siècle, et qui n'a dû son existence qu'à un compromis négocié entre puissances rivales (principalement la Russie et l'Angleterre). Cet aspect de compromis se retrouve également dans les deux langues nationales officielles, le dari et le pachto, qu'utilisent au quotidien respectivement près de 50 % de la population.
Une unité toujours problématique durant la tentative de construction du socialisme
A une nation manquant d'unité n'a pas manqué de répondre un parti communiste divisé. En effet, le Parti démocratique populaire d'Afghanistan (PDPA) qui a pris le pouvoir en 1978, à la suite de la révolution de Saur, était en réalité composé de deux factions qui ne cesseront jamais d'avoir des relations antagoniques, malgré une tentative forcée d'unification par les soviétiques en 1977[3] : le Parcham, et le Khalq. A l'origine, il s'agit du nom des deux quotidiens du PDPA, le premier en dari, le second en pachto. Du fait cependant des origines sociales différentes des membres pratiquants ces deux langues, cette simple différence linguistique s'est muée en différence de ligne et de stratégie.
Le Parcham était le quotidien dari, donc de composition sociale plus urbaine et intellectuelle. Il mettait l'accent sur une modernisation et une démocratisation poussée de l'Afghanistan sur le modèle d'une alliance avec les forces progressistes du pays. Il était moins offensif sur le terrain social, et refusait d'attaquer de front la religion (ainsi, dans la période où cette faction était au pouvoir, tous les décrets officiels commençaient par la formule liturgique : « au nom de Dieu, le bienfaisant, le miséricordieux, etc. »).
Le Khalq en revanche était le quotidien pachtoune, donc de composition plus paysanne et rurale. Il souhaitait aller plus loin qu'une modernisation progressive du pays, et s'engager franchement sur la voie de la construction du socialisme, malgré l'arriération du pays. Il souhaitait s'attaquer de front à la religion, et tenir un discours social plus offensif, avec un rôle plus directeur pour le parti, là où le Parcham souhaitait laisser l'initiative à un large Front unifié.
Il est clair dans cette affaire que les deux factions se sont rendues coupables d'excès politiques, le Parcham penchant souvent vers l'opportunisme social-démocrate, et le Khalq parfois dans la dérive gauchiste, au sens étymologique et léniniste du terme[4]. Il est donc difficile d'accabler un camp au détriment de l'autre.
Il est évident dans ces conditions, sans même parler des interventions étrangères pour détruire la construction du socialisme afghan, que celle-ci était déjà fort compromise par le dualisme très fort du parti dès l'origine.
Une révolution nationale....
Il n'est pas ici question de retracer, même brièvement, toute l'Histoire de la révolution afghane. Il nous faut seulement ici tordre le coup à l'idée reçue que la révolution afghane n'aurait été qu'un « coup de Moscou », et une « révolution de palais », éloignée des masses. La révolution afghane a suivi en réalité un schéma très classique : celui d'une révolution qui commence « par le haut », grâce à des élites plus ou moins éclairées, et qui se radicalise « par le bas », après que les masses s'en sont emparées.
En effet, celle-ci commence en 1973, quand le cousin du roi, Mohammad Daud, profite d'une convalescence de ce dernier pour faire un coup d'État, abolir la monarchie et instaurer la république, avec le soutien de la faction modérée du PDPA. C'est la première phase de la révolution afghane, qui dure jusqu'en 1978 : la phase « bourgeoise », au sens progressiste du terme[5]. L'objectif de Daud est d'abord de moderniser l'Afghanistan et de l'industrialiser, à la façon d'un « despote éclairé », par le haut. Il nomme ainsi dans son gouvernement 7 ministres issus du Parcham, mais laisse volontairement de côté les membres du PDPA issus du Khalq, qui sont donc écartés de cette première phase.
En 1978, la révolution atteint une phase plus radicale : Daud se sent de plus en plus les mains liées aux communistes, qui contrôlent de plus en plus l'armée. Il tente de réprimer le PDPA, mais échoue, et se retrouve victime d'un coup d'État lors duquel il disparaît. Le PDPA prend alors le pouvoir seul, et les postes sont équitablement répartis entre le Khalq, avec Taraki comme premier ministre, et le Parcham, avec Karmal, qui deviendra par la suite premier ministre, après l'intervention soviétique. Le PDPA commence alors une politique d'égalisation des groupes ethno-liguistes, et s'attaque à la question du droit des femmes. Dans un premier temps, du fait du poids du Parcham, il se montre prudent sur la question religieuse, mais le Khalq gagne rapidement en influence, et se fait plus offensive sur ces questions, supprimant ainsi les références religieuses dans le domaine juridique[6]. Après l'été 1978, les Pacharmis sont temporairement écartés du pouvoir, et la phase proprement sociale de la révolution peut commencer : une réforme agraire est décidée, l'usure et les prêts à hypothèque sont interdits, et les dettes des paysans pauvres sont annulées. Les pachtounes ruraux et les masses sont gagnés par la révolution, et celle-ci commence à être leur œuvre propre, bien que des révoltes éclatent rapidement un peu partout en Afghanistan, orchestrées par les grands propriétaires terriens ayant tout à perdre dans une réforme agraire.
