par François Bonnet
Il n'aura pas fallu attendre longtemps. Au treizième jour du déclenchement de la guerre en Libye, la confusion est totale. Une fois de plus, rien ne s'est déroulé comme annoncé. Et aux questions que nous posions dès le vendredi 18 mars (article ici), s'ajoutent de nouvelles. Au point que cette guerre voulue par Nicolas Sarkozy apparaît désormais comme un dangereux coup de dés. Le sort - chance ou malchance - décidera de sa tournure : aider les Libyens à se libérer ; ou installer ce pays dans une guerre civile qui engagera l'Occident durant des mois.
Les acteurs de l'opération « Aube de l'Odyssée » en sont aujourd'hui réduits à croiser les doigts : espérer qu'un missile ou une bombe élimine Kadhafi ; parier sur un coup d'Etat militaire ; rêver d'une grande insurrection populaire à Tripoli ; souhaiter un départ en exil ; attendre d'autres défections dans l'entourage du «Guide», à l'image de celle de Moussa Koussa, longtemps pilier du régime, ministre des affaires étrangères qui vient de se réfugier à Londres ce mercredi.
Mais si rien de tout cela ne se passe ? C'est la question posée après la conférence de Londres, mardi, qui n'a débouché sur aucune décision importante. Les désaccords sont trop nombreux et les stratégies trop différentes : cette réunion a permis de le vérifier. Et ils portent sur l'essentiel :
1- Les buts de guerre. De la protection des civils au changement de régime
Nous sommes déjà très loin de la résolution 1973 du conseil de sécurité de l'Onu qui donne à cette guerre sa légitimité internationale et son cadre juridique ( le texte intégral est à lire ici). Ce texte, adopté par 10 voix pour et 5 abstentions le 17 mars, fixe un objectif unique : stopper ou éviter le massacre de populations civiles. La résolution s'appuie sur un concept nouveau, adopté en 2005 par l'Assemblée générale des Nations unies : Responsability to protect, la responsabilité de protéger ceux qu'un Etat ou un régime persécute.
Il s'agit là de la mise en place d'un droit d'ingérence de la communauté internationale dans les affaires d'un Etat pour des raisons exclusivement humanitaires. Depuis 2005 et sur ce principe, deux précédentes résolutions furent envisagées - mais sans succès - concernant la Guinée (des milliers de morts) et la République démocratique du Congo (les exactions dans l'est du pays qui ont fait des dizaines de milliers de morts). Le massacre de 7.000 civils Tamouls (et le déplacement forcé de 130.000 autres) par l'armée sri-lankaise, lors de la liquidation des Tigres du LTTE en mai 2009, n'a pas plus mobilisé.
A ce jour, aucun bilan fiable des tueries ordonnées par Kadhafi depuis le début de la révolution, le 15 février, ne peut être établi : les chiffres varient entre quelques centaines de morts (ce qui semble largement sous-estimé) et quelques milliers (le nombre de 6.000 morts est avancé). Le dictateur a promis de « punir, maison par maison » les insurgés.
Mais l'objectif humanitaire a été très vite oublié. Pour les Etats-Unis, il s'agit bien de renverser Kadhafi. « Il doit partir », a répété Barack Obama. « Son départ demeure le but ultime »,a expliqué en écho le département d'Etat. « Il a perdu toute légitimité », n'a cessé de dire Nicolas Sarkozy. « Il faut aider à la transition démocratique », ajoute Alain Juppé. Quant au chef d'état-major britannique qui excluait un assassinat de Kadhafi, il s'est aussitôt fait sermonner par David Cameron. Son ministre de la défense, Liam Fox, a expliqué pour sa part à la BBC que des frappes ciblées sur Kadhafi étaient « une possibilité ».
Interprétation extensive
Problème : ce but de guerre ne figure évidemment pas dans la résolution 1973. S'il avait été énoncé, la Russie et la Chine y auraient opposé leur veto et le soutien de la Ligue arabe aurait sans doute été revu. Pour rappel, en 1999, lors de la campagne de bombardements de l'Otan au Kosovo et en Serbie (hors cadre de l'Onu), le départ de Slobodan Milosevic ne fut jamais demandé : ce n'est qu'un an et demi après sa défaite militaire qu'il a été renversé par l'opposition serbe.
Paris, Londres et Washington ont par ailleurs une autre interprétation extensive de la résolution : la demande de retrait des troupes de Kadhafi des villes reprises aux insurgés ces dernières semaines. Ce qui n'est pas dit explicitement dans le texte onusien.
Bref, en une poignée de jours, nous sommes passés d'une opération humanitaire - pour laquelle des moyens militaires limités étaient autorisés - à une guerre devant mener à un changement de régime.
