21/01/2011 2 articles michelcollon.info  11min #48078

 Ceci n'est ni une Wikileaks-révolution ni une Twitter-révolution #sidibouzid

La Tunisie, première cyber-révolution

La censure était au coeur du régime Ben Ali. Internet fut donc la riposte du peuple. Fondé en 1998, par quelques jeunes cherchant juste à se marrer, Takriz s'est vite transformé en relais des critiques et des infos censurées. Jusqu'à un million de visiteurs par jour ! Interdit et fermé en 2000, le groupe contourna le blocage grâce à ses hackers performants. Durant la révolte de décembre, Takriz a joué un rôle décisif de véritable agence alternative d'information. Cette première cyber-révolution confirme l'importance décisive de l'info indépendante de toute pression politique et économique, qui est au coeur de la démarche d'Investig'Action - michelcollon.info. Interview exclusive de « Foetus » qui a vécu toute cette héroïque aventure.

Ramy Brahem

« Fœtus » est responsable de l’organisation et de la communication du cyber-groupe de résistance Takriz (réalisée le 19 janvier 2011 par Ramy Brahem)

D’où ça vient Takriz ?

Takriz a beaucoup évolué depuis sa création.

Au début, nous n’étions pas des résistants. TAKRIZ ça veut dire "cassage de couilles" en arabe. C’était un délire. Nous avons commencé par faire de la rédac et un magazine.

Le mag se moquait de tout, dans un langage libre, souvent vulgaire. Ca allait des internautes tunisiens sur les mirC (réseaux de tchats) aux mensonges de la télé, ou même la censure mais avec du recul. Nous avons commencé à parler de la torture mais à l’époque ce n’était pas aussi flagrant. C’était plutôt léger, un côté humoristique, mais pas vraiment de grosses critiques jusqu’à ce que le gouvernement bloque le site.

Pourquoi cette censure ?

Nous avons discuté librement des problèmes d’un pays où à quelques exceptions près pas un journaliste ne critique le président, où on voit la photo de ce dernier partout et où à l’école, on te demande de te taire quand tu parles du pouvoir.

Et puis Takriz était un des premiers sites tunisiens et l’un des plus visités, et il avait de très bons positionnements sur les moteurs de recherche. Quand les étrangers voulaient des infos, ils venaient sur notre site et y voyaient une image plus proche de la réalité. On recevait beaucoup d’emails de visiteurs qui nous questionnaient sur la Tunisie ou notre façon de nous exprimer, mais on n’avait pas vocation à être sérieux.

Ce franc parler et cette popularité a poussé l’ATI (Agence Tunisienne d'Internet sous tutelle du ministère de l'intérieur tunisien) a bannir toutes les connexions sortantes de la Tunisie vers nos serveurs Web, mailing-list et tchats, le 12 Août 2000. En pratique l'ATi a tout simplement censuré TAkNET de l'Internet tunisien sans aucune justification légale et sans même nous informer. Nous avons été les premiers je crois à subir cette censure.

Quelle a été votre réaction ?

Nous avions des parades. Nous l’avions un peu anticipé vu la situation de la presse. Mais c’était très simple à l’époque de contourner la censure avec un simple proxy et nous avions déjà indiqué des méthodes pour surfer anonymement. A la base, nous n’avions pas vocation à lutter, mais dès la censure, nous sommes devenus très critiques.

Nous avons lancé des communiqués de presse avec la campagne 4*C (Campagne des Censurés Contre la Censure) et rédigé de plus en plus d’articles que nous demandions à nos lecteurs de partager par mails à tous leurs contacts. A l’époque, on arrive à faire parler de nous sur les médias internationaux [1]. Interviews avec Arte, articles pour Le Monde, nous sommes invités par ATTAC en France à un colloque pour expliquer comment contourner la censure et faire de l’Internet citoyen. C’était assez dangereux pour nous, mais nous intervenions en conférence avec nos pseudonymes sans donner de noms.

En parallèle, sur notre serveur vocal s’organisaient des petites actions en groupes limités. Impressions de t-shirts, tags dans les rues. Nous sommes allés interviewer des prisonniers politiques qui sortaient de prison et on a aidé à organiser des manifs.