....et une contre-révolution internationale
En septembre 1979, Taraki est assassiné par un autre membre du Khalq, Hafizullah Amin, qui révèle rapidement ses intentions opportunistes : arrêter la révolution, en pactisant avec les insurgés islamistes pour parvenir à un compromis. Jusqu'ici, l'URSS s'est tenu relativement à l'écart de la révolution, ne fournissant qu'un soutien purement tactique au PDPA, par le biais de conseillers. Au moment de l'internationalisation de la révolution afghane, l'essentiel de ce qui s'y est produit est donc essentiellement le résultat d'un rapport de force national. On sait d'ailleurs aujourd'hui qu'au moment de l'assassinat de Taraki, les américains financent déjà depuis plusieurs semaines les mouvements d'insurrections[7]. Ceux-ci le font d'ailleurs ouvertement avec l'idée de contraindre les soviétiques à intervenir militairement[8]. Ce qui ne manque pas d'arriver, en décembre 1979, impératifs géopolitiques et de défense nationale obligent.
A partir de ce moment-là, le régime du PDPA est sur la défensive, et le Parcham reprend le dessus. Il n'est point besoin ici de rappeler à quel point, afin d'écraser la révolution communiste, les USA et les médias occidentaux ont soutenu les obscurantismes les plus réactionnaires. Nous en avons traité ailleurs, et nous y renvoyons le lecteur, images et sources à l'appui[9].
Nous connaissons malheureusement la suite de l'Histoire : l'URSS s'enlise dans ce conflit, que les américains s'acharnent à rendre de plus en plus violent et atroce, et le PDPA perd son ancrage national dans cette véritable « guerre civile internationale ». Pire encore, le Parcham prenant de plus en plus de place, de nombreux membres du Khalq passeront petit à petit dans le camp d'en face, beaucoup allant même jusqu'à fournir les cadres pour des groupes islamistes[10]. Le devenir du Khalq en particulier, et des masses pachtounes en général, doivent interpeller les communistes : comment des populations ayant fournis les masses des partis et des factions les plus anti-religieuses dans les années 70 et 80 en Afghanistan ont-elles pu subitement devenir les bases des partis et factions les plus réactionnaires et religieuses, les Talibans en tête, très majoritairement pachtounes aussi, depuis les années 90 ? Des esprits superficiels y verront peut-être une preuve de « l'identité des contraires », ou que « les extrêmes se touchent ». Mais la vérité est bien plus âpre : c'est que les masses, privées d'une orientation progressiste claire, ne peuvent que se raccrocher à ce qu'il leur reste, et ce qui leur permet, aussi timidement soit-il, de lutter, fût avec une orientation réactionnaire. C'est une leçon douloureuse qu'il ne faut pas oublier, et qui devrait inciter à la prudence quant à la vénérabilité des « traditions ancestrales », et le caractère « immuable des peuples ».
L'émergence des talibans, des années 90 à nos jours
A ce titre, il faut faire une lecture nuancée, ce qui n'empêche absolument pas de les combattre fermement, du phénomène des « talibans » (« étudiants en religion » en arabe et dari). En effet, depuis les années 90 et la destruction du PDPA, l'Afghanistan est privée de toute orientation réellement progressiste. La situation à la chute du régime de Najirbullah en 1993 est catastrophique : le pays est purement et simplement aux mains d'une demi-douzaine de seigneurs de guerre tribaux (dont le fameux Massoud), qui se partagent le pays comme une tarte[11].
L'unité même du pays semble compromise, et un scénario à la yougoslave est de plus en plus envisageable. C'est alors que les Talibans, un groupe de religieux extrémistes venus du Pakistan, et formés avec le soutien américain dans les années 80, entrent dans la danse[12]. Leurs ennemis locaux sont avant tout ces seigneurs de guerre qui veulent se partager l'Afghanistan : ces deux groupes sont issus de l'alliance américano-pakistanaise, mais leur affrontement n'émeut pas trop les USA, trop heureux de profiter de la « fin de l'Histoire » des années 90. En bons opportunistes, ils laissent leurs poulains s'entre-déchirer, avec la certitude de pouvoir de toutes façons à la fin s'accoquiner avec le vainqueur, et s'adonner à un business juteux.
