24/02/2011 cetri.be  7min #49928

 Bharein, Lybie, Iran, Yémen : poursuite des manifestations

« le prix à payer serait plus élevé »

Yémen

Alors que l'Egypte savoure ses premiers instants de liberté, le Yémen continue à manifester pour l'instauration d'un régime démocratique. Depuis fin janvier, les partis de l'opposition et les étudiants défilent par milliers à Sanaa, capitale du pays. Laurent Bonnefoy, chercheur en sciences politiques à l'Institut français du Proche-Orient et spécialiste des mouvements islamistes au Yémen, décrypte cette révolte pour Rue89.

par Marie Kostrz, Laurent Bonnefoy

(21 février 2011)

La protestation yéménite ne trouve que de faibles échos dans la presse occidentale. Pourtant, ils étaient encore nombreux ce lundi à Sanaa à s'être rassemblés pour demander le départ d'Ali Abdallah Saleh, au pouvoir depuis trente-trois ans. Les affrontements entre les manifestants et la police ont été violents. Plusieurs centaines de personnes auraient été blessées.

Rue89 : Contrairement à l'Egypte et à la Tunisie où les révoltes étaient spontanées, les manifestations au Yémen semblent avoir été organisées par les partis d'opposition. Leur action est-elle importante ?

Laurent Bonnefoy : Il est vrai que la Rencontre commune, qui réunit notamment le Parti socialiste yéménite et le parti islamo-tribal al-Islah, a organisé quelques manifestations dans le sillage des mouvements tunisiens et égyptiens. Mais ce principal groupe d'opposition ne semble pas aujourd'hui avoir engagé un mouvement durable.

Premièrement, le pouvoir en place a la capacité de contenir l'opposition à travers la cooptation et en appelant à un dialogue national. Cette dernière semble également craindre de voir la situation se dégrader rapidement et la contestation lui échapper.

En effet, le gouvernement est en capacité de sous-traiter la répression à certains groupes tribaux qui peuvent dès lors avoir recours à la violence et ne pas être contraints par le droit ou le regard international comme l'Etat. C'est un tel mécanisme qui s'est sans doute mis en place au cours de la manifestation du 12 février qui a vu des étudiants se rassemblant sur la place Tahrir à Sanaa être chargés par des hommes armés de gourdins.

Les étudiants ont l'air d'être très actifs dans les manifestations. Ont-ils les mêmes revendications que l'opposition ?

Le leadership de l'opposition rassemblée autour de la Rencontre commune exprime aujourd'hui des revendications davantage techniques : il incarne certes une volonté de changer le régime mais semble pour le moment se contenter d'aménagements de la Constitution, d'une modification de la loi électorale et des promesses faites par le Président Ali Abdallah Saleh début février.

Celui-ci a en effet déclaré ne pas se représenter à l'élection présidentielle de 2013, ne pas chercher à instaurer une république héréditaire en plaçant son fils Ahmed et a annoncé le report des élections législatives prévues pour avril 2011 et que l'opposition menaçait de boycotter.

Le mouvement d'étudiants qui se développe depuis plusieurs jours, visiblement en dehors de la contestation institutionnalisée par l'opposition, est davantage révélateur d'un sentiment de lassitude général par rapport au régime.

On a le sentiment d'un ras-le-bol général...

L'idée que le Président Saleh et son gouvernement ne sont plus en mesure de faire face aux défis du Yémen gagne indéniablement du terrain : la guerre de Saada, dans le Nord du pays, n'est en aucune manière réglée, les revendications sécessionnistes dans le Sud sont toujours d'actualité.

Les câbles américains révélés par WikiLeaks ont montré que la guerre que le Yémen mène contre Al-Qaeda est directement téléguidée voire même mise en oeuvre par Washington, signifiant combien la souveraineté yéménite est mise à mal.

En plus de ces conflits s'ajoutent une grave crise économique et le chômage. Ainsi, les raisons pouvant légitimer un soulèvement sont nombreuses mais pour être efficace, un tel soulèvement devra se structurer, expliciter ses revendications ou alors se reconnecter avec l'opposition. Les révolutions ne s'exportent pas et ne sont jamais aussi spontanées qu'on veut parfois le penser !

