par Djamel Labidi
Conformément à la résolution 1973, ou du moins l'interprétation qu'ils en ont faite, l'OTAN ne devrait-il pas à présent bombarder... les positions du CNT ? En effet, c'est celui-ci qui est désormais le pouvoir et ce sont les autres, les «gueddafistes», qui sont à présent «les rebelles».
C'est donc le nouveau pouvoir, le CNT, qui aujourd'hui «bombarde son propre peuple», à Syrte et ailleurs, et qui tombe sous le coup de la résolution 1973 de l'ONU.
Je plaisante ? A peine. Car on voit ainsi à quoi a été réduit le droit international. C'est le cas aussi de la reconnaissance de l'Etat palestinien. Le Gouvernement français s'était empressé de reconnaître le CNT libyen alors que rien ne prouvait sa légitimité. C'est de l'étranger que le CNT a tiré d'abord sa légitimité. Mais le gouvernement français ne veut pas reconnaître l'Etat Palestinien qui lui, est légitime depuis 60 ans... depuis toujours. Alain Juppé, le ministre des Affaires étrangères français, cherche actuellement, sous mille prétextes, à décourager les palestiniens de présenter leur candidature à l'ONU. On se souvient par contre de la vitalité et de l'énergie dont il avait fait preuve pour convaincre de l'intervention étrangère en Libye puis pour que le CNT occupe, sans attendre, le siège de la Libye à l'ONU.
Ce renversement de situation en Libye où c'est désormais le nouveau pouvoir en place qui bombarde des populations civiles n'a semble-t-il pas été prévu. Il explique la gêne actuelle de l'alliance OTAN-CNT libyen, son hésitation à installer le CNT dans la capitale, et son insistance à annoncer que «la lutte n'est pas finie tant que Gueddafi n'est pas mis hors d'état de nuire». Ces contradictions dévoilent chaque jour les buts réels de l'intervention militaire étrangère aux yeux de l'opinion arabe et mondiale.
Comme par un heureux hasard, l'actualité vient elle-même dénoncer cette situation et ceux qui cherchent à la justifier. Au même moment où le CNT s'installait précautionneusement à Tripoli sous la protection de l'OTAN, les Talibans attaquaient le quartier général de l'OTAN à Kaboul. Où sont les « révolutionnaires », à Kaboul ou à Benghazi ? L'OTAN et les insurgés libyens avaient justifié l'intervention militaire par le rapport de force disproportionné entre les forces du régime de Gueddafi et les insurgés, et afin d'éviter qu'ils soient écrasés. Les résistants afghans eux affrontent une armada de l'OTAN infiniment plus puissante et meurtrière. Un 1er novembre 1954 quelques dizaines d'hommes s'étaient levés contre la France et toute la puissance de l'OTAN derrière elle. Ces hommes là ne demandaient pas qu'on fasse la révolution à leur place.
Les révolutions arabes continuent de charrier le meilleur et le pire. Je lisais dans un journal français (« le Nouvel Observateur » 13 septembre 2011) un reportage sur une jeune Libyenne de 24 ans qui s'enorgueillait d'avoir fourni des renseignements à l'OTAN, par le relais d'Eldjazeera, sur les cibles libyennes à attaquer, quand l'intervention militaire se préparait. Elle décrit tout cela avec force détails. Elle rodait, le jour, la nuit, autour des sites, prenait des notes, utilisait plusieurs portables. Vrai ou faux ? On finit par se méfier de tout tant l'intoxication médiatique a pris des proportions nouvelles. Mais c'est significatif d'un état d'esprit où on ne sait même plus ce qu'est la trahison, où elle est banalisée, voire valorisée. Ici 50 ans après l'indépendance, en Algérie, une famille se vantera d'avoir été proche de la France pendant la colonisation, comme d'un label de distinction sociale. Un autre algérien, résident pourtant en Algérie, et même parfois haut fonctionnaire, se vantera lui d'avoir la double nationalité algérienne et française. Il vous expliquera que «c'est uniquement pour des raisons pratiques, pour ne pas avoir à demander de visa», sans se rendre compte qu'il exprime ainsi son peu de considération pour 2 nationalités, aussi bien la Française que l'Algérienne en réduisant un acte majeur à une raison si triviale. Et on les verra souvent, est-ce un hasard, justifier l'intervention étrangère.
LES NOUVEAUX INTELLECTUELS ORGANIQUES
Dans les CNT qui fleurissent actuellement, ici des intellectuels syriens connus appellent à l'intervention étrangère; certains d'entre eux ont la double nationalité : française et syrienne. Là ce sont des cadres intellectuels libyens de nationalité anglaise ou américaine qui avaient appelé l'OTAN à l'aide. On assiste à l'émergence d'une nouvelle catégorie d'intellectuels organiques. Ils ne sont pas comme l'émigration politique intellectuelle du siècle passé qui vivait difficilement et clandestinement dans les pays occidentaux. Ils s'en distinguent par le fait qu'ils bénéficient en général d'une situation confortable, dans des universités occidentales, ou dans les médias chargés d'émettre en direction des pays arabes comme la BBC, France 24 etc. Grâce à la lutte des peuples arabes et après avoir été longtemps ignorés, ils bénéficient désormais de la sollicitude des plateaux de télévision des grands medias occidentaux. Le message, bien que feutré, est clair : «nous vous avons accueilli longtemps, il est temps de nous rendre nos bienfaits ». Ces nouveaux intellectuels organiques semblent être libres et indépendants de pensée. Ne dénoncent-ils pas les pouvoirs dans leur pays. Mais les apparences peuvent être trompeuses. Qu'on y prête attention et on s'apercevra qu'il n'y a jamais, chez eux, la moindre critique du pouvoir du pays où ils vivent où dont ils ont pris la nationalité, le Royaume Uni, La France ou les Etats-Unis. Gueddafi ou Bachir El Assad seront dénoncés mais pas l'action de la France au Sénégal ou en Afghanistan. Pas celle des Etats Unis en Irak ou vis à vis de la Palestine. Comment dénoncer en effet ceux qui vous rémunèrent, dans les universités desquels vous enseignez. Ces nouveaux intellectuels organiques ressemblent comme une goutte d'eau aux mêmes de leur pays natal. A la différence que leur complaisance à l'égard du pouvoir concerne celui du pays occidental où ils vivent.