Mais en 2001, ont commencé les premières arrestations sérieuses de membres Takriz, c’est là que Zouhair Yahyaoui (pseudo Enttounsi) est arrêté et torturé. Membre de Takriz, nous l'avions aussi aider à lancer son propre magazine en ligne TUNe-Zine qui se voulait prendre un ton plus convenant.

Il y reste 18 mois, mais après trois grèves de la faim et les tortures, il est très affaibli à sa libération. Il reste très marqué et meurt d’une crise cardiaque en mars 2005. Ce que nous faisons aujourd’hui, c’est aussi pour lui.

En 2004, on a reçu des témoignages comme quoi les bloggeurs arrêtés étaient systématiquement interrogés à propos de Takriz et de ses membres. Nous avons pris peur et certains d’entre nous furent forcés de s’exiler à l’étranger par crainte de représailles. On devient alors un groupe très privé, voire secret. Mais on continuait à faire campagne contre Ben Ali, certains sur place et d’autres de l’étranger. Pour ce faire, on cherchait des infos et des documents compromettants.

Les méthodes de censure ont rapidement évolué et on a dû développer nos systèmes et nos défenses aussi. Jusque début janvier 2011, il y avait une faille dans le dispositif de censure tunisienne qui permettait aux internautes tunisiens de contourner la censure en utilisant  https, du moment que le serveur cible est doté de ce protocole de sécurité. Nous avons eu notre serveur  https en 2009. Avec les proxys, c’est la faille qui a fait tombé le régime de Ben Ali lors de la révolution. Le gros avantage de l’https c’est qu’à la différence des proxy on ne peut pas "sniffer" l’utilisateur et donc retrouver sa trace.

Quel a été votre rôle dans la révolution jusqu'à présent ?

Dès l’immolation de Bouazizi le 17 décembre, nous avons transmis l’information dans l’heure qui suivait. D’autres pages aussi, mais plus comme un fait divers, alors que pour nous le message était très clair : le coupable c’était Ben Ali et son régime répressif. Takriz avait une cellule de crise qui centralisait toutes les informations qui arrivaient. On ne ratait aucune information sur les émeutes de Sidi Bouzid, de Kasserine ou de Gafsa dans les jours qui ont suivi. On montrait les photos des morts, les corps dans les hôpitaux, les vidéos et les témoignages. Nous étions une chaine d’information photo et vidéo de ce qui se passait. Notre rôle alors est de casser le black-out médiatique, de recevoir des preuves de ce qui se passait et de les relayer aux Tunisiens sur Internet.

Les gens prenaient des vidéos et les postaient sur internet, aux réseaux et à leurs amis, qui les partageaient à leur tour. A ce moment là, en Tunisie, la plupart des gens qui avaient accès à Internet étaient sur Facebook, des avocats aux chômeurs.

On nous en envoyait parfois directement les documents, sinon on reprenait nous-mêmes tout ce qui tombait. Les émeutes étaient bien couvertes, et retransmises sur Al Jazeera et quelques médias internationaux. Mais même Al Jazeera prenait ses vidéos exclusivement d’internet jusqu’à une semaine avant le départ de Ben Ali. Autant dire qu’Internet et surtout Facebook ont joué un rôle énorme dans la révolution.

Etant déjà connus pour nos campagnes contre Ben Ali, grâce à nos sources et notre public, nous diffusions sur un large réseau. Nous dormions très peu et essayions de partager un maximum l’information en temps réel en s’assurant qu’elle soit juste. Une fois nous avons posté par erreur des photos de tortures en Syrie que quelqu’un a fait passer pour un événement de Sidi Bouzid et tout le monde l’a cru. Puis on a sorti un démenti. On se voulait sérieux. On indiquait tous les témoignages et on recevait énormément d’info que l’on triait un minimum et rediffusait ensuite (Takriz comptait 15000 membres sur leur page à ce moment là). En parallèle, on partageait les données sur la corruption, les crimes du clan Ben Ali et de sa police. On a eu 2 millions de visite sur la seule journée de vendredi, jour de la fuite de Ben Ali. D’autres pages Facebook se sont mises à relayer l’info plus systématiquement elles aussi. Des pages dédiées à d’autres sujets comme la musique rap tunisienne sont devenues des agences d’information pour la lutte. Notre rôle a été de mobiliser, d’informer et puis d’organiser des actions directes.

