Voici, envoyé par une fidèle lectrice d'Infosyrie.fr, un article paru en juin dans le Monde diplomatique. L'auteur, qui signe du pseudonyme historiquement référencé de Zénobie (1), se livre à une analyse sémantique de la révolte syrienne à travers ses slogans et mots d'ordre, puis donne une rapide analyse de ses motivations, de son soubassement sociologique et géographique. En ce qui concerne la sémantique, on constate à la lecture de l'article que les opposants au pouvoir descendus dans la rue rejettent avec apparemment autant de force l'islamisme - des Salafistes et des Frères musulmans - que le pouvoir en place : Zénobie cite à l'envi des slogans conspuant les fanatiques islamistes et proclamant l'unité indéfectible des différentes composantes religieuses syriennes, Alaouites (la minorité dont sont issus le président et nombre de cadres dirigeants syriens) compris. Autre leitmotiv de ces manifestants, le nationalisme avec l'attachement proclamé à l'unité de la Syrie.
Clairement, et l'auteur le rappelle, les manifestants entendent répondre ainsi à un argument - fort - des autorités, selon lequel le mouvement est manipulé par les extrémistes, eux-même dans la main de puissances étrangères - Etats-Unis ou Arabie Saoudite -, et ne peut conduire qu'à l'affrontement intercommunautaire et à l'éclatement du pays, selon le « modèle » irakien. Reste que les formules guerrières et religieuses - avec notamment ce tropisme du « chahid » (martyre) -, qui pourraient être reprises par les djihadistes de tout poil, sont volontiers scandés par les manifestants « pacifiques ». Qui le plus souvent sortent de la mosquée le vendredi (jour de la grande prière). Dis-moi ce que tu cries, je te dirai qui tu es - ou ce que tu pourrais devenir ?
Notre analyste reconnaît que, au moins au début du mouvement, Bachar al-Assad jouissait d'un bon capital de sympathie chez les manifestants mais que ses discours ont déçu. On doit quand même rappeller, à ce stade, que le président a, dans son dernier discours, fait des promesses assez détaillées quant à tout un train de réformes politiques et sociales, a autorisé une réunion d'opposants au grand jour à Damas (une grande première), et a convoqué un dialogue national pour le 10 juillet. Quels que soient les erreurs, lacunes et retards du régime, cela vaut d'être pris en compte.
Par ailleurs Zénobie rappelle quelques données structurelles pas forcément développées par les grands médias, notamment télévisés : une mobilisation moindre dans les grandes villes - Damas et Alep, et plus forte dans les zones rurales peu développées, comme la région de Deraa d'où est parti le mouvement. Les banlieues défavorisées des villes « bougent » plus facilement que les autre quartiers plus centraux. L'auteur indique aussi que la minorité chrétienne n'est pas dans le mouvement, signe supplémentaire qu'un spectre hante l'inconscient national syrien, celui du fondamentalisme islamique sectaire et agressif, qui, notamment en Irak, a fait des chrétiens autant de boucs émissaires de l'agression américaine.
Enfin Zénobie remarque que les slogans, nationalistes, unitaires et - apparemment - a ou multi-confessionnels des manifestants sont au fond ceux que l'idéologie du parti Baas au pouvoir a insufflé depuis près d'un demi-siècle dans l'opinion syrienne : cette exaltation de la nation par-desus les communautés ethno-religieuses, ce laïcisme sont bien les legs de ce baasisme que conspuent les manifestants !
Au fait, à propos de sémantique, n'est-il pas abusif ou audacieux, (madame ?) Zénobie, de parler d' »intifada » à propos de la Syrie ? Parce que, malgré tout, les Syriens ne sont pas sous le joug d'une puissance étrangère. Et que des millions d'entre eux soutiennent le régime, quand on ne trouve guère de Palestiniens pour manifester en faveur d'Israël !
(1) Zénobie fut, au IIIe siècle de l'ère chrétienne, une reine de Palmyre qui tenta de détacher la partie orientale et asiatique de l'Empire romain de l'autorité de l'empereur Aurélien mais échoua finalement.
En anglais dans le texte, en islamiste dans le fond ?
