Abdel Bari Atwan
Juste un jour après que les États du CCG aient publié une déclaration critiquant l'usage excessif de la force par les autorités syriennes contre leurs citoyens qui réclament des réformes et un changement démocratique, et après cinq mois d'affrontements et de meurtres, la Ligue arabe a appelé les autorités syriennes à arrêter immédiatement tout acte de violence contre des civils et lancer une campagne pour sauvegarder l'unité nationale du peuple syrien, épargner le sang des civils et des militaires, et éviter une intervention étrangère.
Ce qui attire l'attention, c'est que ces deux déclarations ont été faites quelques jours après une déclaration similaire par le Conseil de sécurité de l'ONU et un avertissement lancé par le Premier ministre russe, Vladimir Poutine, au président syrien Bachar al-Assad, dans lequel il est dit que le président syrien poursuivait une voie dangereuse en adoptant une approche militaire et en versant le sang de son peuple.
Ces interventions sont également intervenues après le choc provoqué par le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan. M. Erdogan avait souligné que la patience de son pays était épuisée et il a révélé qu'il avait l'intention d'envoyer le ministre turc des Affaires étrangères, Ahmed Davutoglu, à Damas le 9 août avec un message rédigé en termes très vigoureux.
La réponse officielle syrienne à toutes ces déclarations et aux avertissements s'est faite encore plus sanglante que toutes les réponses précédentes. L'armée syrienne et les forces de sécurité ont hier tué environ 66 personnes dans des attaques par des chars et véhicules blindés sur les villes de Dayr al-Zawr et Homs. dans le même temps, les forces syriennes ont encerclé Ham, où elles poursuivent les opérations de ratissage à l'intérieur de la ville, et où le nombre de victimes devrait augmenter à mesure que la nuit tombe.
Les autorités syriennes ont exprimé « leur regret » de la déclaration du CCG en termes vigoureux concernant le ton et les mots employés qui évitent de mentionner les attaques contre les forces syriennes lancées par des hommes armés, décrits comme des « terroristes » affiliés à des mouvements extrémistes islamiques qui chercheraient à déstabiliser le pays en prélude à un renversement du régime.
Cet acte de « bravoure » par les États du CCG ne sort pas de nulle part, quelque chose devant être « concocté » derrière des portes closes, et incitant ces Etats à faire soudainement cette déclaration. Après tout, ces états ont tenu tout au long des cinq derniers mois « à faire la cour » au régime syrien et ont envoyé des délégations pour exprimer leur solidarité avec lui. Dans le même temps, ces états ne cessent d'employer leurs réseaux satellitaires au profit des groupes syriens d'opposition afin d'exposer les faits sanglants qui se déroulent sur le terrain. Cet emploi des organes de presse a atteint son paroxysme lorsque les tanks et les véhicules blindés syriens ont pris d'assaut la ville d'Hama et y ont tué environ 60 personnes en deux jours.
Évidemment, plusieurs facteurs ont invité les États du CCG à faire leur déclaration, laquelle a été suivie par une autre déclaration cette fois-ci de la Ligue arabe. Les facteurs clés qui ont incité la publication de ces déclarations sont :
le grand nombre de martyrs tombés dans les attaques déployées par la sécurité syrienne et les forces armées ;
les pressions croissantes internes, en particulier par les peuples du CCG et de leurs institutions religieuses sur leurs gouvernements respectifs pour briser le silence et prendre position en faveur du soulèvement populaire ;
la critique croissante par les groupes syriens d'opposition du silence des pays arabes sur le carnage en Syrie, en particulier de la part des états du Golfe.
Certains diront que les états du CCG, qui ont soudainement découvert l'importance et les bienfaits des changements et qui maintenant veulent exhorter le gouvernement syrien à introduire des réformes, sont ceux qui ont le plus besoin de procéder à des réformes. Ils soutiennent qu'il aurait été plus approprié pour les états du CCG de commencer à introduire eux-mêmes des réformes en réponse aux demandes de leurs peuples « qui se portent si bien ».
Cet argument a une certaine valeur. Ces Etats du Golfe sont conscients de cette réalité, mais ils l'ignorent, tout comme leurs homologues arabes depuis des décennies. Ils doivent avoir été contraints ou forcés de publier cette déclaration pour détourner l'attention de leurs peuples de la situation domestique et concentrer son attention sur une cible étrangère, à savoir la Syrie, pour dissiper les signes du ressentiment populaire qui couvent sous la surface dans leur propre pays.
Il est vrai que les États du CCG, grâce à leur richesse pétrolière, ne sont pas confrontés à des soulèvements populaires les obligeants à recourir à des moyens répressifs pour y faire face, comme cela s'est passé en Tunisie et en Egypte, et comme cela se passe en Syrie et en Libye. Pourtant, nous devons garder à l'esprit deux points importants : d'abord, le Bahreïn, qui est un Etat du Golfe, fait face à une colère populaire réclamant une réforme et qui a conduit à l'intervention des forces saoudiennes pour mener à bien la répression et sauvegarder les orientations du régime en place. Deuxièmement, les soulèvements dans les républiques Arabes pauvres sont intervenus après 40 ans de patience et de docilité jusqu'à ce que ces facteurs atteignent le point d'explosion. La situation a éclaté, volatilisant toutes les équations et les théories existantes.