Des actions ? Comment ça se passe ?

C’est assez désorganisé, des petits groupes organisent des manifs et d’autres relayent l’info sur internet et on ne sait jamais combien de personnes vont venir. Nous sommes à l'écoute, chacun propose son idée, s'il veut faire : il fait. Sur place, c’est souvent de l’improvisation. Chez Takriz, dès que les émeutes ont atteint les grandes villes de Tunisie, nos membres basés sur place ont organisé des manifestations. Ils drainaient du monde avec eux et nous donnaient des comptes rendus. Il y avait pas mal de personnes très déterminées qui se plaçaient en première ligne. Ceux qui avancent malgré les tirs de police et donnent du courage au reste de la foule.

Où en est la révolte aujourd’hui ?

Après le départ de Ben Ali et la suppression de la censure, il y a eu un sentiment national de trêve dès le premier jour. Mais nous n’oublions pas le RCD et ce qu'il a fait : pour nous l’insécurité vient du RCD et si on ne casse pas cette dictature avec les racines, ce n’est pas une révolution. Nous continuons donc la lutte.

Mais la guerre de l’information a évolué, surtout sur Facebook : le réseau est inondé de pages pro-RCD qui appellent à la confiance et au calme, et en même temps de pages islamistes qui appellent à la charia alors qu’il y a très peu d’islamistes en Tunisie.

C’est l’argument national de la sécurité pour les personnes qui sont bien insérées dans le système. Les télés tunisiennes organisent la désinformation à travers un véritable tapage médiatique. Par exemple, on voit la police arrêter un jeune présenté comme un pillard, alors qu’on retrouve ce même jeune sur une autre vidéo Facebook, l'oeil au beurre noir, qui explique qu’il cherchait du pain parce qu’il avait faim.

Selon nos sources d’informations, le pillage opéré par le peuple en réalité est minime.

Par contre, les milices contrôlées par le pouvoir ont commencé à terroriser tout le monde : saccages, braquages, ils tuent et entrent en conflit avec les militaires.

Mais qui donne les ordres ? Qui donne leurs armes et leurs munitions ? 

Les milices sont apparues le 14 janvier au soir, le jour de la fuite de Ben Ali, avec le couvre feu et l’état d’urgence. C’est là que les gens s’organisent pour faire des rondes et protéger le peuple la nuit. D’ailleurs le jour de l’annonce du gouvernement transitoire, beaucoup de personnes n’avaient pas dormi depuis des jours en restant éveillés toute la nuit pour surveiller les milices. Mais le 17 au soir, avec le nouveau gouvernement, elles avaient pratiquement disparues et on ne répertoriait que de rares cas isolés. C’est aussi pour ça qu'il y a eu peu d’action à ce moment là. Tout le monde avait besoin de repos.

Pour nous ça ne fait aucun doute que ces milices sont contrôlées par le RCD. Des comités de quartiers en ont attrapés quelques-uns formellement identifiés comme des policiers, d’autres prétendent qu’ils sont de la garde présidentielle (selon M. Hadda, ambassadeur démissionnaire à l’Unesco, c’est Ben Ali qui a armé ces hommes à son départ en vue de créer une guerre civile pour que l’instabilité lui permette de conserver le pouvoir).

Quel est l'objectif du RCD ?

Ils veulent créer un climat de peur pour pousser les gens à accepter ce gouvernement transitoire. Ils pourraient y arriver mais beaucoup de gens ont compris la mascarade qui se prépare.

Dans les milieux populaires tunisiens, tout le monde se connait. Une tête inconnue est vite repérée. La banlieue sud de Tunis par exemple est super bien organisée en comité populaire. Ils assurent eux mêmes leur défense avec des rondes. Ils ne tombent pas dans la peur. Par contre, les quartiers plus favorisés et moins organisés sont plus touchés par les vols et les inquiétudes. Ils sont tentés par ce pseudo-retour au calme que promet le gouvernement transitoire et certains diffusent la propagande du RCD.

Que voulez vous ?

Nous sommes un groupe laïc et non politisé.

Nous voulons voir le RCD dehors ainsi que tous ceux qui ont participé au gouvernement de Ben Ali. Après on verra.

Note :

[1]?  takriz.com

 Site Internet de Takriz et page  Facebook 

Source :  michelcollon.info

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