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 La fin officielle de l'hégémonie autoproclamée des États-Unis

Prise de contrôle de l'Afghanistan par les Talibans : le pire échec de toute l'histoire pour l'appareil de renseignements étasunien

Par Andrew Korybko − Le 31 août 2021 − Source  Oriental Review

La prise de contrôle centrale relève que la supériorité technologique des États-Unis n'a servi à rien durant la guerre en Afghanistan, et que les sources humaines de renseignements dont ceux-ci dépendaient n'étaient pas assez fiables.

La CIA prévoyait de fermer ses bases de satellites en Afghanistan, et de rapatrier tout son personnel à Kaboul au début de l'été.

L'histoire retiendra que les États-Unis n'ont jamais connu d'échec plus cuisant, en matière de renseignements, que  la prise de contrôle de l'Afghanistan par les Talibans. Des voix contrariennes pourraient évoquer Pearl Harbor ou le 11 septembre, mais on a découvert depuis que certaines personnes au moins, aux États-Unis,  étaient au courant de ces deux attaques avant qu'elles se produisent, même si aucune action ne fut entreprise à l'avance pour les empêcher, quelles que soient les hypothèses que l'on puisse émettre pour expliquer cela. Pour ce qui concerne la guerre en Irak, que certains pourraient également évoquer, elle n'a pas sa place dans ce contexte, car les renseignements sur la base desquels elle fut lancée avaient été fabriqués, et n'avaient été partagés avec le public que pour manipuler les perceptions en soutien de cette campagne planifiée d'avance. La prise de contrôle de l'Afghanistan par les Talibans est complètement différente de ces trois exemples, car la communauté des renseignements étasuniens a totalement échoué à anticiper ce scénario.

Il est exact que certains, à  la CIA et  au département d'État, ont émis des avertissements à l'avance à ce sujet durant l'été, mais il était trop tard pour que cela change quoi que ce fût après que la machine militaire étasunienne a déclenché son retrait. Ceci est absolument inacceptable d'un point de vue professionnel, car on savait depuis un bon moment déjà, parmi les membres des administrations permanentes des armées, du renseignement, et de la diplomatie (l'«   État profond«) que les États-Unis étaient en train de perdre la guerre. On en a la preuve par le  journal de guerre afghan mis à disposition par Wikileaks, couvrant la phase du conflit étalée entre 2004 et 2010, ainsi que par les  Afghanistan Papers, obtenus par le Washington Post en 2019, après une demande émise dans le cadre du Freedom Of Information Act. Ces deux éléments ont établi que l'« État profond » mentait au sujet de la guerre, pleinement au courant de la corruption, et pessimiste quant aux perspectives du conflit.

Ces observations internes n'impliquaient pas automatiquement que les Talibans allaient s'emparer de l'Afghanistan avant même la fin du retrait étasunien, mais elles suggéraient très fortement qu'ils pourraient inévitablement finir par le faire. Ce scénario dramatique a été raté par l'« État profond », du fait que ses membres s'étaient mis à croire en leurs propres mensonges intéressés au sujet de la guerre, après les avoir montés pour duper le grand public. Après un temps, ils sont devenus incapables de déceler objectivement la vérité parmi les éléments faux. Ils savaient que l'Armée Nationale Afghane (ANA) était extrêmement corrompue et mal entraînée, mais ils n'avaient pas bien évalué à quel stade de démoralisation elle était tombée, surtout après que le président Joe Biden s'engagea à poursuivre le retrait annoncé par son prédécesseur, même si l'échéance en avait été reportée.

Un autre facteur majeur qu'ils ont raté est l'attrait réellement populaire, et à croissance rapide, que les Talibans ont exercé sur les Afghans moyens, surtout ceux enrôlés dans l'Armée nationale afghane. Le groupe est parvenu à se requalifier comme mouvement de libération nationale, quoique toujours désigné comme terroriste  par la Russie et le reste de la communauté internationale. Ils ont parvenu à se présenter de manière convaincante comme le soi-disant « moindre mal » après que les États-Unis et leurs alliés de l'ANA ont tué d'innombrables civils, considérés comme des « dommages collatéraux », durant les opérations menées depuis presque vingt ans, supposément contre les Talibans. Les Talibans ont également pris un positionnement ferme face à la corruption, incorporé davantage de minorités en leurs rangs (y compris parmi leurs dirigeants), et sont ainsi parvenus à infiltrer idéologiquement une grande partie de l'ANA.