Lorsque nous avons écrit que l'éléphant égyptien avaient commencé à bouger après une longue période d'apathie, certains se moquaient de nous. Ils estimaient que notre optimisme quant à un soulèvement était un peu exagérée. C'est ce qu'ils croyaient bien que le pays en question était noyé sous la corruption, le déni des libertés et le pillage de richesses incalculables, sa population appauvrie par des hommes d'affaires mafieux soutenus par le régime. Le temps a montré comment cet éléphant a réussi à balayer tous les symboles de la corruption et à amener la tête du régime et de ses sbires devant la justice dans un procès qui est le plus civilisé dans cette région du monde.
Ce qui est certain, c'est qu'il est très peu probable que le soulèvement syrien parvienne à ses fins bientôt, le peuple syrien étant cependant déterminé à restaurer sa dignité et sa liberté. Ce qui est également certain, c'est que les autorités syriennes ne conçoivent pas de cesser d'avoir recours à leurs moyens militaires sanglants et aux solutions sécuritaires, et, dans le même temps, il ne tiendra pas compte de la forte pression arabe et internationale qui actuellement cible la Syrie.
Ce que l'on peut conclure de l'évolution de la situation en Syrie et dans la région, c'est que nous sommes confrontés au risque d'une polarisation sectaire dans la mobilisation. Cela peut se développer en une guerre régionale majeure impliquant des intervenants arabes et musulmans poussés par l'intervention étrangère, à moins que le régime syrien se rende compte du cours périlleux qu'il poursuit, et aborde la situation avec sagesse, sans obstination ni arrogance.
Interviewé dans le cadre de l'émission « Panorama » sur la chaîne satellitaire Al-Arabiyah, l'un des porte-parole du régime syrien, nous a surpris hier en reconnaissant crûment la possibilité du son pays de sombrer dans des abîmes sectaires. Il a déclaré que les États du CCG accueillaient des conférences de l'opposition syrienne sur leur territoire, et qu'ils déclenchaient à travers leurs chaînes par satellite une campagne d'incitation sectaire contre la Syrie. Il a averti, ou plutôt, a menacé que son pays pourrait faire la même chose avec les minorités ou les groupes chiites militant dans les Etats du CCG contre leurs régimes. Mais il a dit que la Syrie s'était jusqu'ici abstenue de le faire à cause de l'engagement de ses dirigeants en faveur des principes pan-arabes et nationalistes, et de l'idéologie laïque qui est opposée à toute forme de sectarisme.
L'avertissement du porte-parole syrien est sérieux et il envoie un message délibéré, car généralement sinon tous les cas, aucun porte-parole du régime syrien ne peut s'exprimer devant une chaîne satellite sans coordination préalable avec ses supérieurs. Le régime syrien est toujours homogène bien qu'il est affaibli par les manifestations. Nous n'avons pas encore entendu parler de divisions importantes au sein du corps diplomatique ou politique syrien, comme cela s'est produit au Yémen et en Libye. Mais bien que le régime syrien ait perdu beaucoup de sa légitimité suite aux manifestations e protestations dans la plupart des villes syriennes, à l'exception des deux principaux agglomérations que sont Alep et Damas, il détient toujours certaines cartes et alliances redoutables qui ne peuvent être sous-estimées.
Les autorités syriennes se plaignent de la présence de certains groupes armés qui ouvrent le feu sur l'armée syrienne et les forces de sécurité. Il y a des preuves que certaines des informations à cet égard sont vraies, ce qui était à prévoir d'une certaine façon. Car, lorsque les villes et leurs habitants subissent les attaques sanglantes des forces de sécurité et de l'armée, il n'est pas surprenant que l'on ait recours aux armes pour se défendre. Toute règle a des exceptions. Toutefois, la vaste majorité des manifestations sont de nature pacifique et la grande majorité des martyrs sont des civils désarmés.
Ce que nous craignons, c'est que cette situation ne se développe en une guerre civile et sectaire, en particulier parce que de nombreuses parties, tant extérieures que locales, poussent fortement dans cette direction. Si une telle guerre éclate, elle ne consumera pas seulement brûler la Syrie mais aussi toute la région. Est-ce que les autorités syriennes vont tirer certaines leçons, arrêter le carnage, et empêcher cet horrible scénario de se produire, et ainsi ouvrir la voie aux réformes dont il parle mais que nous ne voyons pas ? C'est ce qu'il faut espérer.
* Abdel Bari Atwan est palestinien et rédacteur en chef du quotidien al-Quds al-Arabi, grand quotidien en langue arabe édité à Londres. Abdel Bari Atwan est considéré comme l'un des analystes les plus pertinents de toute la presse arabe.
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