L'opposition représente-t-elle une alternative possible pour les Yéménites ?

Les composantes islamo-tribales et socialistes de la Rencontre commune ont toutes les deux l'expérience du pouvoir. C'est à la fois un avantage et un handicap : ce mouvement ne peut pas se prévaloir d'une virginité politique et ne peut donc prétendre changer la société.

De 1970 à 1990 au Yémen du Sud puis jusqu'en 1994 à la tête du Yémen unifié, le Parti socialiste n'a pas laissé que des bons souvenirs. Par ailleurs, associé au pouvoir de 1993 à 1994, les compromissions du leadership d'al-Islah ont été nombreuses. Et nombreux sont les leaders de ce parti qui ont une attitude ambivalente à l'égard du pouvoir.

Alors que Hamid al-Ahmar - fils du fondateur de al-Islah -, souvent désigné comme l'une des figures montantes d'al-Islah et par ailleurs puissant chef tribal, appelait il y a dix-huit mois au départ du Président Ali Abdullah Saleh, il semble aujourd'hui adopter une position plus discrète et encourager le dialogue avec le pouvoir.

De plus, la Rencontre commune regroupe en son sein des partis dont le projet politique est aux antipodes. Il est peu vraisemblable que cette alliance de circonstance se maintienne dans l'adversité si le pouvoir était réellement mis sous pression par la rue.

Quelle est l'influence de la dimension tribale du Yémen sur le mouvement de protestation ?

Il me semble que la suite des événements dépend de l'attitude que les chefs tribaux, et notamment le clan al-Ahmar, Hamid et ses frères, vont adopter dans les semaines à venir. La capacité de mobilisation des chefs de tribus est importante et ils peuvent sans doute faire basculer le mouvement ou alors le faire évoluer vers une situation de grande violence, voire de guerre civile.

En 1948 déjà, pour contrer un mouvement révolutionnaire, les tribus alliées du pouvoir étaient entrées dans Sanaa et avaient mis à sac la capitale. Cet épisode ancien reste dans les mémoires et il est possible que le gouvernement soit en mesure de compter sur le soutien des tribus rurales face à un mouvement qui reste pour le moment visiblement urbain et lié aux étudiants.

Quel est le rôle de l'armée au Yémen ?

Il n'a pas du tout le même rôle qu'en Egypte, où l'armée a un poids historique et symbolique important. Nombreux sont les membres de la famille du Président qui occupent des postes d'encadrement dans l'armée et différents services de sécurité. Il est donc peu probable que les militaires puissent jouer un rôle de transition comme c'est le cas en Egypte.

Il semble donc difficilement envisageable que le gouvernement soit renversé...

On ne peut rien prévoir, et il est important de garder à l'esprit que les révolutions ne se décrètent pas et qu'elles exigent du temps pour mûrir et se structurer. Mais les manifestations, si elles prennent de l'ampleur, risquent bien d'être sévèrement réprimées par les forces de sécurité comme par des hommes de tribus auquel le régime sous-traiterait une partie de ses prérogatives.

L'attitude des Etats-Unis sera comme en Egypte sans doute centrale. La focalisation sur la lutte contre Al-Qaeda est d'une certaine manière paralysante - comme pouvait l'être dans le cas de l'Egypte la paix avec Israël - mais elle peut aussi être dépassée si la mobilisation se structure.

Du point de vue des puissances occidentales et de l'Arabie saoudite toutefois, le problème est que les alternatives à Ali Abdallah Saleh sont absentes et qu'il n'existe pas de force réellement stabilisatrice, comme peut l'être l'armée en Egypte. Il est donc peu probable que le pouvoir yéménite soit lâché par la communauté internationale et ses alliés.

Ceci n'implique toutefois pas que la révolte va nécessairement échouer ou aboutir à du chaos : les dernières semaines ont démontré combien la volonté populaire est parfois plus forte que les pouvoirs autoritaires usés et qu'elle peut finir par s'imposer.

Le prix à payer par les Yéménites sera toutefois peut-être encore plus élevé que celui payé par les Tunisiens et les Egyptiens. Il est bien possible que le changement de régime exige davantage que dix-huit jours de manifestations.

Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.

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