2- Les moyens de la guerre. Un engagement de plus en plus important
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Nicolas Sarkozy a perdu sa première bataille : faire croire que cette opération était co-pilotée par la France et la Grande-Bretagne. Dès le premier jour, ce sont les Etats-Unis qui ont eu le contrôle du commandement. Désormais, à partir de ce jeudi 31 mars, c'est l'Otan qui commandera l'intégralité des opérations depuis son QG de Naples : blocus maritime, zone d'exclusion aérienne, bombardements et choix des cibles (vidéo ci-dessus). Le leadership mis en scène par l'Elysée n'est donc plus. La Turquie mais aussi l'Allemagne, l'Italie et surtout les Etats-Unis ont imposé l'Alliance atlantique comme maître d'uvre (comme en Afghanistan et en Irak). Le principal argument d'Alain Juppé - une opération de l'Otan aurait été particulièrement « mal ressentie dans le monde arabe » - n'aura tenu que quelques jours.
Ces questions du commandement et des buts de guerre ne sont pas anecdotiques puisqu'elles déterminent les moyens engagés. Protéger les civils par « tous les moyens nécessaires », dit la résolution. La Ligue arabe explique aujourd'hui n'avoir demandé qu'une zone d'exclusion aérienne et certainement pas la campagne de bombardements conduite depuis bientôt deux semaines.
Car, ne nous y trompons pas, les moyens engagés par la coalition sont considérables et ils le sont très majoritairement par les Etats-Unis. Le ministère français de la défense se garde de donner des chiffres précis ( lire ici ses communiqués de presse). Mais selon la presse américaine, depuis le 19 mars :
Plus de 200 missiles de croisière ont été tirés (tous américains à l'exception de 7)
Près d'un millier de missions aériennes ont été conduites (la moitié américaines)
Environ 600 bombes avec système de guidage intégré ont été larguées (les trois quarts américaines)
Qui va-t-on armer?
Les cibles ne sont pas seulement les tanks ou batteries d'artillerie de l'armée de Kadhafi sur la ligne de front mouvante avec les rebelles. Toutes les infrastructures militaires et tous les centres de pouvoir politique sont désormais visés. Selon le New York Times, les Etats-Unis sont en train de déployer leur matériel le plus sophistiqué : hélicoptères anti-chars, bombardiers B-1B et les fameux AC-130. Il s'agit là, selon un responsable militaire cité par le New York Times, de bien faire comprendre à l'armée libyenne qu'elle est promise au rouleau compresseur si elle ne se débarrasse pas de Kadhafi.
Dimanche, pour que le message soit clair, six missiles de croisière ont été tirés sur Tripoli et le quartier général de la 32 e brigade, cette brigade d'élite dirigée par l'un des fils de Kadhafi. Par ailleurs, des tracts et de nombreux messages radiodiffusés incitent (comme au moment de la guerre d'Irak) les soldats et officiers à déserter.
Cette stratégie de la guerre totale (fort éloignée de l'esprit de la résolution 1973) explique les critiques de plus en plus fortes de la Ligue arabe, de la Turquie mais aussi de l'Italie (qui dit vouloir tenter une médiation et convaincre Kadhafi de s'exiler).
Car la crainte des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne (et de la France) est de s'enliser dans un conflit qui reviendrait à organiser la partition du pays. Car une fois la protection de Benghazi assurée, les forces insurgées n'ont pas pu engager une marche victorieuse sur Tripoli, comme il était envisagé. Au contraire, l'armée du dictateur regagne du terrain depuis trois jours. Et dans les villes reprises par l'armée loyaliste, les frappes aériennes sont impossibles ou limitées sauf à prendre le risque de tuer des civils.
C'est donc un statu quo et, à terme, une partition du pays qui se profilent, sauf renversement soudain. Des experts rappellent qu'une zone d'exclusion aérienne avait été créée en avril 1991 sur la moitié nord de l'Irak pour protéger les centaines de milliers de Kurdes de la répression de Saddam Hussein. Cette zone fut maintenue jusqu'en 2003, ce qui d'ailleurs n'empêcha pas complètement les massacres menés par la garde républicaine de Saddam. En revanche, pendant ces douze années, le Kurdistan se constitua en pays quasiment indépendant de Bagdad. A l'époque, la création de cette zone, au sortir d'une guerre perdue par Saddam Hussein, avait aussi un objectif implicite : humilier le dictateur et encourager son éventuel renversement. Il n'en fut rien.
3- L'organisation de l'après-guerre : y a-t-il du Al-Qaïda chez les insurgés ?
La réunion de Londres, mardi, a fait surgir un nouveau problème, soigneusement dissimulé jusqu'alors. Celui de l'opposition libyenne et de la réalité de ce fameux Conseil national de transition. Reconnu comme le seul interlocuteur légitime par la France, dès le 5 mars, après une rencontre de Nicolas Sarkozy organisée avec deux de ses représentants par Bernard-Henri Lévy, l'Europe semblait s'être rangée à cette idée. L'affaire se révèle autrement plus complexe.