Et c'est là que l'on voit que l'Histoire, malgré ses détours sinueux, sera toujours in fine rationnelle : malgré leur caractère réactionnaire et souvent monstrueux, les Talibans ont malgré tout incarnés face aux seigneurs de guerre une forme d'homogénéité juridique nationale - fût-elle extrêmement barbare[13]. Avec les seigneurs de guerre, l'Afghanistan était livrée à l'arbitraire juridique total, avec un code juridique par fief, et des luttes incessantes entre seigneurs de guerre. Les Talibans ont peut-être imposé une « paix des cimetières », avec une interprétation ultra-rigoriste de la charia, il n'empêche que cela a pu paraître à un certain nombre d'Afghans préférable à la guerre permanente des seigneurs de guerre. On pourra s'en émouvoir, trouver cela injuste ou immoral, ou blâmer celui qui ne fait qu'énoncer ce fait objectif, mais que peut-t-on reprocher à des masses à qui l'on a au préalable ôté toute réelle perspective progressiste ? La fuite n'est pas une option géopolitique, d'autant quand on voit la façon dont sont traités les réfugiés de guerre, et on ne fait pas de politique hors-sol, en invoquant des forces sociales inexistantes dans une nation pour combattre un autre camp. Les masses font avec ce qu'elles ont sous la main, et ce n'est pas la première fois que la ruse de la raison se jouera de nos élites occidentales faussement « éclairées » en confiant la conservation d'une unité de la nation afghane à des forces aussi réactionnaires et pro-américaines que les talibans. Tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel est réel, même les talibans et leur double victoire d'hier et d'aujourd'hui, n'en déplaisent à nos BHL de droite et de gauche[14].
Le retour au pouvoir des Talibans : catastrophe absolue, ou bien remplacement d'un mal par un autre ?
D'autant que les talibans de 2021 ne sont pas ceux de 2001. En disant cela, nous ne voudrions nullement dire qu'ils ont « changés », ou qu'ils seraient moins pires : simplement que les rapports de forces internationaux et nationaux ont changé en profondeur. Un mouvement n'est pas son idéologie, ni ce qu'il déclare. Un mouvement se réduit parfaitement aux forces sociales qui le composent et le soutiennent. Or, on sait parfaitement que les Talibans, et ce depuis plusieurs années dans les zones qu'ils contrôlent, ont par exemple autorisés dans les zones rurales les filles à aller à l'école[15]. Ce n'est pas par féminisme qu'ils ont procédé ainsi, mais pour se gagner les populations locales, en leur faisant, par simple jeu de rapport de force, des concessions. De même ont-ils protégés les chiites Hazaras, autrefois leurs ennemis jurés, de Daesh, afin de l'empêcher de s'implanter en Afghanistan[16]. Il faut donc comprendre qu'en 20 ans, les rapports de forces internes à l'Afghanistan ont changé, et qu'il est désormais impossible aux Talibans de se comporter comme auparavant. Ce sera tout le contraire d'un gouvernement progressiste bien sûr, mais il est vraisemblable qu'il ne sera pas le mal absolu qu'on se plaît à nous décrire dans les médias.
A ce titre, il faut toujours se demander lorsqu'un groupe politique en remplace un autre s'il est véritablement « pire » que lui, et si oui, comment la population locale peut-elle le tolérer, fût-ce par une non-intervention. Les médias occidentaux ont en effet beaucoup pleuré sur les merveilleux droits que les afghans et les afghanes avaient conquis grâce à l'intervention militaire américaine, et que les Talibans menaçaient maintenant de leur retirer. Mais le régime précédent de Ashraf Ghani et avant lui de Hamid Karzaï était-il si merveilleux que veulent bien nous le dire les médias à longueur de temps ? Ou bien sa réalité effective était-elle si peu reluisante qu'il n'était pas très difficile aux Talibans de paraître, fut-ce peut-être frauduleusement, moins pires aux yeux de la population locale ?
Que cela plaise ou non, il faut commencer par dire qu'on ne mesure pas la géopolitique à la longueur de la jupe que peuvent porter les femmes : à l'aune de l'Histoire universelle et de ses enjeux, c'est peu de dire qu'un tel critère apparaîtra vite comme étant totalement anecdotique.
Il est vrai que les Talibans de 2001 étaient notoirement corrompus, et vendaient les infrastructures du pays aux USA. Mais une simple anecdote, vaudevillesque, suffira à montrer que le régime pro-USA à Kabou l'était tout autant. Lors de sa fuite, l'ancien président Ashraf Ghani a emporté pas moins de 169 millions de dollars en liquide par hélicoptère, mais faute de place dans celui-ci, il a été contraint d'en laisser encore plus sur le tarmac[17] ! Racontars, diront certains, mais révélatrice de l'état de corruption généralisé de ce régime.
