Alors que des navires de guerre américains croisent au large des côtes vénézuéliennes et que Washington prépare de possibles frappes de drones, le récit officiel d'une « guerre contre la drogue » s'effondre. Ce qui est en jeu, ce ne sont pas les stupéfiants, mais bien la souveraineté, le pétrole et la lutte mondiale entre multipolarité et hégémonie américaine.
La nouvelle escalade militaire des États-Unis contre le Venezuela prend des dimensions de plus en plus dangereuses, et une frappe de drone imminente est désormais redoutée. Depuis plusieurs semaines, des bâtiments de guerre américains patrouillent la côte caraïbe, menant des attaques contre de petites embarcations vénézuéliennes sous le prétexte officiel de cibler des narcotrafiquants.
Pourtant, l'absence de preuves concrètes laisse penser qu'il s'agissait de civils tentant de fuir une économie en ruine, plutôt que de trafiquants. Les États-Unis ont désormais déployé huit navires de guerre, un sous-marin nucléaire, trois destroyers lance-missiles, un escadron amphibie, environ 4 500 marins et 22 000 Marines dans les Caraïbes méridionales.
Selon NBC et Democracy Now, des responsables militaires américains envisagent même des options de frappes de drones à l'intérieur du territoire vénézuélien.
Caracas n'est pas restée inactive. Le président Nicolás Maduro a appelé la population à se préparer à l'affrontement, tandis que des milliers de civils rejoignaient la milice bolivarienne et participaient à des exercices partout dans le pays.
L'armée vénézuélienne, dotée de systèmes de défense aérienne russes tels que l'Antey-2500, a également multiplié les manœuvres pour afficher sa préparation. Nous ne sommes plus dans la rhétorique, mais bien dans un dangereux déploiement militaire dans le bassin caribéen.
Une longue histoire de tensions
L'affrontement actuel s'inscrit dans une trajectoire vieille de plus de vingt ans. Les relations se sont brutalement détériorées après la tentative de coup d'État de 2002, soutenue par Washington, contre Hugo Chávez, une tentative qui s'est effondrée en 48 heures face à la mobilisation populaire et au soutien d'une partie de l'armée.
La révolution bolivarienne, avec son discours de « socialisme du XXIe siècle », ses nationalisations pétrolières et son projet d'intégration régionale à travers l' ALBA, a constitué une remise en cause directe de la domination américaine.
La réponse de Washington fut double : délégitimation politique et asphyxie économique. Sous les administrations républicaines comme démocrates, les sanctions se sont multipliées, frappant durement une économie dépendante du pétrole.
En 2019, les États-Unis ont reconnu ouvertement le chef de l'opposition Juan Guaidó comme « président par intérim », portant atteinte à la souveraineté du pays. Aujourd'hui, Donald Trump va plus loin en offrant une prime de 50 millions de dollars pour la capture ou l'assassinat de Maduro - geste grotesque qui supprime tout verni diplomatique.
Le récit de la « drogue »
Washington affirme que son déploiement militaire s'inscrit dans une campagne contre le narcotrafic, récit relayé par la plupart des médias européens. Mais cette version s'effondre sous l'examen des faits.
Les principaux producteurs et exportateurs de cocaïne demeurent la Colombie, le Pérou, la Bolivie et l'Équateur. Le Venezuela, selon l'ONU, n'a qu'une production négligeable. Caracas a même envoyé des troupes à la frontière colombienne pour empêcher l'entrée de drogues.
Le supposé « cartel des Soleils », que des responsables américains accusent Maduro de diriger, n'a guère d'existence en dehors de la rhétorique de Trump. On retrouve plutôt un schéma familier : instrumentaliser la lutte antidrogue comme prétexte à une projection militaire. Cela rappelle l'invasion du Panama en 1989 pour renverser Manuel Noriega, ancien collaborateur de la CIA, justifiée également par le lexique de la drogue et de la sécurité.
Pétrole, géopolitique et multipolarité
Derrière ce voile mince se trouve l'enjeu central : le pétrole. Le Venezuela détient les plus grandes réserves prouvées au monde, près de 300 milliards de barils. La décision de Chávez de nationaliser l'industrie et de réorienter les revenus vers des programmes sociaux a marqué une rupture radicale avec l'ère du contrôle américain.