La mondialisation devient chez eux alors une idéologie de justification leur permettant de masquer toutes ces contradictions ou d'essayer de les concilier, de vivre avec. Elle se transforme en la théorie d'un monde où la nationalité, l'indépendance n'ont plus de réalité et d'utilité si ce n'est dans la vision nostalgique d'une génération qui, comme ils la critiquent, « s'accroche aux idéaux des années 70 et à l'épopée de la lutte anticoloniale et du mouvement de libération ».C'est ainsi que ce sont multipliées, ces derniers temps, sous la plume des nouveaux intellectuels organiques, des analyses qui convergent étrangement toutes vers la justification du droit d'ingérence et des interventions militaires actuelles. Elles puisent d'une manière ou d'une autre leur inspiration dans les théories qui proclament «la fin de l'Histoire», l'universalité du capitalisme occidental, la généralisation de la communication grâce aux nouvelles technologies et donc la fin des antagonismes du 20éme siècle entre l'Occident impérial et le reste du monde, entre pays dominants et pays dominés. Ainsi nous est proposée sous le couvert d'un modernisme de pacotille une réédition de la vieille idéologie colonialiste et de quoi justifier la remise en cause de l'acquis essentiel des révolutions du 20éme siècle : la libération de la domination étrangère et la souveraineté nationale. Ce qu'on nous propose, en fait, c'est un Alzheimer historique.
LA BRIGADE DE TRIPOLI
Sur la chaîne France 24, les 8, 10 et 11 septembre, un reportage passe en boucle, au sujet de la «brigade de Tripoli», une brigade de «rebelles» libyens composés d'émigrés arabes binationaux, d'Angleterre, des USA, d'Irlande... Le reportage vise, d'évidence, à convaincre du rôle joué par les «rebelles libyens» dans la prise de Tripoli. Toujours les mêmes images : armes flambant neuf fournis par l'OTAN, rien à voir avec la Kalach' traditionnelle du « rebelle », débauche de tirs nourris en l'air ou à l'aveuglette, V de la victoire devant les caméras, un ennemi «gueddafiste» invisible, des insurgés qui font retraite pour laisser l'OTAN nettoyer la place. Le héros du reportage, Sam, un homme jeune, la trentaine, de père libyen et de mère irlandaise. Propre, net, rasé de frais, barbe claire effilée, soignée, des gants noirs, une tenue de camouflage élégante, un vrai héros de cinéma. Il ajuste posément, devant la caméra, comme au stand de tir, au loin, un «gueddafiste» juché sur un pickup. Celui-ci ne bouge pas, comme pour la pose, avant d'être abattu et de s'écrouler. Il ne restait plus à notre héros qu'à souffler sur le canon de son arme, comme dans les westerns. Puis il part à l'assaut avec sa brigade. Le commentateur français, soudain islamophile, nous dit que la brigade n'a rien bu ni mangé depuis le matin, vu le Ramadhan. Mais celui qui a monté le reportage a laissé trainer un plan qui surprend notre héros Sam la cigarette aux lèvres en plein jeûne. A la fin du reportage (du film j'allais dire) Sam confie tristement mais virilement qu'un de ses amis est mort et qu'il va devoir annoncer la nouvelle à ses parents à son retour en Grande Bretagne. Puis il s'éloigne lentement du champ de la camera. Coupez !
Tout cela peut prêter à sourire. Mais on ne peut s'empêcher d'en être peiné et de se demander laquelle de leurs deux nationalités ces binationaux servent. Mais aussitôt posée, la question parait injuste. Injuste envers l'immense majorité des émigrés arabes en Europe qui accueillent comme nous, avec réserve et méfiance les appels à l'intervention étrangère, et dont le sentiment national est d'autant plus fort, qu'il est renforcé par leur éloignement du pays et les atteintes à leur identité et leur dignité. C'est notamment le cas des centaines de milliers d'intellectuels et de chercheurs arabes qui se trouvent à l'étranger faute des conditions du travail scientifique dans leur pays. Ceux-là sont bien placés pour connaitre la réalité des pays où ils vivent et les mécanismes de domination.
Ils en témoignent souvent d'autant plus lucidement. Ils font partie de ce que le monde arabe a de meilleur. Mais on ne les verra eux, jamais, sur les plateaux de télévision. Le piège est en effet énorme et nouveau: Créer la suspicion envers ceux des nôtres qui ont émigré et qui sont partis pour des raisons économiques ou autres, et qui ne ressemblent en rien à une certaine émigration de confort. Empêcher la jonction de l'intelligentsia arabe, aussi bien celle vivant au pays qu'à l'étranger, dans l'immense élan qui se dessine de réveil du monde arabe, et de volonté de démocratisation et de modernisation. La crise libyenne est décidément pleine d'enseignements.
Cet article a également été publié dans le Quotidien d'Oran.