Par Quentin Liger, 𝕏 @sinaute (londonien)
Après notre article sur les émeutes en Grande Bretagne, notre 𝕏 @sinaute Quentin Liger, qui habite Londres, a publié [dans nos forums] un témoignage très intéressant sur le contexte politique et social qui pourrait expliquer les événements. Nous reproduisons son témoignage ici.
Suite aux émeutes de Tottenham hier, je voulais mettre quelques réflexions sur papier. Je connais assez mal la situation propre à ce quartier. J'ai habité le coin pendant quelques années, et j'ai déménagé voici deux ans dans un quartier assez similaire au sud de Londres. Je pense qu'il est utile de replacer certaines choses dans leur contexte, comme ce qui s'est passé hier n'est sans doute qu'un début, et que le public français est souvent mal informé de ce qui se passe de ce côté de la Manche. Eh oui, les Français de Londres ne sont pas tous traders !
Bien que personne ne semble savoir vraiment pour l'instant ce qui a déclenché ces émeutes, il semblerait que suite à la mort d'un résident local de 29 ans (Mark Duggan), tué par la police jeudi dernier, des associations de quartier ont manifesté devant le poste de police de Tottenham pour demander des explications. A partir de ce moment là, peu d'informations sont pour l'instant vérifiables, mais selon les dires de certains, la police aurait poussé (ou frappé) une jeune manifestante de 16 ans. Quoi qu'il en soit, il paraît à peu près sûr qu'après plusieurs heures de manifestations, la police n'ait pas daigné recevoir les manifestants ou leur faire part de l'avancement de l'enquête sur la mort de Duggan. Vers 20h20, une voiture de police a été brûlée, suivie de plusieurs autres, d'un bus à impériale et des différents magasins de Tottenham High Road. Après que les manifestants aient été dispersés, plusieurs autres magasins ont été brûlés et pillés, particulièrement dans le quartier de Wood Green, à quelques encablures de Tottenham.
Deux éléments de ce qui a commencé hier soir me semblent particulièrement intéressants, et sont d'une certaine façon liés; le contexte de ces émeutes (pas l'élément déclencheur, mais la situation à plus long terme) et la façon dont elles sont rapportées pas les médias.
un contexte de violences policières récurrentes
Pour la plupart des Britanniques, Tottenham est synonyme de quartier juif, même si cela ne reflète que très partiellement la situation. Bien que le joyau du quartier, le club de football des Spurs, soit très attaché à la culture juive de Londres, Tottenham est un quartier très mixte. Il suffit de regarder les (quelques) images filmées hier pour se rendre compte de la diversité parmi les manifestants. Cependant, il serait naïf d'ignorer un certain aspect racial dans ces événements - du côté de la police tout au moins. Depuis 1998, la Met (Metropolitain Police - Police de Londres), a lancé une opération baptisée « Trident » qui a pour but de s'attaquer aux crimes par armes à feu dans les communautés noires. Les pouvoirs accrus de la police depuis le renforcement des lois anti-terroristes étendent le droit des policiers qu'on appelle « Stop and Search », littéralement, arrêter quelqu'un dans la rue et le fouiller (voir la liste des circonstances dans lesquelles la police a le droit de Stop and Search). Tottenham est aussi un des quartiers de Londres où la tension entre la population est la plus vive, les émeutes de Broadwater Farm, étant encore très présentes dans la mémoire collective.
Il faut aussi replacer ces émeutes dans un contexte plus général de violences policières et de division de la société en général. Ces dernières années, la Police britannique a souvent été bien loin de l'image gentillette du Bobby se promenant en chemisette, pas armé avec son casque caractéristique sur la tête. Si le meurtre de Jean Charles de Menezes, un électricien brésilien innocent abattu de onze balles dans le corps par la police anti-terroriste suite aux attentats du 7 Juillet 2005 et la mort de Ian Tomlinson, un vendeur de journaux mort après avoir été frappé par un policier pendant les manifestations en marge du G20 à Londres en 2009 sont les exemples les plus connus, ils sont loin d'être les seuls ; depuis 1998, plus de 300 personnes sont mortes après leur arrestation.
Le niveau de violence utilisé récemment par la police dans les manifestations estudiantines contre le relèvement des frais universitaires (dont l'exemple le plus choquant fut la violence utilisée contre un manifestant en chaise roulante, Jody McIntyre) a aussi beaucoup fait pour changer la vision de la police dans ce pays. Finalement, la connivence entre la Met et les journaux de News International du groupe de Rupert Murdoch dévoilée par le scandale des écoutes n'a rien fait pour redorer son blason.
