par Boris Dolgov
Boris Dolgov, membre de l'Académie russe des Sciences et de l'Institut des Etudes orientales de Moscou, docteur en histoire, donne ici son sentiment sur la situation en Syrie, sur les racines de la crise, et sur la position de la Russie dans cet entretien réalisé, à Damas, par Guy Delorme pour Infosyrie
Infosyrie : Pourriez-vous d'abord nous préciser les raisons de votre présence à Damas et à Hama ?
Boris Dolgov : Je suis ici à l'invitation du gouvernement syrien, et je suis l'un des 25 membres de la délégation russe, qui comprend des représentants du monde de la culture et du journalisme, ainsi que des délégués d'associations d'amitié russo-syrienne.
IS : On a le sentiment que l'actuel soutien de la Russie à la Syrie a valeur de message aux Occidentaux. Un message qui dirait en substance : « Nous ne sommes pas dupes de vos grands discours sur la démocratie et les droits de l'homme, qui servent à légitimer votre ingérence et vos plans de déstabilisation«. Qu'en pensez-vous ?
BD : En effet, on a déjà eu ce scénario, cette façon de faire en Libye, il n'est pas admissible que cela se répète en Syrie. En Libye, l'Occident ne combat pas pour la démocratie, il encourage et intervient dans une guerre civile. Et la Russie ne veut pas que la Syrie soit victime des mêmes manoeuvres.
IS : En France, on oppose souvent Medvedev et Poutine, dans l'espoir de diviser l'exécutif russe. Est-ce que le soutien à la Syrie fait l'objet d'un consensus à Moscou, ou bien y a-t-il des divergences ?
BD : Je crois effectivement qu'il y a deux tendances au Kremlin : l'une plus pro-occidentale que l'autre. Mais pour le moment, la ligne officielle est celle du soutien au régime syrien. Cela peut-il changer par la suite, je ne sais pas.
IS : Ne pensez-vous pas que les Américains refont en Syrie ce qu'ils ont tenté naguère aux portes de la Russie, en soutenant les révolutions « oranges » en Ukraine et en Georgie, via des ONG ?
BD : Oui, c'est pratiquement la même chose. Certaines forces voudraient changer le régime à Damas pour installer à sa place un qui serait plus favorable à l'Occident.
DS : Savez-vous si le président Medvedev et le premier ministre Poutine ont des contacts fréquents avec Bachar al-Assad, notamment depuis le début de la crise ?
BD : Honnêtement, je ne sais pas.
IS : Et est-ce que la Russie a les moyens d'aider la Syrie à faire face, dans les prochains mois, aux différents embargos technologiques et économiques dont les Euro-américains veulent accabler le pays ?
BD : La Russie aide la Syrie dans différents domaines, ne serait-ce que parce que les liens entre les deux pays sont aussi anciens qu'étroits, et remontent à la période soviétique. Cela dit, je ne pense pas que d'éventuels achats russes de gaz ou de pétrole syriens constitueront l'essentiel de l'aide de Moscou.
IS : Est-ce que les médias russes relaient les informations sur la présence en Syrie de groupes armés d'obédience salafiste, et responsables de crimes, ou bien l'information est-elle manichéenne comme chez nous ?
BD : La majorité de la presse russe donne une information qu'on pourrait qualifier de « neutre » avec des reportages sur l'opposition, d'autres sur les soutiens du régime. Les informations plus détaillées, moins formatées, sont le fait des revues et journaux plus « pointus ». L'existence des groupes armés est aussi mise en avant par une presse plus engagée.
IS : Mais est-ce que le peuple russe soutient globalement la ligne pro-syrienne, ou est-il sensible à la propagande occidentale sur le sujet ?
BD : Une grande partie de l'intelligentsia russe, notamment les milieux universitaires, est très au fait des enjeux et des péripéties de la situation, et elle soutient la démarche pro-syrienne du gouvernement russe. Les milieux populaires sont, évidemment, moins sensibilisés par cette question.
IS : Le représentant russe à l'OTAN, Rogozine, a évoqué une prochaine agression des forces occidentales contre la Syrie. Croyez-vous vraiment que ce soit possible ?
BD : Oui, je crois que c'est possible, surtout après la chute de Kadhafi en Libye. Mais certainement pas dans l'immédiat. Il y a un consensus occidental pour frapper la Syrie.
IS : Mais est ce-que vous pensez que la Russie, avec la Chine, tiendra bon au Conseil de sécurité, et ne concèdera aux Occidentaux aucune résolution, dont on a vu, dans le cas de la Libye, qu'elle pouvait servir de tremplin à une agression militaire ?
BD : Oui, je crois, car la subversion de la Syrie aurait des conséquences trop graves sur la région. Mais il faut dire que la très grave situation économique que connaissent, entre autres, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ne leur donne guère la possibilité de se lancer dans une nouvelle aventure militaire.
IS : Pensez-vous que l'attitude des Américains est liée aussi à l'existence de la base navale russe de Tartous ?
