Jean Neige, pour FranceSoir
CHRONIQUE - Le 4 août 2022, Amnesty International a publié un rapport critique sur l'armée ukrainienne l'accusant de se positionner dans des écoles et des hôpitaux et de mener des attaques à partir de ces mêmes lieux, ce qui met en danger les populations civiles et confirme au passage les accusations russes. L'ancien observateur que je suis n'est pas surpris par ces constatations, puisque l'organisation pour laquelle je travaillais faisait dans le Donbass le recensement des établissements scolaires occupés par les forces armées, et, déjà, l'armée ukrainienne se distinguait par un taux d'occupation de ce type de lieu nettement plus élevé que les séparatistes. Voir aussi mon interview sur FranceSoir qui montre que les occupations d'écoles par l'armée ukrainienne ne datent pas d'hier. Cependant, ce récent rapport a scandalisé les autorités ukrainiennes qui, comme d'habitude, ne supportent aucune critique et ont accusé l'organisation basée à Londres de relayer la propagande russe.
Voir aussi : Amnesty International dénonce les tactiques militaires ukrainiennes qui menacent les civils
Le même jour, la responsable de la branche ukrainienne d'Amnesty International, Oksana Pokalchuk, a sur sa page Facebook publiquement protesté contre le rapport de sa propre organisation, se plaignant que le bureau ukrainien n'ait pas été impliqué dans sa rédaction. Le message est du reste signé non pas par elle, mais par l'équipe d'Amnesty International en Ukraine. Cette branche locale considérait les données du rapport comme « incomplètes » et « inadmissibles ». Le message affirme que l'équipe a fait « tout ce qu'elle a pu pour empêcher ce rapport d'être publié », refusant même de le traduire en ukrainien, en raison de son « unilatéralisme ». Le message continue en assénant que « chaque personne du bureau ukrainien d'Amnesty International sait que la Fédération de Russie est responsable des crimes d'agression contre l'Ukraine », et qu'« une large part de l'équipe sont des gens qui ont eu personnellement à se sauver ainsi que leurs proches de la guerre avec la Russie, laissant tout derrière eux ». Quel est le rapport avec les faits reprochés à l'armée ukrainienne dans le rapport ? L'un n'empêche pas l'autre. Si l'on peut tout à fait compatir au sort des Ukrainiens, l'invasion russe n'exempte pas l'Ukraine de respecter le droit humanitaire et sa propre population.
L'équipe ukrainienne précise aussi qu'elle a « publié plus de deux douzaines de rapports sur des crimes commis par la Fédération de Russie en Ukraine », avertissant par ailleurs qu'elle continuera « de lutter sous différentes formes à et des postes différents », quoi qu'il leur en coûte, assumant le risque de la rupture avec leur maison mère. Le communiqué du 4 août se termine notamment par ces mots : « Nous croyons en la victoire de l'Ukraine ».
Oksana Pokalchuk a annoncé sa démission le 5 août, toujours sur Facebook. Dans son dernier message, elle a ajouté cette phrase quelque peu sibylline : « Si vous ne vivez pas dans un pays qui a été envahi par des envahisseurs et qui le détruisent, vous ne pouvez probablement pas comprendre ce que c'est que de condamner l'armée de défense. » Certains pourraient y voir la crainte de pressions du pouvoir ou des nationalistes sur les personnels ukrainiens d'Amnesty International, d'où leur volonté de se démarquer autant que possible du rapport. Mais on peut aussi simplement y voir que l'engagement émotionnel des Ukrainiens dans cette guerre rend la critique de leur armée taboue.
Ces messages demeurent la démonstration que l'équipe ukrainienne d'Amnesty International est biaisée et semble incapable d'accepter la moindre critique de son pays. Cela est malheureusement conforme à ce qu'est pour moi l'Ukraine, un pays où aucune critique du passé trouble des nationalistes ukrainiens ou de l'armée actuelle n'est acceptée. C'est le règne de l'absolu, du tout ou rien, de l'impossibilité de l'autocritique et de la remise en question. Même si 25 rapports accusent la Russie, un seul rapport défavorable à l'Ukraine leur est insupportable. La jeune Ukraine est victime d'une sorte d'infantilisme, d'immaturité collective, voire de fanatisme. Et l'invasion russe n'a fait qu'accélérer cette tendance déjà lourde, particulièrement marquée depuis la fermeture des chaines d'opposition en février 2021.
On doit reconnaitre aussi que la souffrance collective née de l'invasion russe n'est pas propice à une remise en question objective. La sérénité nécessaire à cette introspection est difficilement accessible pour les Ukrainiens dont beaucoup sont entrés en mode survie.
Mais, si on peut naturellement compatir à la souffrance de ce peuple, on peut aussi considérer que le caresser dans le sens du poil quels que soient les faits n'est pas dans son intérêt. Il faudra bien qu'un jour, ils acceptent un tant soit peu la critique pour sortir d'une posture exclusivement victimaire et haineuse sans issue.
Il demeure qu'une organisation comme Amnesty International, si elle entend garder une crédibilité, ne peut se permettre de devenir otage de sa branche ukrainienne. Si les organisations internationales comme l'ONU ou l'OSCE comptent sur des internationaux pour les postes à responsabilité, ce n'est pas un hasard. Dans un conflit, les nationaux sont naturellement enclins à prendre parti. L'objectivité leur est quasiment impossible. Il est donc tout à l'honneur des dirigeants d'AI d'avoir su résister aux pressions pour publier leur dernier rapport.
Cependant, cette crise qui explose au grand jour au sein de l'organisation gardienne auto-proclamée de la morale permet de s'interroger sérieusement concernant la crédibilité de ses rapports précédents sur l'Ukraine. Cette défiance d'Amnesty International contre sa branche locale en dit long. Ces derniers développements qui démontrent la partialité des Ukrainiens de l'organisation ne font qu'ajouter des soupçons sur de possibles manipulations concernant leur rapport sur la destruction du théâtre de Marioupol.
Voir aussi : Retour sur les allégations de crimes de guerre russes en Ukraine: le théâtre de Marioupol 2/2