Le New York Times, pas franchement ce qui se fait de mieux en matière d'internationalisme prolétarien ou d'anti-américanisme, avait publié il y a quelques années des témoignages édifiants d'anciens soldats américains revenus d'Afghanistan[18]. La description des pratiques auxquelles se livraient quotidiennement les chefs de guerre soutenus par les américains dépasse le stade de l'abjection, et ne sauraient que révolter tout un chacun. Au point qu'un ancien soldat ne peut que constater la chose suivante : « nous avons mis au pouvoir des gens pires que les Talibans ». En effet, ceux-ci avaient au moins tenté entre 1995 et 2001 de lutter contre la pratique abjecte du « Bacha Bazi », sorte d'esclavage sexuel de jeunes garçons que pratiquent traditionnellement les seigneurs de guerre afghans, - pratique que les américains ont volontairement ignoré chez leurs alliés, et qu'ils ont laissé faire avec une permissivité coupable - sous couvert de relativisme culturel douteux[19].
On s'est par ailleurs à juste titre indigné pour le traitement honteux que les Talibans réservaient aux femmes, forçant d'après nombre témoignages à en marier beaucoup dès 14 ans. Mais qui s'est indigné que les seigneurs de guerre en fassent autant, avec la bénédiction de la hiérarchie militaire américaine comme le révèle les témoignages du NY Times[20] ? A force de couvrir les abjections du « camp du Bien » (les seigneurs de guerre pro-US), il s'est avéré que celles du « camp du Mal » (les Talibans) s'en sont sortis renforcés, et même pour certains locaux, finalement moins pires. Il est noble de soutenir la cause du droit des femmes, mais c'est une bien injuste chose que de le faire pour de mauvaises raisons[21]. Comment dans ces circonstances, et devant la réalité de la pratique du pouvoir par le régime pro-US, et que le gouvernement américain connaissait très bien, peut-on prétendre sincèrement que le retour des Talibans au pouvoir constitue réellement une catastrophe pour les Afghans, et que ces derniers seront pires que ceux-là ? On voit mal comment ils pourraient être pires, et il est simplement à craindre que les choses ne s'améliorent pas, et restent sur beaucoup d'aspects en l'état.
Vers une nouvelle reconfiguration géopolitique de la région
Il reste enfin à évoquer le dernier aspect de la question, et pas le moindre : celui de la reconfiguration géopolitique de la région. Les États-Unis laissent en effet le champ libre en quittant la région, encore que la question du calendrier exact de leur retrait d'Afghanistan soit encore en suspend[22]. Cela fait plusieurs années que les différents gouvernements américains, de Obama à Biden, en passant par Trump, promettent le retrait des troupes US. Or, depuis la défaite des forces progressistes en Afghanistan, il est apparu assez clairement à tous les observateurs sérieux qu'il n'existait pas en Afghanistan de force nationale suffisamment forte pour pouvoir diriger le pays, en dehors de Talibans[23]. Il était donc évident depuis plusieurs années que ceux-ci finiraient tôt ou tard par revenir au pouvoir, surtout au vu des forces que les américains ont laissées et formées sur place, - c'est-à-dire inexistantes, comme l'ont bien montré leur déroute éclaire, avant même le départ total des forces américaines[24].
Or, le retour aux affaires des Talibans comme ceux de 2001 aurait été une catastrophe pour les régimes frontaliers, ou proches de par leur sphère d'influence, de l'Afghanistan (la Russie, la Chine, et l'Iran). On arrivait donc au paradoxe suivant : en partant et en laissant au pouvoir les protecteurs du djihadisme international qu'étaient les Talibans, les américains auraient laissé derrière eux une bombe à retardement pour la Russie, la Chine et l'Iran - et ce alors qu'aucune de ces puissances n'a ni les moyens, ni l'envie d'intervenir militairement. Il était donc dès lors évident, à partir du moment où les États-Unis ne voulaient plus gérer le problème, ou alors de façon catastrophique, que ces pays allaient être contraints de régler par eux même le problème, de façon non-militaire.
Pour la Russie, l'existence d'une Afghanistan talibane, et centre du djihadisme international, aurait été une grave menace pour sa sécurité intérieure, car les djihadistes auraient tentés de mobiliser les populations musulmanes de la fédération de Russie, pour aboutir à des épisodes semblables à ceux de la guerre de Tchétchénie, et que la guerre de Syrie avait failli ressusciter. Avoir un tel État à sa frontière, c'était prendre le risque de voir le terrorisme intérieur ressurgir, et de voir déstabiliser les anciennes républiques soviétiques d'Asie centrale, qui entretiennent toujours avec la Russie des liens économiques et culturels très forts.
Pour la Chine, le problème était encore plus urgent, au vu des difficultés qu'elle connaît dans la province du Xinjiang : l'Afghanistan aurait pu être une base arrière pour les différents groupes terroristes et indépendantistes du Xinjiang, leur fournissant un soutien matériel et logistique. Lorsque l'on voit l'usage que la propagande atlantiste a pu faire des troubles au Xinjiang des années 2010, consécutifs à la guerre de Syrie faut-il le rappeler, on peut aisément comprendre que des Talibans au pouvoir en Afghanistan et soutenant les groupes islamistes indépendantistes auraient été du pain béni pour eux[25]. Il y avait donc urgence pour la Chine à anticiper le problème, afin de le traiter à la racine, et à ne pas le laisser dégénérer.
