Par Alex Lantier
Depuis l'annonce la semaine dernière que Washington pourrait armer directement le régime ukrainien pro-OTAN de Kiev, la rhétorique du gouvernement américain et de ses alliés européens est devenue de plus en plus extrême et irresponsable. Parmi tous les auteurs de déclarations belliqueuses, il n'y en a aucun qui dise clairement quel pourrait être le coût en vies humaines d'un conflit à grande échelle entre l'OTAN et la Russie, où s'arrêterait un tel conflit et s'il pourrait s'intensifier jusqu'à un bombardement nucléaire mutuel.
A la Conférence de Munich sur la Sécurité, le sénateur américain Lindsey Graham a clairement indiqué la possibilité qu'éclate une guerre majeure mais il n'en a pas moins demandé que Washington arme Kiev. « Je ne sais pas comment cela finira si vous donnez [au régime ukrainien] une capacité défensive. Mais voici ce que je sais: je me sentirai mieux, car quand on a eu besoin de ma nation pour résister aux idioties et défendre la liberté, j'ai défendu la liberté. Il se peut qu'ils meurent. Il se peut qu'ils perdent. Mais tout ce que je peux vous dire c'est que si quelqu'un ne résiste pas mieux, nous allons tous perdre ».
Le président du parlement polonais Radoslaw Sikorski a proposé de menacer la Russie militairement jusqu'à ce qu'elle panique et recule. « Poutine nous a montré que l'Ukraine ne peut pas gagner militairement. Maintenant nous devons lui montrer que lui non plus ne peut gagner militairement », a-t-il dit.
Un rapport du groupe de réflexion Centre d'études stratégiques et internationales (CSIS) soutient l'armement du régime de Kiev: « Un engagement crédible de la part des Etats-Unis et de leurs alliés pour consolider l'armée ukrainienne tout en renforçant les sanctions contribuera à envoyer à Moscou le signal qu'il risque la catastrophe politique et militaire... ».
S'exprimant dans le New York Times, le chroniqueur Roger Cohen a exigé que les Etats-Unis injectent des milliards de dollars dans un armement de l'Ukraine contre la Russie. Il écrit: « Il y a un langage que Moscou comprend: les missiles antichar, les radars militaires mobiles, les drones de reconnaissance. Il faut consolider l'armée ukrainienne avec ces armes et d'autres encore. Il faut changer l'analyse du rapport coût/efficacité de Poutine. Il y a certes des risques, mais le risque zéro n'existe pas en politique. »
Ou bien l'establishment politique et médiatique s'enivre de sa propre propagande et croit qu'il peut faire en toute impunité ce qui, dans la diplomatie internationale, équivaut à crier au feu dans un cinéma bondé, ou bien il est sérieux. Dans ce cas, il se met en position pour lancer une guerre terrestre majeure en Europe qui pourrait conduire à une guerre thermonucléaire entre l'OTAN et la Russie et qui coûterait la vie à des milliards de personnes.
Quelles que soient les intentions de ceux qui font de telles déclarations, ces menaces sont prises très au sérieux par ceux qu'ils visent. Hier, le chef du conseil de sécurité du Kremlin, Nikolai Patruchev, a dit qu'il considérait l'intervention de l'OTAN en Ukraine comme une atteinte à l'existence même de la Russie. « Les Américains essaient d'attirer la Fédération russe dans un conflit militaire entre Etats, afin d'effectuer un changement de régime en utilisant les événements en Ukraine, et finalement de démembrer notre pays », a-t-il dit.
Patruchev, un proche collaborateur du président russe Vladimir Poutine, a prévenu que si Washington décidait d'armer le régime de Kiev, cela « ne ferait qu'intensifier » le conflit.
Les craintes du régime russe sont attisées par d'influents stratèges américains qui déclarent que leur but en armant le régime de Kiev est de pousser la Russie dans le piège d'une guerre urbaine ruineuse qui coûterait des millions de vies. Ceci dans l'intention d'humilier la Russie et de briser sa position de grande puissance capable de défier les Etats-Unis.
Dans une allocution faite l'an dernier au groupe de réflexion Wilson Center, l'ancien conseiller à la sécurité nationale du gouvernement Carter, Zbigniew Brzezinski, a mis en garde contre l'émergence en Russie d'« une perspective ambitieuse qui justifie (...) la conclusion que la Russie est une puissance mondiale ». Il a dit que l'Ukraine pourrait « devenir non seulement un problème durable pour la Russie à cet égard, mais aussi représenter la perte permanente d'un immense pan de territoire, la plus grande perte de territoire subie par la Russie au cours de son expansion impériale. Ceci, à son tour, pourrait finalement miner cette nouvelle mythologie concernant la place et le rôle de la Russie dans le monde ».
Brzezinski a ajouté, « Il vaudrait mieux être franc à cet égard et dire aux Ukrainiens et à ceux susceptibles de menacer l'Ukraine que si les Ukrainiens résistent, ils auront des armes (...). Et à mon avis, ce devrait être en particulier des armes qui permettent aux Ukrainiens de s'engager dans une guerre urbaine de résistance. Cela ne sert à rien d'armer les Ukrainiens pour s'opposer à l'armée russe en terrain dégagé, avec des milliers de tanks et une armée organisée pour s'imposer par une force écrasante ».
Brzezinski a expliqué: « Si les grandes villes, disons Kharkov, ou Kiev, résistaient et que des combats de rue devenaient nécessaires, ce serait long et coûteux. Et le fait est que, et c'est en cela que le calendrier de toute cette crise est important, la Russie n'est pas encore prête à entreprendre ce type d'effort. Cela serait trop coûteux en sang versé, financièrement paralysant ».
C'est un vieil adage de la science militaire que la guerre est la plus imprévisible des activités humaines.
On peut s'imaginer d'innombrables situations où un plan comme celui esquissé par Brzezinski, qui implique la perte de millions de vies dans les grandes villes de l'Ukraine, entraînerait rapidement une escalade majeure. La Russie pourrait ne pas seulement choisir de s'engager dans des combats maison par maison à Kiev, mais encore de frapper les forces de l'OTAN et des régimes satellites en Europe de l'Est, tels les pays baltes, où l'OTAN est tenu par ses traités d'intervenir. Si ces combats tournent mal pour l'OTAN dans ces régions où la Russie jouit d'une supériorité militaire écrasante en armes conventionnelles est-ce que l'OTAN ripostera avec des armes nucléaires?
La question qui se pose finalement est la suivante: Quelles sont les sources objectives du caractère impitoyable et irresponsable de la politique étrangère des puissances de l'OTAN? Les deux derniers régimes à adopter une politique aussi agressive et suicidaire ont été l'Allemagne nazie et le Japon impérial dans les années précédant la Deuxième Guerre mondiale. Leur politique reflétait une crise systémique profonde et une situation où des élites dirigeantes isolées, confrontées à des tensions sociales et des contradictions internationales pour lesquelles elles n'avaient pas de solutions rationnelles, avaient tout misé sur la guerre.
Il existe un dangereux parallèle entre l'irresponsabilité de la politique américaine et celle d'Hitler ou Hirohito. Si le Kremlin capitulait et concluait un quelconque accord, comme le laissaient entendre certaines informations peu de temps avant la réunion du 11 février à Minsk, ceci ne s'avérerait qu'être le point de départ d'une nouvelle série d'exigences de la part des Etats-Unis.
La situation est extraordinairement dangereuse. Même si une quelconque solution à court terme est bricolée, ce ne sera qu'un bref interlude avant que la crise ne reparte de plus belle.
Alex Lantier
Article original, WSWS, publié le 11 février 2015