Par M.K. Bhadrakumar - Le 13 octobre 2023 - Indian Punchline
La conférence de presse donnée jeudi par le secrétaire d'État américain Antony Blinken à l'issue de sa visite en Israël a fait ressortir trois choses. Premièrement, l'administration Biden sera perçue comme soutenant Israël à fond pour répondre à ses besoins en matière de sécurité, mais Washington ne sera pas impliquée dans les prochaines opérations à Gaza, sauf pour organiser des voies de sortie dans le sud de Gaza pour les civils malchanceux fuyant la zone de conflit.
Deuxièmement, la priorité absolue de Washington est actuellement de négocier la question des otages avec les États de la région qui exercent une influence sur le Hamas. Quatorze citoyens américains se trouvant en Israël sont toujours portés disparus. (La Maison Blanche a confirmé que le bilan des combats s'élève désormais à au moins 27 Américains).
Troisièmement, les États-Unis se coordonneront avec les États de la région pour empêcher toute escalade de la situation et toute extension du conflit de la part du Hezbollah. Bien que les Etats-Unis ne puissent pas et ne veuillent pas stopper les dirigeants israéliens dans leur élan concernant l'opération imminente à Gaza, ils ne sont pas convaincus par une telle décision.
Blinken ne s'est pas engagé sur une implication militaire directe des États-Unis, et les chances sont minces en l'état actuel des choses. Plus important encore, même si Blinken entendait les tambours de guerre, il envisageait également un avenir pour Israël (et la région) où le pays serait en paix avec lui-même, s'intégrerait dans la région et se concentrerait sur la création d'une prospérité économique - métaphoriquement, en transformant ses épées en socs de charrue, dans une intention messianique biblique.
En d'autres termes, malgré la démonstration de force massive au large d'Israël par le déploiement de deux porte-avions, de destroyers et d'autres moyens navals ainsi que d'avions de chasse au large d'Israël, l'administration Biden est profondément mal à l'aise face au risque d'escalade du conflit en une grande guerre. Si les États-Unis ont le sentiment qu'il s'agit d'une catastrophe qu'Israël a laissé se produire, cela reste une pensée strictement privée.
Alors même que Blinken se dirigeait vers Tel Aviv, le président de la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants des États-Unis, Michael McCaul, déclarait aux journalistes à Washington, mercredi, à la suite d'une réunion à huis clos sur le renseignement : "Nous savons que l'Égypte a prévenu les Israéliens trois jours auparavant qu'un événement de ce type pourrait se produire. Je ne veux pas entrer dans les détails, mais un avertissement a été donné. Je pense que la question est de savoir à quel niveau".
Peu après que McCaul s'est adressé aux journalistes à Washington, un fonctionnaire égyptien anonyme confirmait au Times of Israel que les agents du Caire avaient bien averti leurs homologues israéliens d'un projet d'attaque du Hamas, mais que cet avertissement n'était peut-être pas parvenu jusqu'au bureau de Netanyahou.
Ces révélations mettraient le gouvernement israélien dans l'embarras, car l'attaque surprise de samedi peut être considérée comme un échec catastrophique pour les services de renseignement israéliens. Dans une déclaration brutale et franche faite jeudi, le chef d'état-major général des forces de défense israéliennes, le général Herzi Halevi, a admis : "Les forces de défense israéliennes sont responsables de la sécurité de notre nation et de ses citoyens, et nous n'avons pas réussi à le faire samedi matin. Nous allons nous pencher sur la question, nous allons enquêter, mais maintenant c'est le moment de faire la guerre".
Cet échec aura un impact sur la prise de décision à Tel-Aviv. Le général Halevi a décrit le Hamas comme des "animaux" et des "terroristes sans pitié qui ont commis des actes inimaginables" contre des hommes, des femmes et des enfants. Il a déclaré que les forces de défense israéliennes "comprennent l'importance de cette période et l'ampleur de la mission qui repose sur nos épaules".
"Yahya Sinwar, le dirigeant de la bande de Gaza, a décidé de cette horrible attaque et, par conséquent, lui et tout son système sont morts", a ajouté le général, qui a promis de "les attaquer et de les démanteler, eux et leur organisation" et que "Gaza ne sera plus la même" par la suite.
Qu'on ne s'y trompe pas, l'objectif d'Israël sera d'utiliser une force écrasante avec ses armes les plus perfectionnées, notamment de puissantes bombes anti-bunker, pour infliger des pertes considérables aux formations du Hamas, de sorte que le mouvement ne puisse plus mener de lutte armée pendant de nombreuses années. Une opération terrestre est attendue d'un jour à l'autre.
Il est improbable que Blinken ait même tenté de dissuader le Premier ministre Benjamin Netanyahu de mener une opération brutale. Il a déclaré aux médias que les États-Unis préféraient laisser Israël faire ce qui devait être fait. En attendant, le déploiement américain visera non seulement à renforcer la surveillance, à intercepter les communications et à empêcher le Hamas d'acquérir davantage d'armes, mais aussi à jouer un rôle dissuasif.