Les mots de l'intifada syrienne
Comme les résistances nationalistes arabes en Syrie au cours du XXe siècle, l'actuel soulèvement populaire est marqué par la place de la mosquée dans les mobilisations, par le rôle moteur de la jeunesse, de secteurs sociaux économiquement en crise ou éloignés de la capitale, et la participation des femmes.
Par Zénobie
« Ma fi khawf baad al-yawm ! » [« Plus de peur à partir d'aujourd'hui ! »], scandaient les habitants de Deraa le 18 mars dernier. Alors que la répression s'intensifiait, les manifestants rejetaient la culture de la peur : dans plusieurs villes, ils se disaient prêts à mourir :« Ressaisis-toi ô Banias (1), la liberté vaut bien [la vie] des gens » ;« Au paradis les martyrs vont par millions » ; « Il n'y a pas d'autre dieu que Dieu et le martyr est le bien-aimé de Dieu ». Le thème du martyre revient dans toutes les régions et s'exprime dans un mot d'ordre très courant au Proche-Orient : « Avec notre âme, avec notre sang, nous nous sacrifierons pour toi, ô martyr » (« Bi-rouh bi-damm, nafdîk ya chahîd »). Cette formulation peut aussi servir à affirmer la solidarité avec une ville où sont tombés de nombreux habitants : « Avec notre âme, avec notre sang, nous nous sacrifierons pour toi, ô Deraa », par exemple.
Depuis le 15 mars, la revendication de liberté s'exprime dans chaque manifestation, en détournant un slogan du régime : « Dieu, la Syrie, Bachar et c'est tout ! » devient « Dieu, la Syrie, la liberté et c'est tout ! ». Dans un pays qui connaît l'état d'urgence depuis 1963, la liberté est associée à la démocratie politique : « Nous demandons la liberté et des élections démocratiques. » Elle transcende les divisions confessionnelles : « Liberté, liberté, musulmans et chrétiens ! » ; « Nous sommes les partisans de la liberté et de la paix ».
Le dernier grand registre est celui de la dignité de la personne et du citoyen. Un grondement de colère se répand : « On n'insulte pas le peuple syrien » (« Al-chaab al-suri ma byandhal »). Le martyre lave l'humiliation et rend à l'être humain ses vertus d'homme et de croyant, vertus historiquement placées au panthéon des héros nationalistes syriens et des saints : « La mort plutôt que l'avilissement » (« Al-mawt wa lâ-l-madhalleh »). Au début de l'intifada, il n'était pas rare, lors de soirées en famille ou entre amis, d'entendre les partisans de l'opposition saluer en ces termes toute personne venant de Deraa ou de sa région : « Vous nous avez relevé la tête » - c'est-à-dire : « Vous nous avez rendu notre dignité » (« Rafa'tu-l-na ra'sna »).
La rue s'attache aussi à répondre aux accusations de division, de violence et de complot. Elle proclame son désir de pacifisme, d'unité, et son rejet du confessionnalisme : « Un, un, le peuple syrien est un ! » ;« Pacifiquement, pacifiquement, musulmans et chrétiens, pacifiquement, pacifiquement, non, non au confessionnalisme ! » ; « Non à la violence, non au vandalisme ! ». Dans les zones où des provocations communautaires ont été perpétrées, les slogans et banderoles ripostent : « Sunnites, Kurdes et alaouites, nous voulons l'unité nationale » (« Sunni wa kurdi wa 'alawiyya, badna wahdah wataniyyah »).
La peur entretenue par le pouvoir au sein des minorités (chrétienne, alaouite, etc.) repose sur l'allégation selon laquelle cette révolte serait manipulée par les islamistes. Là encore, les manifestants répondent :« Ni salafistes ni Frères [musulmans], vive les hommes courageux ! » ; « Les Arabes et les Kurdes contre le salafisme » ; « Notre révolte est la révolte de la jeunesse, pas du salafisme ni du terrorisme » ; « Ni Amérique ni Iran, laissez-nous vivre en paix ». On entend également des réponses de synthèse, si l'on peut dire : « Nous ne sommes ni des Frères [musulmans] ni des agents de l'étranger, nous sommes tous syriens, musulmans et alaouites, druzes et chrétiens » (« Nahna ma 'anna ikhwân wa lâ aydî kharijiyya, nahna kullna suriyya, islam wa 'alawiyya, durziyya wa masihiyya »).
