08/07/2024 investigaction.net  7min #252160

 Législatives : Mélenchon savoure la victoire du Nfp, Bardella fustige Macron pour avoir «jeté» la France à gauche

La joie de la Remontada avant l'Apocalypse

Norman Ajari

Législatives 2024 ou l'inversion la plus spectaculaire de la Vème République. Cette victoire, hier soir, du Nouveau Front Populaire (NFP) arrivé en tête du second tour - avec 182 sièges sur 577 - a déjoué les pronostics des médias-menteurs et éloigné le RN de Matignon. Un sursis, mais pas un succès. Comme l'analyse le philosophe Norman Ajari qui souligne « qu'il n'y a pas lieu d'exulter ni de pavoiser ». En France, comme dans toute l'Europe, s'il est délicieux de ressentir ce soulagement à l'idée que le RN ne pilote pas le gouvernement, «encore faut-il comprendre que cela n'a rien d'une déroute »... (I'A)

Les résultats des élections législatives françaises sont désormais connus. Malgré sa victoire du premier tour, malgré des sondages qui prédisaient parfois une majorité absolue, malgré une machine de propagande plus servile que jamais, l'extrême-droite ne sera que la troisième grande tendance politique représentée à l'Assemblée Nationale.

Défiant les estimations, c'est le Nouveau Front Populaire (NFP), alliance notamment de la France Insoumise, des Socialistes, des Verts et des Communistes (en sérieuse déroute) qui représentera la première force politique du pays pour les mois à venir. Probablement motivée par l'énergie prodigieuse de la base militante de gauche, la mobilisation d'abstentionnistes et les reports de voix favorables à un barrage au Rassemblement National (RN) ont permis ce petit exploit.

Il n'y a cependant pas lieu d'exulter ni de pavoiser. D'abord, la gauche ne dispose pas de la majorité absolue et l'hémicycle est divisé, mutatis mutandis, en trois tiers inégaux. Il est du ressort du Président de la République de choisir avec qui souhaite gouverner. Si les usages voudraient qu'il aille chercher son champion à gauche, rien ne l'empêche d'adopter une stratégie différente. Ensuite, la défaite de l'extrême-droite n'en est une qu'au regard d'attentes démesurées placées en ses candidats. Ce n'est que l'hypothèse d'une majorité absolue entretenue par les médias qui a été falsifiée. En réalité, le parti vient quasiment de doubler son nombre de parlementaires et n'en a jamais eu autant.

Au cours de cette campagne, le RN est parvenu à fracturer la vieille droite française, amenant vers lui plus d'une quinzaine de députés républicains et semant définitivement l'incertitude quant au destin de ce courant de pensée. Tout au long de cette double campagne des élections européennes et législatives, les néofascistes ont achevé de terraformer le paysage politique français en un biome favorable à leur prolifération.

Lors de son allocation publique, le président du RN, Jordan Bardella, n'a pas manqué de le souligner : l'extrême-droite « réalise la percée la plus importante de toute son histoire ». Puisque le NFP est un cartel d'organisations politiques aux agendas qui furent parfois fort contradictoires entre eux et que le macronisme est lui-même fractionné en trois organisations, le RN sera le parti politique disposant du groupe de députés le plus important de l'hémicycle.

Il est naturel de se sentir soulagé que l'extrême-droite n'obtienne pas de majorité, mais encore faut-il comprendre que cela n'a rien d'une déroute. Le RN ne sort jamais estropié de ses batailles électorales mais, à la façon d'un joueur de Dark Souls, il devient plus fort à chaque défaite. Pour se rassurer, la gauche qualifie d'échecs les avancées limitées des néofascistes et d'apothéoses ses propres victoires à la Pyrrhus. Ce que nous tenons hâtivement pour des réussites face à l'extrême-droite se limite à la voir progresser sans parvenir au pouvoir.

Selon la théologie catholique, le Jugement Dernier sera provoqué par l'avènement de l'antéchrist, de « l'homme du péché, fils de la perdition », entité trompeuse vouée à se faire passer pour le Messie, occupant la place du pouvoir pour mieux mener l'humanité à la plus absolue débâcle. L'humanité vit sous la constante menace de cette catastrophe, affirme Saint Paul dans sa seconde Épitre aux Thessaloniciens. Mais, ajoute-t-il, il existe une force qui toujours la « retient ». En grec ancien, c'est ce qu'on appelle le Katechon : cette puissance qui retient l'avènement de l'Apocalypse, qui contraint et contient la fin des temps.