Quant à l'Iran, les Talibans sont un mouvement de fondamentalistes sunnites violemment anti-chiites. Outre que l'existence d'un tel régime à sa frontière aurait été pour l'Iran une menace géopolitique de premier plan, l'existence d'une forte minorité en Afghanistan de Hazaras chiites aurait obligé l'Iran à la solidarité interconfessionnelle, laissant planer le spectre d'une résistance armée, comme ce fût le cas dans les années 90[26], aussi coûteuse qu'aventureuse.
On comprend donc que dans ces conditions, et de façon assez indépendante, ces trois pays ont tentés depuis plusieurs années des initiatives diplomatiques avec les Talibans, initiatives qui ont commencé à porter leurs fruits ces derniers jours[27]. Ce n'est pas que ces trois pays portent particulièrement les Talibans dans leurs cœurs, mais le réalisme géopolitique leur commande de préférer des Talibans réduits à être un mouvement strictement national plutôt que de courir le risque de les voir revenir au pouvoir avec l'ambition d'être la nouvelle plate-forme du djihadisme international, voire pire, que Daesh profite du vide que causerait une disparition des Talibans pour s'implanter en Afghanistan[28]. Et c'est sans doute ici que se situe la principale différence entre les Talibans de 2001 et ceux de 2021 : les premiers étaient un mouvement international, hébergeant ouvertement les opérations d'Al-Qaïda, tandis que les seconds sont devenus un mouvement purement national, ayant même abandonné les ambitions d'impérialisme transfrontaliers qui les caractérisaient autrefois. Le mouvement est désormais plus à la recherche d'une respectabilité internationale, et se montre plus soucieux que par le passé d'être reconnu internationalement comme gouvernement légitime. Le compromis de raison plus que de cœur passé entre les Talibans et le triumvirat Russie-Chine-Iran semble donc être le suivant : reconnaissance internationale contre l'engagement à ne pas devenir la nouvelle plateforme du djihadisme mondiale, et autres concessions. Les Talibans ont ainsi mis sous le boisseau leur discours anti-chiite, et les pays frontaliers parient sur le fait que leur désir de reconnaissance internationale permette de les limiter à un agenda strictement national. L'avenir dira si le pari aura été payant, mais à vrai dire, en l'état actuel des choses, il semble qu'il n'y a pas réellement d'autres positions possibles[29] : personne n'est capable de faire tomber les Talibans actuellement, et tout le monde serait bien en peine de dire par qui exactement ils pourraient être remplacés.
Après 20 d'interventions militaires directes, et 40 ans d'interventions politiques OTANesques intempestives, on ne peut que souhaiter au peuple afghan la paix et la tranquillité, et une intégration économique aux nouvelles routes de la soie que dessinent la Chine et les autres puissances régionales, et que puissent renaître des forces progressistes organisées dans cette nation. Tous ceux qui ne souhaitent au peuple afghan, tout en fermant d'ailleurs les frontières[30], qu'une guerre civile internationale interminable ne sont que des fous belliqueux qui prônent bien fort des guerres lointaines, à condition bien sûr de ne pas y prendre part[31].
Conclusion : une défaite américaine totale, et un impérialisme sur la défensive
Cet épisode de la guerre d'Afghanistan, que l'on espère seulement, pour le bien du peuple afghan, être l'un des derniers, confirme d'abord et avant tout l'incurie complète et l'impuissance de l'impérialisme américain. Trump avait été le symptôme superstructurel de cette perte de vitesse de l'impérialisme américain, et son acceptation consciente, et Biden en est la confirmation. De ce point de vue comme sur d'autres, il y a en réalité plus de continuités entre Trump et Biden que de rupture - le style outrancier du premier mis à part. Les États-Unis n'ont plus les moyens d'être les maîtres absolus du monde, et ils commencent seulement à l'accepter. Et il y a tout à penser que cet échec magistral n'est que le prélude à une série d'autres, qui n'iront qu'en s'aggravant.
Mais par ailleurs, cet échec démontre également l'incompétence totale des différentes administrations américaines, qui auront crée d'elles-mêmes leur propre échec. On a en effet beaucoup comparé la chute de Saïgon avec celle de Kaboul, en superposant volontiers des images semblables. Mais toute analogie a ses limites, et une image est souvent plus trompeuse qu'autre chose. Si les États-Unis ont perdu en Afghanistan en 2021, ils ne le doivent pas à la valeur de leur adversaire, mais à leurs propres manquements.
Les communistes vietnamiens des années 1970 étaient porteurs d'un projet fort d'émancipation de portée universelle, souhaitant que les masses s'emparent de la transformation de la société. Leur approche de la réalité était totalement rationaliste, et le courage des combattants du Vietmihn, l'intelligence de leurs généraux n'étaient plus à démontrer. Ils étaient soutenus par le puissant mouvement ouvrier international, au premier rang duquel l'URSS, et les masses ouvrières d'Occident. Face à un adversaire d'une telle qualité, les américains d'alors n'ont pas tant perdu à cause de leurs manquements qu'à cause de la valeur de leurs adversaires.
