Rosa Llorens
Uderzo vient de publier un dessin en hommage à Charlie Hebdo, où on voit un Astérix plus hargneux que malicieux envoyer dans les airs d'un coup de poing (ça doit en démanger plus d'un) un ennemi dont on ne voit que les babouches.
Je renvoie pour l'analyse à l'article de Fayçal Riad, De quoi Charlie est-il le nom ?* : porteur de babouches = Arabe, et ennemi, dans Astérix, = occupant (inutile d'insister sur une possible influence zemmourienne sur la conception du dessin). Ainsi donc, les Arabes sont les occupants dont les braves Gaulois doivent se débarrasser : quel nom (ou adjectif) mérite donc ce dessin ?
Mais ce manque de sympathie pour les Arabes n'est pas, chez Uderzo, nouveau ; relisant par hasard, il y a quelques mois, L'Odyssée d'Astérix, je m'étais déjà sentie choquée, et, dans l'ambiance actuelle, on ne peut que voir dans cet album une illustration de la thèse d'Edward Said, l'universitaire américano-palestinien, dans L'Orientalisme : la plupart des productions occidentales, littéraires ou cinématographiques, diffusent les mêmes stéréotypes dévalorisants sur les "Orientaux", c'est-à-dire les Arabes, d'autant plus nets qu'ici ils s'opposent à un parti-pris tout aussi systématique, mais valorisant à l'égard des Juifs.
Rappelons l'histoire : Panoramix attend une livraison d'huile de roche, ingrédient indispensable pour la potion magique. Mais le marchand phénicien Epidemaïs a oublié sa commande ; Astérix et Obélix doivent donc aller chercher l'huile de roche à la source, en Mésopotamie (Irak). Mais en fait, on n'ira guère plus loin que la Judée, qu'Epidemaïs, après les péripéties du voyage, nous présente ainsi : nous arrivons en Judée "et je vous promets une terre plus hospitalière...
Voici la terre promise, Astérix !" Et on nous offre une visite guidée d'une Jérusalem qui a tout d'une ville de Bisounours, où tous les Juifs sont gentils et aident spontanément nos deux héros, pour embêter l'occupant romain, leur ennemi commun ; tout le folklore juif y passe : on enseigne à Obélix que le porc, et donc le sanglier, est un animal interdit, mais la carpe farcie le remplace avantageusement, puis on aura le Mur des Lamentations, la Mer Morte, où Obélix, comme un touriste moderne, fait trempette, David et Goliath, et Josué, nom du guide des deux Gaulois, Josué, le conquérant de la Terre Promise, par extermination de ses habitants, les Philistins (se reporter au Livre de Josué dans la Bible).
Jérusalem est en effet ici intégralement juive ; or, quelle qu'ait été, en 56 avant J-C, la population de Jérusalem, les anachronismes, en tout cas, ne font pas peur aux auteurs d'Astérix (c'est même leur principale source de comique) : on est donc étonné de ne pas voir le moindre Palestinien nulle part. Par contre, Uderzo nous fait savoir que le véritable nom de Samson Pludechorus est : Rosenblumenthalovitch !
Quand les Gaulois quittent Jérusalem, l'ambiance change du tout au tout : fini la paisible ambiance patriarcale : les territoires non-juifs sont assimilés, sans autre nuance, au Désert, et nos héros se trouvent pris au milieu de volées de flèches, lancées par des peuplades archaïques, à l'accoutrement barbare, et en guerres constantes les unes contre les autres ; Akkadiens, Sumériens, Hittites, Mèdes et Assyriens se succèdent, sans qu'on comprenne rien à leurs démêlés, sinon qu'ils sont tous aussi primitifs et antipathiques les uns que les autres.
Aussi Astérix et Obélix en ont-ils vite assez du Désert ; heureusement, l'huile de roche jaillit inopinément (quelque part sans doute près de la frontière entre Jordanie et Irak) : ils n'auront donc pas, à leur grand soulagement, besoin d'aller jusqu'à Babylone.
Voilà donc la vision de la région qu'Uderzo diffusait auprès de ses jeunes lecteurs, en 1981, alors que les Palestiniens résistaient à l'occupation et à la prédation de leur pays par les Israéliens, et un an avant les massacres israélo-libanais des Palestiniens de Sabra et Chatila : un gentil peuple pacifique (le peuple juif), entouré par des peuplades aussi stupides que brutales (les Arabes). Mais le pire, dans cette vision, c'est l'absence parfaite des Palestiniens, déjà gommés et anéantis par le scénariste-dessinateur.
Note :
* Les mots sont importants : http://lmsi.net/De-quoi-Charlie-est...
Du même auteur :
Omar : un film palestinien - 22 octobre 2013
Zindeeq, de Michel Khleifi, ou : L'Étranger - 15 octobre 2012
17 janvier 2015 - Transmis par l'auteur