02/06/2011 observers.france24.com  6min #53777

 Le Tunisami s'étend

La révolution tunisienne s'affiche sur les murs à grands renforts de graffitis

Un graffiti du Premier ministre actuel, Beji Caid Essebsi, devant le théâtre municipal de Tunis, signé par le collectif Ahl El Kahf. En bleu, est écrit : "Ne tombez pas amoureux du pouvoir"

Au lendemain de la révolution du 14 janvier, une vague d'art alternatif a envahi la rue en Tunisie. Au travers des graffitis qui tapissent les murs de la ville, les artistes tunisiens comptent bien se réapproprier un espace trop longtemps gouverné par la police de Ben Ali.

Depuis la chute du régime de l'ancien président Ben Ali, la Tunisie est en effervescence. La révolution politique s'est accompagnée d'une renaissance de la scène artistique. Et la rue a pris des airs d'agora où les citoyens, principalement des jeunes, s'expriment  en images, comme le groupe d'art alternatif Ahl El Kahf, conduit par des artistes peintres diplômés de l'Ecole des Beaux-Arts de Tunis.

Contributeurs

 Elyes Mejri

"À travers cet art de rue, nous nous réapproprions l'espace public"

Elyès Mejri est peintre. Il fait partie des fondateurs du groupe Ahl El Kahf.

L'idée de créer le groupe Ahl El Kahf a été lancée il y a plus d'un an. Nous discutions entre amis de l'absence de formes d'art "underground" en Tunisie et nous essayions d'imaginer à quoi cela pourrait ressembler. C'est à ce moment là que le nom de "Ahl El Kahf" ["Gens de la caverne", NDLR] a été choisi. Il fait référence à un récit relaté dans le Coran, ainsi que dans les textes chrétiens. C'est l'histoire d'un groupe d'hommes qui s'étaient cachés dans une caverne pour échapper à la colère d'un roi. Dans leur cachette, ils furent plongés par Dieu dans un sommeil qui dura plusieurs siècles. Cette histoire symbolisait pour nous l'esprit de la culture underground qui devait s'inscrire dans une autre temporalité, être décalé par rapport à la société, et se démarquer de ce qu'on voit à la surface.

L'idée n'a abouti qu'avec l'avènement de la révolution tunisienne. Lors des  premiers sit-in qui se sont organisés devant le siège du Premier ministre, avec des amis, nous avons commencé à dessiner quelques graffitis. Zied, un des membres du groupe, avait pris des photos et avait ensuite posté l'album sur Facebook sous le nom "[Ahl El Kahf]". C'est là que le groupe s'est vraiment créé.

Il est difficile de dire aujourd'hui combien de membres compte notre collectif. Nous sommes trois personnes à l'avoir fondé, mais beaucoup nous ont rejoints après. Pour nous, le principe est simple : nous expliquons aux intéressés le fonctionnement de notre groupe ; après, libre à eux de créer comme ils le veulent. Je sais qu'il y a des graffitis qui ont été signés du nom de notre groupe alors que je ne connais même pas la personne qui les a peints. Cela aussi fait partie de l'esprit Ahl El Kahf.

Notre travail est hybride. Nous ne faisons pas de simples tags ou graffitis. Certains d'entre nous se sont spécialisés en peinture à l'école des Beaux-Arts et cela se voit dans notre manière de travailler. Avant chaque opération, nous allons en repérage. Nous choisissons les endroits en fonction de leur symbolique (des places ou des bâtiments connus) mais aussi en fonction de la nature de la surface. Nous essayons par exemple d'utiliser même les fissures ou les imperfections d'un mur. Ensuite, nous peignons la surface qui va accueillir les graffitis.

Pour dessiner nos motifs, nous utilisons du papier radiographique pour sa précision et sa résistance. Ceux-ci représentent des figures connues, comme celle du Premier ministre tunisien, mais aussi des motifs de Banksy [célèbre tagueur britannique] car nous sommes un groupe en devenir et nous avons besoin de nous inspirer des autres pour créer notre propre univers. Nous découpons par la suite le papier et dessinons les formes sur les murs à l'aide de bombes. Parfois on ajoute d'autres choses autour. C'est un peu plus que des tags.

"Nous jouons au chat et à la souris avec la police"

Tout ça comporte évidemment des risques. Nous jouons au chat et à la souris avec la police. Les autorités s'empressent d'effacer toute trace de notre passage. Nous profitons souvent des manifestations pour faire nos dessins car dans ces moments-là, la police s'occupe des manifestants et nous laisse tranquille. Autrement, nous agissons la nuit. Et les passants découvrent le résultat au lever du jour.

Cette censure ne nous étonne pas, nous nous y attendions. Après tout, l'art de rue est un élément nouveau dans le paysage tunisien. Et puis, la Tunisie n'est pas une exception. Même en Europe et aux Etats-Unis, les tagueurs doivent ruser. De fait, ce que nous dessinons a toujours une durée de vie très limitée. Le caractère éphémère de cet art peut paraître frustrant, mais il fait partie intégrante de l'art contemporain engagé. Nous ne concevons pas cela comme une "œuvre d'art", c'est une logique différente.  Des pétitions ont cependant été lancées sur le Net pour préserver ces tags. Nous avons été très touchés par cette reconnaissance.

Hommage à un des héros de l'indépendance tunisienne, Farhat Hached.

Un graffiti en hommage à Mohamed Bouazizi, l'homme qui a déclenché la révolution en s'immolant, en décembre 2010, à Sidi Bouzid.

À travers cet art de rue, nous nous réapproprions l'espace public, mais également les fêtes nationales qui ont trop longtemps été instrumentalisées par le pouvoir en place. Lors de ces mobilisations, comme le 9 avril dernier lors de la fête des martyrs, nous avons coordonné notre action avec divers syndicats et associations dans différentes villes du pays. Nous avons fait plusieurs graffitis de martyrs connus dans les rues de Tunisie. Je ne pourrai pas dire comment évoluera notre mouvement dans les prochains mois, mais il est certain que c'est un changement radical dans le paysage artistique tunisien."

"Où sont les snipers ?"

Rue de Palestine, à Tunis. Hommage à Leila Khaled, militante palestinienne.

Le célèbre rat du graffeur Banksy revisité par les artistes tunisiens. Celui-ci a hérité de la tête de Mouhammar Kadhafi.

Zine el-Abidine Ben Ali.

 Elyes Mejri

Billet écrit avec la collaboration de Sarra Grira, journaliste à France 24.

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