On ne saurait en dire autant de leur échec face aux Talibans. Ceux-ci sont porteurs d'une idéologie complètement réactionnaire, et portent le particularisme et le fanatisme religieux de la façon la plus caricaturale qui soit. Cette approche obscurantiste et religieuse du réel ne peut qu'amener à le considérer de façon biaisée et irrationnelle. Il ne peut dans les masses du monde entier soulever aucun enthousiasme. Ses soutiens internationaux (le Pakistan notamment) sont dictés par des calculs géopolitiques bassement intéressés, et court-termistes. Ses membres sont notoirement corrompus, et n'ont fait preuve d'aucune qualité éclatante. Le soutien qu'il peut recevoir dans la population ne peut être dû qu'à la lassitude légitime du peuple afghan après 40 ans de guerres, et sa haine de l'envahisseur américain et des seigneurs de guerres féodaux. Leur islam est en réalité un produit d'importation, et étranger aux traditions afghanes, eux qui sont venus du Pakistan, et formés aux écoles saoudiennes. La seule raison de leur victoire est l'incompétence de leurs adversaires, et leur corruption encore plus grande que la leur.
C'est pourquoi les suites de ces deux événements ne sauraient se ressembler. Les États-Unis ont su se ressaisir dans les années qui ont suivi la chute de Saïgon, pour finalement l'emporter sur l'URSS, car il leur restait encore des qualités à faire valoir face à leurs adversaires. Un tel aggiornamento ne saurait se produire de nos jours : au contraire, Joe Biden a déclaré après la prise de Kaboul que les États-Unis partaient car la mission avait été « accomplie » (sic !)[32]. On a du mal à imaginer une telle déclaration au lendemain de la perte de Saïgon par les impérialistes... La vérité est donc que le système impérialiste mondial est tellement corrompu qu'il ne peut plus désormais se réformer, et qu'il est donc condamné à pourrir sur pied, comme nous le voyons chaque jour un peu plus.
Le général vietnamien Giáp, dont nous avons commémoré ce mois-ci le 110e anniversaire, avait déclaré à l'époque de la guerre contre les américains : « Les Américains nous font la guerre avec la science, mais nous, nous leur faisons la guerre scientifiquement ». Il voulait dire par là que les Américains impérialistes n'avaient à l'époque qu'un rapport instrumental et extérieur à la rationalité et à la connaissance scientifique, alors que les communistes vietnamiens avaient intégré de façon interne et profonde l'exigence de rationalité portée par la science. On mesure à une telle déclaration l'avancée du processus de putréfaction du capitalisme impérialiste actuel : le capitalisme n'est même plus capable de faire la guerre avec la science, fût-ce en l'utilisant de façon extérieure et instrumentale, mais il ne peut désormais la faire que malgré la science, et même souvent contre elle. Que cette victoire de l'irrationalisme au sein du camp impérialiste soit le prélude de sa fin, et la mesure de sa décrépitude, car comme le disait Goethe,
« méprise la science et l'entendement, les dons les plus précieux de l'humanité, et alors tu te donnes au diable, et tu es perdu ».
VictorSARKIS
Références
↑1 lefigaro.fr
↑2Hegel, citant Faust, Encyclopédie des sciences philosophiques
↑3Sur ce sujet, voir l'excellente série d'articles : « le faucille et le Minaret » : editoweb.eu
↑4Au sens par exemple où l'opposition ouvrière de 1921 pouvait être qualifiée de « gauchiste ».
↑5Il est a noter que c'est lors de cette phase, pourtant la plus modérée, qu'éclate en 1975 la première insurrection armée islamiste, contre « l'athée » Daud, dans laquelle un certain.... Massoud fait ses premières armes. On comprend donc le caractère totalement réactionnaire du personnage dans le contexte afghan, et le ridicule auquel s'exposent ceux qui se réclament encore de lui et de son héritage. Les véritables progressistes sauront où les placer : à la droite de Mohammed Daud, le despote éclairé !
↑6 editoweb.eu
↑7 les-crises.fr ;: « Mais la réalité gardée secrète est tout autre : c'est en effet le 3 juillet 1979 que le président Carter a signé la première directive sur l'assistance clandestine aux opposants du régime prosoviétique de Kaboul ».