Ce dénouement, mentionné ci-avant, a débouché sur un entraînement, pratiqué par les États-Unis sans le savoir, au bénéfice de sympathisants des Talibans, sur la manière d'opérer les équipements militaires déployés pour 85 milliards de dollars, laissés en arrière lors du retrait, précisément pour lutter contre ce groupe. C'est la raison pour laquelle tant de soldats afghans se sont rendus en masse, une fois que les Talibans atteignirent les portes de leur ville, surtout après que certains des plus braves parmi eux soient devenus totalement démoralisés par le fait que leur parrain étranger leur avait coupé tout soutien aérien.  Le gouvernement Ghani resta par conséquent  plus ou moins éphémère, et n'exista jamais réellement en pratique hors de Kaboul, et peut-être dans quelques autres lieux, comme une ou deux villes importantes. Au sujet de l'ancien président, il a défié ses parrains en refusant de démissionner, ce qui aurait facilité le gouvernement de transition que les États-Unis comptaient créer avant leur retrait, afin de conserver quelque influence.

Les États-Unis pensaient que Ghani était leur marionnette, et s'il le fut véritablement pour l'essentiel, son égo était bien trop développé pour qu'il démissionne ainsi, surtout après avoir mentionné qu'il tiendrait jusqu'à la fin des fins. Il a fini par fuir une fois qu'il a compris qu'il ne pouvait plus avoir confiance en ses propres hommes, parmi lesquels de nombreux éléments avaient sympathisé secrètement avec les Talibans, et ne voulaient pas risquer leur vie pour lui conserver Kaboul. L'hubris de Ghani l'a donc aveuglé face à cette réalité, tout comme la propre hubris hégémonique des États-Unis les ont aveuglés quant à son refus de principe de démissionner, en dépit du fait qu'il était leur marionnette. Comme écrit ci-avant, chacun croyait en ses propres mensonges, et pour des raisons de convenances personnelles ou professionnelles, et nul n'avait pour volonté d'évaluer objectivement la situation. Le résultat final en a été que les Talibans ont pris le contrôle, non seulement de l'Afghanistan, mais se sont également emparés de l'équipement militaire que les États-Unis y avaient laissé.

Pour l'ancien chef du contre-terrorisme de la CIA de la région : l'Afghanistan n'est pas qu'un échec du renseignement - c'est bien pire.

Rétrospectivement, on peut sans doute en conclure que cette situation a résulté de plusieurs facteurs convergents. Tout d'abord, l'« État profond » n'a pas été capable de reconnaître qu'il ne gagnait pas la guerre, quelle que soit la métrique conventionnelle pour en mesurer le succès, ni que ces métriques conventionnelles n'étaient pas adaptées au conflit dans lequel il était impliqué. Cela a conduit au second facteur, qui est qu'ils ont menti au public et même à leurs propres collègues, à tous les sujets, ce qui en troisième a créé la réalité alternative qu'ils se sont mis à croire et ont divorcé avec la réalité objective. Des renseignements humains fiables auraient contribué à enrayer ces tendances, mais manquaient, de toute évidence. En réalité, les Talibans disposaient sans doute d'innombrables agents doubles travaillant pour leur compte, et apportant aux États-Unis davantage d'informations soutenant leurs vœux pieux, pour les amener à poursuivre leur trajectoire contre-productive.

Le groupe est parvenu à réaliser cela parce que les États-Unis ne disposaient d'aucun autre moyen significatif d'obtenir des renseignements à son sujet. Les Talibans ne se sont pas appuyé sur des technologies modernes d'information ou de communication, à l'instar de la plupart des autres cibles du renseignement dans le monde. Leurs messages ne pouvaient par conséquent pas être interceptés ni analysés par la NSA, ce qui a découlé sur une dépendance disproportionnée des renseignements étasuniens à l'égard des sources humaines, dont la plupart étaient sans doute des sympathisants des Talibans (que ce soit depuis le début, ou sur le tard), voire des membres secrets du groupe. Durant tout ce temps, les Talibans ont fait tourner les États-Unis en bourrique, les envoyant à la chasse au dahu, et les trompant délibérément quant à la réelle étendue de leur attrait sur le terrain pour la société afghane, ce qui a fini par déboucher sur cette campagne de libération d'une durée de deux semaines, sans précédent et quasiment sans verser de sang ; un franc succès.

La principale conclusion est que la supériorité technologique étasunienne est restée sans objet durant leur guerre contre l'Afghanistan, et que les sources humaines de renseignements n'étaient pas assez fiables. L'« État profond » a fini par croire en ses propres mensonges, ce qui a perpétré un cercle vicieux, contribuant à la formulation de politiques encore plus contre-productives, et peu de personnes dans la boucle avaient pour volonté d'évaluer objectivement la situation qu'ils avaient sous les yeux depuis le début. On peut par conséquent avancer que l'idéologie a constitué le facteur le plus déterminant de ce conflit : l'idéologie des Talibans a attiré suffisamment d'Afghans dans ses rangs pour atteindre une supériorité en matière de renseignement dans la durée, cependant que l'idéologie libérale-démocratique étasunienne a convaincu ces derniers qu'il n'y avait pas de raison que leur mission de construction d'une nation pût jamais réellement échouer. Si les États-Unis avaient géré correctement ces deux facteurs, le débouché de la guerre aurait pu être différent.

Andrew Korybko est un analyste politique étasunien, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la  Guerre hybride.

Traduit par José Martí, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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