Beaucoup d'activistes et de militants de gauche tendent à faire le parallèle entre les émeutes de 1981, 1986 et 2011 d'un point de vue politique. Il me semble que 13 ans de « New Labour » ont fait oublier au public français les tensions propres aux politiques d'austérité des conservateurs. Rien qu'à Haringey (le borough administratif dans lequel se trouve Tottenham), le budget jeunesse a été coupé de 75%. Le Guardian a publié un article fin juillet qui dément bien que cette explosion était une surprise.
Twitter informe mieux que les chaînes d'info en continu
Ce qui m'a aussi paru très intéressant hier fut l'attitude des médias traditionnels. Ce ne fut pas une surprise de voir que Twitter m'informait mieux que les chaines d'info de la BBC et de SkyNews. Alors que Twitter était en ébullition et que [#Tottenham] 'trendait', les deux chaines principales d'information en continu étaient encore fixées sur une histoire d'Anglais tué par un ours polaire en Norvège...
La différence était aussi frappante dans les commentaires, la BBC expliquant que la première voiture avait brûlé 'around tea-time' (l'heure du diner, pas du thé). Les journalistes télé étaient bien installés derrière les lignes de police comme d'habitude relayant les messages du site de micro-blogging (omettant bien sûr les critiques à leur égard). Un peu plus tard, lorsque Tottenham High Road s'est vidée, une équipe de la BBC a été prise à partie en filmant une voiture de police laissée à l'abandon en train d'être attaquée. A peu près au même moment, la camionnette satellite de la chaine fut aussi attaquée, et la BBC prit la décision de rappeler toutes ses équipes, y compris au moins un journaliste (rickin_majithia) qui tweetait indépendamment.
La BBC avait déjà frappé fort lors des manifestations estudiantines du 9 décembre en envoyant des journalistes aussi harnachés qu'en zone de guerre avec casque. De plus, les journalistes sont accusés (souvent à juste titre) de donner toutes les images qu'ils ont filmées à la police pour les aider à identifier les manifestants. Cependant, ce qui crée le plus l'impression que les journalistes sont du côté du pouvoir est beaucoup plus subtil. Les informations de la police sont toujours rapportées comme faisant foi, alors que l'histoire récente a prouvé qu'il faut souvent les prendre avec des pincettes. Au lendemain des plus importantes manifestations (hors celles contre la guerre en Irak), le 9 décembre, les unes étaient couvertes de la photo de la voiture du Prince Charles, la BBC titrant « Prince unharmed ». Ce matin encore, expliquant le parallèle entre les émeutes d'hier et celles de 1986, la BBC ne parlait que du policier tué, pas de la mort de Cynthia Jarrett qui en fut l'étincelle. Les autres chaines (surtout SkyNews) sont coupables des mêmes choses, mais qui (voudrait bien) aime(r), châtie bien.
Sur Twitter, les sources les plus au fait étaient un mélange de journalistes et d'activistes sur le terrain. D'autres journalistes (surtout 𝕏 @DavidAllenGreen) ont fait un très bon boulot en parcourant les tweets et en identifiant ceux qui étaient fiables. Bien que 95% de ce que j'ai appris hier venait de twitter, 99% de ce qui y était dit était faux ou n'était que de vagues commentaires (y compris de football). C'est grâce à ceux qui font ce boulot que les utilisateurs occasionnels de Twitter comme moi peuvent en tirer un maximum d'informations.
un système électoral imparfait
Depuis un peu plus d'un an et la formation du gouvernement de coalition, la situation au Royaume-Uni est de plus en plus tendue. Différents groupes commencent à se faire entendre, comme le prouvent les manifestations de la fin 2010 sur les frais d'inscription dans les universités (et plus généralement la marchandisation des études universitaires) et les manifestations contre l'austérité de mars et contre l'allongement de la période de travail avant la retraite de juin. Des groupes se forment comme UK Uncut, un groupement artistique et non-violent d'action directe, créé en 2010 et qui organise des actions pour souligner l'évasion fiscale. La société britannique me semble de plus en plus divisée entre les ayants et les autres. L'inégalité du système électoral, (le first past the post) scrutin uninominal majoritaire à un tour, qui fait qu'aux dernières élections les deux tiers des députés ont récolté moins de 50% des voix dans leur circonscription, n'est que la partie émergée de l'iceberg. Les leaders des trois grands partis viennent de classes sociales à peu près similaires, et les inégalités vont s'accroitre au cours des prochaines années suite aux politiques du gouvernement. Sans possibilité de pouvoir avoir une voix de façon démocratique et non-violente, les émeutes d'hier risquent de s'étendre ou de réapparaitre dans les prochains jours, semaines ou mois, à Tottenham ou dans d'autres quartiers de Londres. Et si les groupes de gauche, les syndicats et les groupes marginalisés parviennent à unir leurs forces, l'hiver qui vient sera plus explosif que le winter of discontent, surtout si le Labour continue sa nouvelle tradition blairiste d'ignorer les griefs de la population.
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