↑8« Le Nouvel Observateur : Malgré ce risque vous étiez partisan de cette « covert action » (opération clandestine). Mais peut-être même souhaitiez-vous cette entrée en guerre des Soviétiques et cherchiez-vous à la provoquer ? Zbigniew Brzezinski : Ce n'est pas tout à-fait cela. Nous n'avons pas poussé les Russes à intervenir, mais nous avons sciemment augmenté la probabilité qu'ils le fassent. »
↑9Voir ici : legrosrougequitache.fr
↑10Le général Shahnawaz Tanai étant un des plus tristement célèbres à ce titre. En décembre 1989, 127 officiers militaires membres du Khalq sont arrêtés pour avoir préparé un coup d'État contre Najirbullah. 37 d'entre eux parviennent à s'échapper, et se montrent plus tard à une conférence de presse avec Gulbuddin Hekmatyar (le chef du Parti islamiste, piloté par les USA) au Peshawar, au Pakistan.
↑11Pour approfondir, une vidéo explicative, à partir de 6'', sur ce sujet : AFGHANISTAN : 40 ANS DE CONFLIT RÃSUMÃS SUR CARTEAFGHANISTAN : 40 ANS DE CONFLIT RÃSUMÃS SUR CARTE
↑12 chroniquesdugrandjeu.com;: « Ces « étudiants en théologie » sont les enfants spirituels de l'alliance américano-pakistano-saoudienne de la décennie précédente. Durant la guerre contre les Soviétiques, des millions d'Afghans s'étaient en effet réfugiés dans les zones tribales pakistanaises. Les jeunes reçoivent dans les madrasas une éducation rigoriste fortement influencée par l'école de pensée Deobandi, orthodoxie islamique créée au XIXe siècle en Inde du Nord, ainsi que par le wahhabisme exporté par l'Arabie Saoudite. Les Américains y vont aussi de leur contribution sous la forme de millions de livres scolaires violents qui appellent au djihad contre les Russes. Ces aimables manuels sont imprimés par l'ami Gouttierre de l'université du Nebraska, sous la supervision de la CIA et de l'USAID, l'agence étatsunienne pour, ne riez pas, « le développement ». Les enfants, devenus maintenant jeunes adultes, se lancent sur l'Afghanistan en 1994, avec l'objectif déclaré de le libérer des seigneurs de la guerre corrompus et d'y instaurer une société islamique pure. »
↑13L'efficacité du système juridique taliban en Afghanistan est devenu presque un lieu commun, car il est à la fois simplissime et très formaliste : un juge, un Coran et une kalachnikov suffisent, et on peut obtenir dans les zones rurales un jugement très rapidement. Le résultat, notamment en matière de litiges agricoles est à la fois assez facile à prévoir pour celui qui a recours à la justice, et généralement accepté et peu contesté par le perdant, deux qualités dont la justice afghane des seigneurs de guerre ou du gouvernement pro-US ne pouvaient se targuer. D'autant qu'il est un fait connu, en raison du formalisme juridique des Talibans, que le paysan pauvre peut tout à fait avoir raison lors d'un recours en justice, même face à un plus riche. On comprend facilement à partir de ces éléments, dans un pays agricole comme l'Afghanistan, et très montagneux, où les terres arables sont précieuses, comment les Talibans ont pu se trouver une certaine base sociale - certes pas majoritaire, mais toujours plus forte que celle du gouvernement pro-US.
↑14Qu'on ne nous accuse pas en écrivant cela de « défendre les Talibans », de les « excuser », ou autres inepties. Étudier rationnellement n'est pas justifier, tout comme le biologiste ne formule pas d'apologie de la tarentule en l'étudiant. On a pu définir ironiquement la biologie comme étant « la science de trouver intéressant des organismes que tout le monde trouve monstrueux ». Que la géopolitique marxiste soit donc la même chose, la science attentive aux mouvements que tout le monde trouve monstrueux.
↑15Tous les observateurs s'accordent pour constater que c'est bien un fait nouveau, et avéré - même s'il ne faut bien entendu pas en exagérer la portée, ni s'illusionner sur la qualité et le contenu des enseignements.
↑16 chroniquesdugrandjeu.com
↑17 abcnews.go.com
↑18Lire ici : nytimes.com
↑19On mesure d'ailleurs à quel point se concentrer exclusivement sur les questions sociétales conduits à être le jouet de la propagande atlantiste : combien les États-Unis n'ont-ils pas mis en avant le triste sort des femmes afghanes sous les Talibans afin de toucher la corde féministe dans le public occidental, pour que finalement la hiérarchie militaire adopte comme doctrine non-officiel le relativisme culturel le plus opportuniste pour justifier les comportements abjects (viols, « Bacha Bazi ») de leurs alliés afghans ! Voltaire pour combattre les Talibans, et Foucault pour couvrir les seigneurs de guerre, voilà un joli système !