Aux premiers jours de la révolte, les manifestants se bornaient à réclamer des réformes et la fin de l'état d'urgence. Le président Bachar Al-Assad bénéficiait encore d'une certaine sympathie (2). Forts des leçons de la guerre civile qui a ravagé durant quinze ans le Liban voisin et plus récemment l'Irak, les Syriens se méfiaient d'une confrontation longue et sanglante comportant des risques d'affrontements confessionnels. Mais le régime fit couler le sang à Deraa et M. Al-Assad, dans son premier discours - très attendu - à la nation, le 30 mars 2011, traita les manifestants par le mépris. Dès lors, le slogan des révolutions tunisienne et égyptienne, « Le peuple veut la chute du régime » (« Al-chaab yourid isqat al-nizam »), commença à résonner dans les rues. Face à la terreur répandue par les sbires du pouvoir et à un nombre croissant de morts, le ton monta : « On ne t'aime pas, on ne t'aime pas, dégagez, toi et ton parti ». En avril, un autre slogan fit l'unanimité :« Le traître c'est celui qui frappe son peuple ».
« Zenga, zenga, dar, dar, badna nchîlak ya Bachâr » - « Ruelle après ruelle, maison après maison, Bachar, on va se débarrasser de toi ». Après l'attaque par les forces de sécurité de la mosquée Al-Omari, dans la nuit du 16 au 17 mars, le meurtre d'une mère et de sa petite fille, ainsi que l'enlèvement de blessés réfugiés dans l'édifice religieux, c'est de Deraa qu'étaient venus les premiers slogans contre le président, avant même qu'il ne parle. La formule qui ouvre le slogan (« Zenga, zenga, dar, dar ») renvoie ironiquement à un extrait d'un discours du dirigeant libyen Mouammar Kadhafi qui, repris dans un générique de la chaîne Al-Jazeera, s'est répandu comme une traînée de poudre dans tout le monde arabe.
Le deuxième discours de M. Al-Assad, le 16 avril, est arrivé bien trop tard pour permettre une désescalade, d'abord en raison de ses silences - sur l'article 8 de la Constitution, qui affirme que le Baas est le parti dirigeant, et sur la libération des prisonniers politiques. Par ailleurs, la fin de l'état d'urgence n'a rien changé à l'arbitraire de milliers d'arrestations, ni à l'envoi de l'armée et des blindés contre les manifestants : « L'oppression leur est devenue une habitude, au point qu'ils la voient comme un rite », « Non seulement ils nous ont volé la dignité, mais ils nous font aussi payer le prix de leur corruption ».
Les Syriens affirment avec force un double attachement, pour la « grande patrie » (« Vive la Syrie et à bas Bachar Al-Assad ») et pour leur ancrage local (la « petite patrie »). Chaque ville interpelle ses habitants ; comme dans la tradition des grands combats bédouins, elle en appelle aussi souvent à leur virilité (al-roujoula), valeur centrale - avec la vertu - pour tout combattant arabe : « Où es-tu, Deiri [habitant de Deir Ez-Zor] ? Où es-tu ? Lève-toi et mets-toi du khôl sur ltes yeux » - car les combattants des tribus se fardaient de khôl avant de partir au combat. « O Barzeh (3), c'est nous tes hommes, Dieu reconnaît tes traîtres » ; « Voici tes hommes, ô Daraya [ville au sud-ouest de Damas] ». Le manifestant qui défie la mort se sacrifie pour sa patrie et honore sa ville ou son village. Lesquels mesureront ensuite leur place dans l'histoire du pays au nombre de leurs « courageux ».
Cette révolte n'est pas seulement politique ; elle témoigne également d'une situation économique et sociale dégradée, les manifestants provenant largement des secteurs sociaux défavorisés. A travers le rejet de la corruption se manifestent celui des réseaux clientélistes du régime et la demande d'une répartition plus juste des richesses, ainsi que des emplois. Ceux-ci sont conditionnés à l'appartenance au parti Baas ou à certaines communautés confessionnelles, notamment les alaouites et, dans une moindre mesure les chrétiens. Un non-dit officiel, bien connu de ceux qui n'appartiennent à aucune des deux catégories privilégiées :« Ils ont mangé l'oeuf et sa coquille et nous ont laissés sur la paille » (« Akalu al-bayda wa-l-ta'shira wa khalluna 'ala al-hasira »).