DB : Ce n'est pas à mon sens, la raison essentielle, car cette base a une activité plus modeste que du temps de l'URSS.
IS : En cas d'escalade américaine et européenne contre Damas, que pourrait faire Moscou pour défendre la Syrie ? Et pourquoi la diplomatie russe n'a-t-elle pas d'avantage soutenu Kadhafi ?
DB : Je l'ai déjà dit, il y a au Kremlin deux tendances : l'une pro-syrienne, l'autre tentée par un rapprochement avec les Occidentaux. Il y a aussi la question des relations économiques avec les pays occidentaux, qui ne peuvent être à chaque fois sacrifiées aux considérations strictement géopolitiques. De toute façon, on y verra plus clair après les prochaines présidentielles.
IS : Et où en est la diplomatie russe vis-à-vis d'autres pays musulmans stratégiques comme la Turquie et l'Egypte, ou l'Irak ?
DB : En ce qui concerne l'Egypte, je constate une certaine islamisation du pays qui ne va pas dans le sens des intérêts américains et israéliens, et une récente actualité le confirme. La diplomatie russe a tendance à privilégier le côté pratique, c'est-à-dire économique, des relations avec ces pays, au détriment de la géostratégie.
IS : Comment voyez-vous l'avenir de la Syrie, après cette nouvelle adresse à la nation de Bachar, et après cette visite de Hama. ? Les choses vont-elles se calmer, la crise va-t-elle au contraire repartir ?
BD : Je vois deux tendances ; l'une positive, avec la reprise de contrôle des autorités dans les zones et villes problématiques, et avec le soutien, j'en suis persuadé, d'une majorité de Syriens. Il ne faut pas oublier que le régime baasiste a fait beaucoup - par exemple les études et la Santé sont gratuits - et la situation sociale et économique en Syrie est bien meilleure que dans les pays limitrophes. D'après moi, d'ailleurs, et c'est l'aspect négatif, les raisons essentielles de la crise se trouvent à l'extérieur beaucoup plus qu'à l'intérieur des frontières syriennes. En effet, il existe des plans de démembrement de ce pays, l'un d'entre eux prévoyant par exemple l'attribution d'une portion de territoire syrien à la Turquie, d'une autre à Israël, un troisième « morceau » allant à un Kurdistan indépendant. Mais encore une fois une intervention étrangère contre le pays me parait impensable pour le moment.
IS : Ce plan que vous évoquez, qui l'a concocté, les Américains, les Israéliens ?
BD : J'ai connu ce plan par des articles de certains experts géopolitiques russes. Il s'inscrit de toute façon dans le contexte des relations historiques de la Syrie avec la Jordanie, Israël, la Turquie. Par exemple, ce dernier pays est l'héritier de l'empire ottoman qui contrôlait l'actuel territoire syrien. Et aujourd'hui Ankara est à nouveau une puissance régionale qui n'a sans doute pas renoncé à récupérer tout ou partie de ses anciens territoires. et puis Israël, bien sûr, a tout intérêt à affaiblir la Syrie.
IS : Une intervention armée contre la Syrie embraserait à coup sûr la région. On peut même dire qu'on frôlerait alors dangereusement une guerre mondiale. Dans ces conditions, le véto russe ne protège pas seulement la Syrie, mais le monde entier, de la folie euro-américaine...
BD : Absolument. Mais je répète qu'une résolution anti-syrienne n'a aucune chance d'être avalisée par la Russie dans un avenir prévisible.
IS : Vous avez écouté hier l'intervention télévisée de Bachar al-Assad (vous parlez l'arabe couramment). Considérez-vous que ce discours peut « calmer » les chancelleries occidentales, ou bien celles-ci sont de toute façon décidées à chercher l'incident et à aggraver la crise, quelles que réformes que puisse promouvoir le n°1 syrien ?
BD : Les réformes sont nécessaires pour réconcilier les Syriens entre eux. Mais le puissances occidentales veulent, elles, un changement de régime. A tout prix. Les réformes ne les intéressent pas.
IS : Une dernière question : croyez-vous que la politique réformiste de Bachar puisse rapidement isoler l'opposition radicale des factions plus réformistes et modérées ?
BD : Il y a en effet deux oppositions syriennes : le dialogue est possible avec l'une d'entre elles. D'autant qu'une loi sur le multipartisme a été promulguée. Reste que l'article 8 de la constitution proclamant le rôle dominant du Baas continue de faire problème, en tout cas aux yeux des réformistes. On verra si un dialogue peut faire avancer les choses. Pour les radicaux, il n'y a que le langage des armes, et le pouvoir ne peut faire autrement que de les réprimer.
IS : Vous avez des informations sur l'importance numérique des groupes armés ?
BD : D'après tout ce que je sais, ça se compte en quelques centaines d'individus. C'est un phénomène très minoritaire, mais efficace à son niveau.
IS : M. Dolgov, nous vous remercions.
Entretien réalisé le 22 août par Guy Delorme
Source :
infosyrie.fr