↑20« D'abord, leur a-t-on dit, l'un des commandants [pro-US] de la milice a violé une fille de 14 ou 15 ans qu'il avait aperçue en train de travailler dans les champs. Le capitaine Quinn a informé le chef de la police provinciale, qui a rapidement imposé une sanction. « Il a passé un jour en prison, puis elle a été forcée de l'épouser », a déclaré M. Quinn. Lorsqu'il a demandé à un officier supérieur ce qu'il pouvait faire de plus, on lui a répondu qu'il avait bien fait d'en parler aux autorités locales mais qu'il n'y avait rien d'autre à faire. « Nous sommes félicités pour avoir fait ce qu'il fallait, et un gars s'en est tiré en violant une fille de 14 ans », a déclaré M. Quinn. »
↑21« Un autre commandant [pro-US] a assassiné sa fille de 12 ans dans un prétendu crime d'honneur pour avoir embrassé un garçon. « Il n'y a eu aucune répercussion », se souvient M. Quinn. »
↑22La date prévue pour le retrait total des troupes US était initialement le 11 septembre 2021, choisie symboliquement par Biden, mais la prise précoce du pouvoir par les Talibans ne peut qu'accélérer ce calendrier. On se dirige vraisemblablement vers un retrait au plus tard le 31 août, les Talibans ayant totalement exclus que les américains puisse prolonger les évacuations au-delà de ce délai. Cela devrait suffire à montrer les rapports de force existants entre les deux parties. lemonde.fr
↑23Le fils Massoud et l'ancien vice-président ont déclaré vouloir organiser une résistance dans la vallée du Panshir, mais la chose a visiblement tourné court très vite, preuve s'il en est qu'il n'existe aucune autre force étatique que les Talibans assez forte pour prendre le pouvoir nationalement : telegraph.co.uk. Un soutien artificiel depuis le Tadjikistan (proxy pour d'autres puissances régionales) pourrait cependant rebattre les cartes, mais pas changer le fond de l'affaire.
↑24Le régime communiste de Najirbullah a au moins tenu plusieurs années après le retrait des forces soviétiques, face à des islamistes armés par toutes les puissances impérialistes. Celui de Ashraf Ghani sera tombé un mois avant le départ officiel des américains, contre des Talibans bien moins équipés. C'est dire l'ampleur du désastre.
↑25Sur la propagande atlantiste sur le Xinjiang, voir : jrcf.over-blog.org
↑26On mesure d'ailleurs à cette affaire la parfaite stupidité géopolitique des États-Unis : en 2001, l'Iran était ravie de voir les américains se débarrasser des Talibans, et les Pasdarans (branche idéologique de l'armée iranienne) ont même aidé l'armée américaine à les écraser, en leur fournissant des données tactiques que les milices Hazaras pouvaient se procurer sur place. Tout cela pour que 2 ans après, en 2003, G. W. Bush proclame la croisade contre « l'Axe du Mal », qui soutiendrait le « terrorisme » en y incluant... l'Iran. Les États-Unis ont très largement crée d'eux-mêmes leurs propres ennemis, par pur hybris impérialiste. Que l'on aille cependant pas croire que cette hybris aurait pu être évitée : elle n'est que le symptôme de la crise nécessaire et mortelle à terme de l'impérialisme, et révélatrice de son niveau de dégénérescence.
↑27 chroniquesdugrandjeu.com
chroniquesdugrandjeu.com
↑28C'est effectivement paradoxalement principalement « grâce » aux Talibans que Daesh n'a pas pu s'implanter massivement en Afghanistan entre 2015 et 2017. On retrouve ici le conflit classique entre les islamistes partisans d'un Djihad international et transfrontalier, et les islamistes qui poursuivent un agenda strictement national. Les récents attentats montreront d'ailleurs la nature exacte du conflit entre Daesh et les Talibans.
↑29C'est pourquoi la plupart des discours tenus sur l'Afghanistan en France sont frappés de nullité politique, oscillant entre un irréalisme total, et un caractère réactionnaire. Mentionnons tout spécialement l'inénarrable Fabien Roussel, qui en appelle piteusement à la « communauté internationale » pour régler la situation et faire tomber les Talibans ! Il semble que c'est à peu près la solution tentée depuis 20 ans, avec les résultats que l'on sait. Avant de proposer une solution, il vaudrait mieux se demander (i) si cette solution est seulement possible, et (ii) si cette solution n'est pas tout simplement totalement réactionnaire, au cas où elle pourrait être mise en œuvre.
Cf. 𝕏 1426853132869451776
↑30Il est d'ailleurs à noter que le pays qui accueille le plus de réfugiés afghans, malgré ses difficultés économiques actuelles graves, est bien... l'Iran. Ce fait devrait servir de leçon à plus d'un en Occident. cf. lorientlejour.com
↑31Certaines informations semblent déjà faire part du jeu trouble du Tadjikistan, et peut-être derrière de l'Inde, dans une hypothétique livraison d'armes à des rebelles en résistance : chroniquesdugrandjeu.com. La chose sera à surveiller dans son évolution, les rivalités géopolitiques régionales pouvant bien sûr toujours rallumer la mèche de la guerre civile. On comprend là comment soutenir sans réfléchir les uns et les autres dans la région peut rapidement se révéler hasardeux, voire criminel.
↑32 francetvinfo.fr