Puisque la guerre aérienne pourrait ne pas suffire, pourquoi ne pas équiper en armes lourdes les insurgés ? Barack Obama ne l'exclut pas. En fait, la CIA aurait déjà engagé le processus visant à équiper la rébellion, selon la presse américaine (lire articles ici et ici). La France, tout en reconnaissant que cela n'est pas prévu par la résolution (qui organise un embargo sur les armes !), se dit « prête à en discuter », par la voix d'Alain Juppé. La Grande-Bretagne est pour. Mais quels sont ceux que la coalition va armer ? La Grande-Bretagne a reconnu, mardi, ne pas connaître grand-chose de cette opposition et de son organisation. Les débats et les interrogations sont encore plus forts aux Etats-Unis où l'on suspecte islamistes voire combattants d'Al-Qaïda d'être des acteurs importants de l'insurrection.
Le précédent de l'Afghanistan
Auditionné par le Sénat américain, l'amiral et commandant de l'Otan, James Stavridis, a jeté un froid en expliquant qu'il y avait de sérieux indices, selon les rapports de renseignement, de la présence de combattants d'Al-Qaïda et du Hezbollah chez les insurgés. Et de rappeler que l'est de la Libye a été, durant les années 1990, le refuge de plusieurs mouvements islamistes. Ou que de nombreux Libyens ont combattu les Américains en Irak ( lire ici une enquête de Foreign Policy). Mardi, Hillary Clinton avait reconnu implicitement ces craintes exprimées par plusieurs responsables militaires : « Nous n'en savons pas autant que nous aimerions »...
Autrement plus direct, Bruce Riedel, ancien de la CIA devenu chercheur à la Brookings Institution, résume le problème en ces termes au New York Times : « Les combattants rentrés d'Irak et d'Afghanistan et présents dans cette insurrection: sont-ils 2%, 20%, 80% de cette opposition ? C'est la question à laquelle nous ne pouvons pas répondre. »
Dans les années 1980, les Etats-Unis avaient lourdement armé les combattants afghans contre les Soviétiques et, en particulier, un certain Ben Laden, alors responsable du Bureau de recrutement des moudjahidines au Pakistan. Ironie de l'histoire : l'homme de la CIA qui fut chargé de ces livraisons d'armes est Robert Gates, aujourd'hui ministre de la défense d'Obama...
Bernard-Henri Lévy avait organisé il y a huit jours à l'hôtel Raphaël, à Paris, une conférence de presse avec des représentants du Conseil national de transition : une grand-messe démocratique où il nous était promis une Libye transformée en une République laïque, donnant toute leur place aux femmes et se souciant d'écologie ! (compte-rendu sur le site de BHL, ici). Mardi, l'exercice a été répété à Londres avec un texte programme rendu public. Le Guardian de ce mercredi en fait une lecture plus qu'ironique, retrouvant dans cette plateforme la patte des conseillers du premier ministre David Cameron ( article à lire en cliquant ici).
Une guerre, pourquoi, comment et avec quel horizon ? C'est ainsi qu'à ces trois questions clés, les réponses manquent ou peuvent annoncer le pire. Les Etats-Unis en débattent, au Congrès et au sein même de l'équipe Obama. A Londres, les Communes en débattent. Comme en Allemagne, comme en Italie. En France, l'UMP débat... de l'opportunité de débattre du débat sur la laïcité, le PS compte ses conseils généraux. Et les commissions de défense ou des affaires étrangères de l'Assemblée comme du Sénat se gardent de procéder à des auditions. Jusqu'à quand ?
Deux exemples de débat
Juste pour donner une idée du débat qui fait rage en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis sur l'opportunité de cette guerre, deux exemples avec deux analyses qui pouvaient être lues dès le déclenchement de l'opération «Aube de l'Odyssée».
La première est celle de Stop the War Coalition, cette association britannique qui depuis bientôt dix ans dénonce les guerres occidentales en Afghanistan puis en Irak. L'un de ses animateurs, le journaliste Andrew Murray écrit ceci :
« L'opération des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France pour imposer un changement de régime en Libye - puisque c'est bien de cela qu'il s'agit - n'a pas pour objet de sauver des vies et encore moins de soutenir la démocratie dans le monde arabe. Il s'agit de prendre le contrôle - et non de le soutenir - du processus de changement au Proche-Orient, il s'agit de le placer sous une entière domination occidentale » ( l'intégralité de son article est à lire ici).
Un affreux gauchiste pacifiste munichois, Andrew Murray ? Alors retournons-nous vers l'Américain Richard Haass, un républicain bon teint et respecté, principal conseiller de Colin Powell lorsque ce dernier était ministre des affaires étrangères de George Bush, et qui préside aujourd'hui le Council on Foreign Relations.
« Trop et trop tard, écrit-il. Les Etats-Unis s'embarquent dans une guerre choisie pour la troisième fois en moins de dix ans. Et comme l'Irak en 2003 et l'Afghanistan après 2009, c'est un mauvais choix (...) Cette guerre est aussi une diversion stratégique. Les décideurs politiques américains seraient mieux avisés de se concentrer sur ce qui devrait être fait pour soutenir l'économie égyptienne et pour aider à résoudre la situation beaucoup plus importante et dangereuse qui se développe à Bahreïn » ( l'intégralité de son article est à lire ici).
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