Cela dit, les États-Unis ne peuvent pas se permettre d'observer passivement. Washington n'a pas d'autre choix que de limiter les combats prévus dans les jours et les semaines à venir à Gaza, afin de s'assurer qu'ils ne s'étendent pas à d'autres régions. Ainsi, la projection de force américaine sert spécifiquement à dissuader le Hezbollah, qui possède un vaste arsenal de 150 000 missiles pouvant être lancés sur les principales villes d'Israël, ce qui pourrait conduire à une guerre plus large, non seulement à Gaza, mais aussi au Liban, entraînant d'autres parties dans le conflit.
Israël a mis hors service les aéroports de Damas et d'Alep en Syrie avec des frappes de missiles simultanées jeudi, vraisemblablement pour empêcher des renforts d'atteindre le Liban. Le ministre iranien des affaires étrangères, Hossein Amir-Abdollahian, devait se rendre en Syrie et au Liban au cours du week-end.
Au cours des quatre dernières décennies, les États-Unis et l'Iran ont appris à communiquer l'un avec l'autre dans les moments dangereux, afin de fixer des règles de base pour éviter la confrontation. Cette fois encore, c'est en train de se produire.
Le discours prononcé mardi par le guide suprême, l'ayatollah Ali Khamenei, sur la situation du conflit, qui a été traduit en hébreu par les Iraniens et diffusé dans une démarche sans précédent, a certainement transmis un message subtil en trois parties à Israël et aux États-Unis, indiquant essentiellement que Téhéran n'a pas l'intention de s'impliquer dans le conflit. (Voir mon article intitulé L'Iran met en garde Israël contre sa guerre apocalyptique).
De leur côté, les États-Unis ont fait savoir qu'ils disposaient de renseignements montrant que les principaux dirigeants iraniens avaient été surpris par les attaques du Hamas contre Israël. De même, la conversation téléphonique du président iranien Ebrahim Raisi avec le prince héritier saoudien Mohammed bin Salman mercredi - leur toute première conversation à l'initiative de Téhéran - a mis l'accent sur les efforts visant à "mettre fin à l'escalade en cours."
Le scénario "inconnu connu"
Pourtant, la grande question est de savoir dans quelle mesure l'administration Biden serait confiante quant au succès d'une éventuelle incursion militaire israélienne à Gaza. Lors de la conférence de presse à Tel Aviv, Blinken a souligné de manière subtile l'importance des "leçons" à tirer des expériences passées. Le fait est qu'Israël sera impliqué dans une guerre urbaine dans une zone densément peuplée de 2,1 millions d'habitants.
Gaza compte en moyenne 5 500 habitants au kilomètre carré, et les armes américaines de pointe en Israël ne manqueront pas de faire de nombreuses victimes civiles, ce qui suscitera un tollé international, y compris en Europe, et conduira à la condamnation non seulement d'Israël, mais aussi des États-Unis. Cependant, Israël est d'humeur provocatrice et Netanyahou a besoin qu'au moins certains des objectifs de l'opération soient atteints avant d'accepter un cessez-le-feu.
Plus important encore, Israël a besoin d'une stratégie de sortie, si les expériences passées au Liban et à Gaza ont servi de leçon. La règle de Colin Powell, "Pottery Barn", entre en jeu : "Tu le casses, tu le payes".
Une occupation prolongée de Gaza serait extrêmement dangereuse et comporterait de grands risques, compte tenu des profondes racines économiques, religieuses et sociales du Hamas. Il est évident que les militaires israéliens auront du mal à afficher un "succès" et trouver une porte de sortie.
En outre, si d'autres groupes et organisations palestiniennes en Cisjordanie prennent des décisions qui favorisent les objectifs stratégiques du Hamas, les paris sont ouverts, car l'armée israélienne sera confrontée à une guerre sur deux fronts. En fait, les conditions d'une troisième intifada sont réunies en Cisjordanie.
Dans un tel scénario, l'avantage va au Hamas, qui se positionnerait comme l'alternative appropriée, voire la seule, après le président de l'Autorité palestinienne Mahmoud Abbas, qui a aujourd'hui 87 ans.
Dans le pire des cas, il n'est pas exclu que la population arabe israélienne s'inspire du Hamas et, si l'on se fie à leur irruption violente en 2021, la viabilité à long terme de l'État d'Israël sera mise à l'épreuve.
Il est évident que la meilleure solution résiderait dans un changement de paradigme dans la gestion de l'État israélien, qui doit s'éloigner de sa primauté sur la coercition et la force brutale. Les remarques de Blinken suggèrent que les États-Unis espèrent qu'une fois la poussière retombée, avec l'aide de pays arabes amis tels que l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l'Égypte et la Jordanie, il sera possible d'apaiser la situation et de parvenir à un cessez-le-feu.
Bien entendu, plus cela prendra de temps, plus les liens entre les États-Unis et Israël seront mis à rude épreuve et plus il sera difficile pour l'administration Biden de maintenir un équilibre dans ce qui est une relation déjà trouble avec Netanyahou. Fondamentalement, Israël doit accepter la nouvelle réalité, à savoir qu'il n'est plus invincible et qu'il n'est plus la puissance dominante dans la région de l'Asie occidentale.
M.K. Bhadrakumar
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.