Pour l' analyste Ben Norton , le projet bolivarien n'était pas seulement idéologique : il menaçait directement l'accès des États-Unis à une énergie bon marché.
Mais le pétrole n'est pas tout. L'alignement du Venezuela sur la Russie, la Chine et l'Iran a transformé le pays en pôle de défi multipolaire dans l'hémisphère occidental. Près de 90 % du brut vénézuélien est désormais exporté vers la Chine, qui a prêté plus de 60 milliards de dollars à Caracas ces dernières décennies et modernise ses infrastructures pétrolières en échange.
La Russie, de son côté, a fourni avions de chasse, missiles sol-air et conseillers militaires. Sa présence reste limitée mais symboliquement lourde : voir des avions russes atterrir à Caracas fait d'une crise régionale un enjeu global.
C'est pourquoi le Venezuela occupe une telle place dans l'imaginaire de Washington. Il ne s'agit pas seulement de renverser Maduro, mais d'empêcher Pékin et Moscou de consolider leur influence dans ce que les États-Unis continuent à percevoir comme leur « arrière-cour », selon la doctrine Monroe. Doctrine que Mike Pompeo et John Bolton avaient déjà ravivée sous Trump, et que Marco Rubio, actuel secrétaire d'État, ressasse aujourd'hui avec moins de finesse et plus d'idéologie.
Défense vénézuélienne et risque de guerre par procuration
Les capacités militaires conventionnelles du Venezuela restent limitées face à celles des États-Unis, mais elles ne sont pas nulles. Les chasseurs Su-30, les systèmes anti-aériens et les brigades blindées russes rendraient toute incursion coûteuse.
Plus encore, la mobilisation des milices civiles suggère que Caracas prépare une guerre asymétrique. Toute frappe américaine pourrait donc allumer non pas une opération éclair, mais une insurrection prolongée - potentiellement pire que l'Irak.
C'est ce qui rend l'escalade si périlleuse. Une action américaine pourrait déclencher une confrontation indirecte avec la Russie et la Chine, toutes deux investies dans le Venezuela. Le spectre d'une guerre par procuration sur le sol sud-américain ne peut être écarté.
Souveraineté et droit international
Au-delà de l'échiquier géopolitique, la question fondamentale est celle du droit des nations à l'autodétermination. Le Venezuela, malgré sa crise interne, ne représente aucune menace militaire pour les États-Unis. Pourtant, Washington persiste à le traiter comme une cible de changement de régime, au mépris de la Charte des Nations unies.
L'argument américain de la « protection contre la drogue » sonne creux face à deux siècles d'interventions en Amérique latine : du Nicaragua et d'Haïti au XIXe siècle aux coups d'État de la Guerre froide au Guatemala et au Chili. La crise actuelle n'est pas une aberration, mais la continuité d'un legs impérial sous de nouveaux prétextes.
Conclusion : un pari dangereux
Dans les jours et semaines à venir, la présence militaire américaine dans les Caraïbes pourrait rester une démonstration de force ou dégénérer en confrontation directe. Une invasion totale semble improbable, faute de soutien international, mais des frappes ciblées de drones restent possibles, et constitueraient un dangereux précédent.
Pour Washington, le Venezuela représente un adversaire tenace et un symbole de défi. Pour Caracas, la crise est vécue comme une lutte pour l'indépendance elle-même. Pour le reste du monde, c'est le rappel que le droit international ne vaut que ce que les grandes puissances acceptent d'en respecter.
Si les États-Unis franchissent le pas militaire, les conséquences résonneront dans toute l'Amérique latine, renforceront l'anti-américanisme et creuseront encore la polarisation mondiale entre l'hégémonie américaine et l'ordre multipolaire émergent.
En somme, le Venezuela, convoquant à nouveau son fils Simón Bolívar, pourrait redevenir la scène où les vieilles doctrines s'entrechoquent avec les réalités nouvelles.
Ricardo Martins - Docteur en sociologie, spécialiste des politiques européennes et internationales ainsi que de la géopolitique
Suivez les nouveaux articles sur la chaîne Telegram