Cette image est riche d'enseignements politiques. Malgré son caractère inattendu, dû au dévouement des militants et au talent des candidats, cette victoire relative du NFP n'a rien d'un triomphe. C'est une manifestation du Katechon. Elle retient, pour un temps incertain, la menace du mal néofasciste sans offrir les outils suffisants pour s'assurer de l'éradiquer, ni même de la résorber.

Désormais, sa demi-victoire abandonne la gauche dans un dédale d'embuches. Le rapport de force actuel laisse au Président de la République toute latitude pour snober la gauche radicale et chercher au contraire à constituer une coalition de son cru. Il pourrait bricoler au centre droit avec les reliquats des Républicains non ralliés au RN, qui ont su sauvegarder presque une cinquantaine de sièges.

Cela ne suffira pas, mais quelques dissidents de centre-gauche pourraient compléter le tableau. À court terme, ce serait l'option la plus confortable pour Macron, puisqu'elle lui offrirait le loisir de poursuivre le business as usual de sa politique néolibérale tout en continuant à magnétiser vers lui davantage de modérés et d'électeurs de la droite traditionnelle.

À moyen terme, en revanche, cette option enverrait simultanément deux messages funestes pour le pluralisme. Premièrement, cela signifierait qu'une victoire de la gauche, même relative, est sans conséquence. Manifestement, la gauche serait plus que jamais le camp de l'impuissance. Quand bien même les manigances du camp présidentiel se feraient à ciel ouvert, on serait forcé de conclure que, dans notre conjoncture politique, un bulletin de vote de gauche est sans valeur, car il est incapable de se métamorphoser en lois, décrets et mesures à même d'améliorer la vie quotidienne des citoyens.

Deuxièmement, suivant une vieille tendance, un tel choix ne pourrait être qu'extrêmement profitable au RN qui s'imposerait avec d'autant plus d'évidence comme l'unique force d'opposition crédible, la seule formation assez intègre pour se préserver des jeux d'appareil, et l'unique courant d'idées craint des élites.

Une coalition au centre consacrerait le triomphe paradoxal de ce que la philosophe Chantal Mouffe nomme la « post-politique » : une politique gestionnaire qui diabolise « les extrêmes » et élit le consensus néolibéral né à la fin du XXe siècle comme son horizon indépassable.

Or, à l'heure où la gauche française est contrainte d'abandonner ce néolibéralisme sous la pression de son propre électorat et où l'extrême-droite autoritaire ne cesse de gagner du terrain, il appert que la nation n'a jamais été aussi polarisée. Un gouvernement post-politique continuerait à creuser l'impopulaire sillon macroniste et, les mêmes causes produisant les mêmes effets, la tendance politique de l'extrême-centre s'effondrera plus durement encore aux prochaines élections, probablement au bénéfice de l'extrême-droite.

L'unique option qui pourrait faire imaginer un déséquilibre des forces serait que le bloc de gauche soit en mesure d'appliquer son programme qui, pour n'avoir rien de révolutionnaire, est suffisamment à rebours de l'offre politique des dernières décennies pour altérer la nature du débat politique français. Un espace public bruissant de débats au sujet de la redistribution des richesses par l'impôt, du montant des salaires et de la revalorisation des services publics, pourrait être un champ de bataille où la gauche conquerrait l'adhésion. Enfin, la probable remise en cause des fréquences attribuées à certaine chaînes télévisées du groupe Bolloré, implacable machine de propagande fascisante, pourrait apporter à la gauche la petite bouffée d'air culturelle qui lui a fait cruellement défaut.

Le cas échéant, le président, userait de tous les leviers institutionnels que lui offre sa fonction et mobiliserait ses 168 députés pour saboter toute mise en œuvre d'une politique de redistribution. Les progressistes ont donc face à eux une tâche herculéenne.

Combien de temps le Katechon pourra-t-il encore tenir ? Le désert croît.

Pour être à la hauteur des enjeux de son époque, la gauche devra ravaler son orgueil et admettre que tous les signes indiquent que l'arrivée au pouvoir de l'extrême-droite au cours des prochaines années n'est plus une possibilité, mais une certitude. Si d'aventure elle en a l'opportunité, sa mission sera de retenir l'avènement du « fils de la perditio » le plus longtemps possible, en faisant passer à l'acte le maximum de leur programme. Mais elle pourra amortir le choc, non l'éviter.

Norman Ajari

Source :  Investig'Action

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