M. Rami Makhlouf, le cousin de M. Al-Assad, contrôle directement ou indirectement tous les secteurs juteux de l'économie : la branche syrienne de la banque libanaise Byblos, des sociétés foncières et de construction, deux compagnies d'aviation, des hôtels, les magasins enduty free aux frontières, Syriatel - opérateur téléphonique -, une grande part de MTN - une autre société de téléphonie - et des dizaines d'autres entreprises. C'est pourquoi les manifestants de Deraa et de Lattaquieh ont brûlé le bureau de Syriatel dans leur ville...
La spontanéité de cette intifada ne doit pas dissimuler les disparités entre la ville et la campagne, ni entre Damas, Alep et le reste du pays. La réticence des grandes villes à entrer en révolte n'est pas nouvelle : Alep, pourtant alors dépositaire de stocks d'armes ottomans, n'avait pas bougé lors de la révolte du Nord (1919-1921) contre l'occupation française, pas plus que Damas ne s'était soulevée lors de la grande révolte syrienne de 1925-1926 contre le mandat français. Que l'initiative du soulèvement soit venue de Deraa, dans la périphérie rurale et méridionale du pays, n'est donc guère surprenant.
Les manifestants espéraient que les premiers soubresauts à Damas, les 15 et 16 mars, se traduiraient par une mobilisation d'ampleur dans la capitale, au coeur du pouvoir. Ce sont les faubourgs (comme en 1925) et les banlieues défavorisées de la capitale qui ont sauvé l'honneur, tandis qu'Alep, après de longues hésitations, a dû prendre à son tour place dans la géographie du soulèvement avec quelques centaines d'étudiants. Ce qui lui a valu, le 29 avril, une apostrophe moqueuse de sa voisine, Hama : « Bon réveil, Alep ! » (« Sah al-nawm yâ Halab ! »).
Tous ces slogans et mots d'ordre marquent une rupture majeure avec l'idéologie des partis politiques du Proche-Orient au XXe siècle : rien n'y vient rappeler ni le nationalisme arabe ni l'islamisme. Mais la crainte de ce dernier, et plus précisément du salafisme, est renforcée par la rumeur selon laquelle la libération de prisonniers politiques décidée par M. Al-Assad le 30 mars 2011 aurait concerné au premier chef des militants, ou supposés tels, des Frères musulmans (aux côtés de détenus de droit commun). Si cette crainte est instrumentalisée par le régime, il faut noter la prudence des représentants ou des responsables des institutions chrétiennes : ils n'ont même pas condamné la répression.
L'intifada syrienne fonctionne en rupture avec le passé politique du pays, tout en reproduisant des représentations déjà actives dans les mobilisations du XXe siècle : place de la mosquée dans l'espace urbain ; son rôle de refuge (où les blessés, les pourchassés devraient pouvoir se réfugier) ; culture islamique dans les slogans (« Allahu Akbar ») ; figure du militant, synthèse de celles anciennes du héros et du martyr sur la base de deux valeurs de référence - la virilité et la vertu - s'ancrant dans un territoire... Elle est le fruit à la fois d'une conjoncture régionale et d'évolutions internes. Elle est profondément populaire et patriotique, un patriotisme qui, paradoxalement, a été instillé et cultivé par l'école publique du Baas, un peu à l'image de ce qu'a accompli la IIIe République en France.
L'avenir du soulèvement, privé de tout soutien extérieur, régional ou international, dépend de sa capacité de mobilisation et de paramètres incertains : divisions au sein de l'armée, ralliement de chefs religieux, de personnalités ou de villages des communautés minoritaires. Les manifestants le savent et l'appel aux minorités druze, chrétienne et alaouite, au nom de l'unité nationale, revient sans cesse dans la rue. Ceux lancés à l'armée sont encore peu nombreux : « Armée syrienne, ô toute-puissante, protège Deraa de l'encerclement » (« Al-jaych al-suri yâ jabbâr radduw 'an Der'â al-hisâr »). Celle-ci, ancienne avant-garde politique qui a gagné ses titres de gloire dans la lutte anticoloniale et a été ensuite discréditée - bien plus par l'exercice du pouvoir que par ses défaites face à Israël -, pourrait paradoxalement incarner le principal espoir de l'intifada, à défaut d'autres perspectives réalistes.